Revue de réflexion politique et religieuse.

Edi­to­rial : Liber­té reli­gieuse, droits de l’homme et nor­ma­li­sa­tion

Article publié le 10 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’argu­ment his­to­rique est évi­dem­ment fon­dé — comme celui pous­sant l’Union euro­péenne à recon­naître les « racines chré­tiennes » de l’Europe —, mais il est aus­si rela­tif que les varia­tions de l’Histoire. On objec­te­ra que les évêques ita­liens ne pou­vaient pas avan­cer d’autres argu­ments, pas plus d’ailleurs que les juges de Stras­bourg. Certes, mais cela bien plus par cohé­rence théo­rique que par oppor­tu­ni­té poli­tique. Le concor­dat rené­go­cié en 1984, mais déjà « gri­gno­té » depuis les années 1970, a enté­ri­né la dis­pa­ri­tion de « l’Etat confes­sion­nel » et le sta­tut du catho­li­cisme comme « reli­gion de la majo­ri­té », ce que même les consti­tuants de 1946, com­mu­nistes inclus, n’avaient pas osé envi­sa­ger. Mais pour­quoi donc cette remise en cause des Pactes du Latran est-elle appa­rue en quelque sorte natu­relle ? Tout sim­ple­ment parce que, mal­gré tous les avan­tages reti­rés par l’Eglise de son sta­tut anté­rieur, celui-ci était en porte-à-faux avec les prin­cipes posés dans la Décla­ra­tion conci­liaire sur la liber­té reli­gieuse (Digni­ta­tis Huma­nae), et les conclu­sions qu’en avait tirées Paul VI dans son adresse aux gou­ver­nants, le 8 décembre 1965 : « Elle [l’Eglise] vous l’a dit dans un des textes majeurs de ce Concile : elle ne vous demande que la liber­té ». L’heure était au rejet du « constan­ti­nisme » et à la liqui­da­tion des situa­tions « de chré­tien­té » : « Si, en rai­son des cir­cons­tances par­ti­cu­lières dans les­quelles se trouvent cer­tains peuples, une recon­nais­sance civile spé­ciale est accor­dée dans l’ordre juri­dique de la cité à une com­mu­nau­té reli­gieuse don­née, il est néces­saire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les com­mu­nau­tés reli­gieuses, le droit à la liber­té en matière reli­gieuse soit recon­nu et sau­ve­gar­dé. Enfin, le pou­voir civil doit veiller à ce que l’égalité juri­dique des citoyens, qui relève elle-même du bien com­mun de la socié­té, ne soit jamais lésée, de manière ouverte ou occulte, pour des motifs reli­gieux, et qu’entre eux aucune dis­cri­mi­na­tion ne soit faite » (DH n. 6). Pas même une dis­cri­mi­na­tion entre croyants et athées, ceux-ci fussent-ils enfer­més dans leur refus : « […] le droit à cette exemp­tion de toute contrainte per­siste en ceux-là mêmes qui ne satis­font pas à l’obligation de cher­cher la véri­té et d’y adhé­rer ; son exer­cice ne peut être entra­vé, dès lors que demeure sauf un ordre public juste » (ibid., 2–2).

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Le cas ita­lien, dans la mesure où il tra­duit un conflit entre un Etat membre et une ins­ti­tu­tion supra­na­tio­nale, qui plus est sur fond de luttes de ten­dances entre ancienne et nou­velle laï­ci­té, a fait l’objet d’une assez large infor­ma­tion. Il n’en va pas de même d’une affaire paral­lèle affec­tant la Croa­tie. Tan­dis que la Cour de Stras­bourg s’apprêtait à tran­cher la ques­tion comme on vient de le voir, le pré­sident d’alors, Stje­pan Mesić, a lan­cé une grande cam­pagne pour le retrait des signes chré­tiens de tous les édi­fices publics, au motif que leur pré­sence repré­sen­te­rait une menace contre l’égalité entre les citoyens et la laï­ci­té de l’Etat. Le P. Mik­le­nić — direc­teur du jour­nal Glas Kon­ci­la (la Voix du Concile) — a appor­té le com­men­taire sui­vant, rap­por­té par l’Osservatore Roma­no (3 sep­tembre 2009) : « La croix est le sym­bole d’une civi­li­sa­tion et non d’une reli­gion ou d’une Eglise […] elle fait par­tie de l’identité croate ». On retrouve l’argument cultu­rel avan­cé en Ita­lie, uti­li­sé dans un pays dont la popu­la­tion est à près de 95 % chré­tienne et qui a connu les vexa­tions et per­sé­cu­tions anti­re­li­gieuses com­mu­nistes. Il n’est pas dit qu’avec l’élection d’un nou­veau pré­sident socia­liste dési­reux d’installer l’« Etat de droit » dans son pays, et celui-ci dans l’UE, les choses en res­tent là.
Tout aus­si peu relayé par les médias euro­péens est le cas mexi­cain, dont le moment le plus mar­quant a été le vote du 11 février der­nier à la Chambre des dépu­tés, ouvrant à une écra­sante majo­ri­té une révi­sion
consti­tu­tion­nelle. Celle-ci consiste à ajou­ter un seul adjec­tif — « laïque » — à l’article 40 défi­nis­sant la Répu­blique des Etats-Unis du Mexique. La réforme ne sera for­mel­le­ment défi­ni­tive qu’après une navette avec les Etats fédé­rés, mais elle est consi­dé­rée d’avance comme acquise. L’événement était en ges­ta­tion depuis des années, tra­dui­sant la per­sis­tance d’une sourde hos­ti­li­té à toute inter­ven­tion publique de l’Eglise, par­ta­gée par la majo­ri­té des par­tis, des ins­tances maçon­niques et des groupes de pres­sion favo­rables à l’avortement et autres avan­cées post­mo­dernes. Per­sonne ne s’y est trom­pé, ce vote, appa­rem­ment sans objet puisque de fait le laï­cisme s’est tou­jours très bien por­té au Mexique, est en réa­li­té une manière de faire com­prendre à l’Eglise qu’elle doit ren­trer dans le rang, et un aver­tis­se­ment à l’adresse des démo­crates-chré­tiens du PAN, res­pon­sables d’avoir per­mis l’élection de Felipe Cal­derón, un catho­lique affi­ché, à la pré­si­dence de l’Etat.
Les expli­ca­tions de vote des dépu­tés — dis­po­nibles en vidéo sur Inter­net — ont glo­sé sur un même thème : face à une hié­rar­chie catho­lique qui dit recon­naître les fon­de­ments de la démo­cra­tie mais qui, dans le même temps, se mobi­lise pour influen­cer le peuple sou­ve­rain et ses repré­sen­tants, il faut édi­fier un bar­rage consti­tu­tion­nel, assu­rant une sépa­ra­tion stricte entre espace public et domaine pri­vé. « L’Etat laïque ne place pas sa légi­ti­mi­té dans l’origine sacrée du pou­voir, mais dans la volon­té de chaque citoyen qui s’exprime dans la sou­ve­rai­ne­té popu­laire » (Vic­tor Hugo Círi­go Vás­quez, repré­sen­tant du PRD, social-démo­crate). « Une Eglise, celle de Jean-Paul II et de Benoît XVI, très éloi­gnée de l’air frais, tolé­rant et plu­ral qu’avait signi­fié le concile Vati­can II, une Eglise mili­tante veut s’emparer des ins­ti­tu­tions de l’Etat. […] La laï­ci­té [pro­po­sée dans cette réforme] ne cherche pas à pro­mou­voir un Etat laïque jaco­bin, per­sé­cu­teur des Eglises ou des croyances reli­gieuses. Elle ne pré­tend qu’à main­te­nir […] le prin­cipe de sépa­ra­tion entre l’Eglise et l’Etat. […] Nous enten­dons que l’Etat laïque signi­fie entre autres choses que le fon­de­ment de la légi­ti­mi­té poli­tique est exclu­si­ve­ment la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et la défense et garan­tie des droits de l’homme… » (Jaime Fer­nan­do Cár­de­nas, du PT, gauche). « Il n’est pas ques­tion ici d’un jaco­bi­nisme, mais d’un “¡ Bas­ta ya !” [ça suf­fit…]. Il convient de rabais­ser la superbe de la haute hié­rar­chie de l’Eglise… » (Gerar­do Fernán­dez Noroña, PT). Quant au repré­sen­tant démo­crate-chré­tien, il n’a pas contes­té la sépa­ra­tion entre l’Eglise et l’Etat et s’est conten­té de pro­po­ser, en vain, un addi­tif insis­tant sur la pro­tec­tion de la liber­té reli­gieuse.

La réac­tion de l’épiscopat est venue d’une décla­ra­tion publique de l’archevêque de León, Mgr Martín Rába­go, pré­sident de la confé­rence épis­co­pale, repre­nant un texte publié par cette der­nière en 2000 : « Nous com­pre­nons et accep­tons la “laï­ci­té de l’Etat” comme la non confes­sio­na­li­té éta­blie sur le res­pect et la pro­mo­tion de la digni­té humaine et par consé­quent la recon­nais­sance expli­cite des droits de l’homme, par­ti­cu­liè­re­ment le droit à la liber­té reli­gieuse. » Puis l’archevêque a ajou­té ce com­men­taire : « Il faut recon­naître qu’en effet nous avons besoin de réformes consti­tu­tion­nelles, mais qui aillent dans le sens d’une conso­li­da­tion du carac­tère démo­cra­tique d’un véri­table Etat de droit, ce qui sup­pose de pro­mou­voir les condi­tions néces­saires pour que les citoyens puissent déve­lop­per leur vie dans le cli­mat de la plus grande liber­té. Cela sup­pose que l’Etat garan­tisse aux croyants de toute reli­gion, de même qu’aux non croyants, leur pleine éga­li­té devant la loi, sans aucun pri­vi­lège ni dis­cri­mi­na­tion. […] Un Etat laïque ne pro­fesse aucune reli­gion et n’en pri­vi­lé­gie aucune ; mais il ne peut igno­rer le fait social de la reli­gion. Etre neutre en matière de croyances reli­gieuses ne doit pas empê­cher, tou­te­fois, la coopé­ra­tion et la tutelle démo­cra­tique de ce droit, à l’égal des autres droits de l’homme ». L’archevêque conclut par un appel à « che­mi­ner vers une moder­ni­té plus démo­cra­tique », impli­quant coopé­ra­tion et non igno­rance mutuelle entre l’Eglise et l’Etat.

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Cet appel final a quelque chose d’irréel, puisque c’est exac­te­ment le contraire qui se pro­duit. Il tra­duit la dif­fi­cul­té de s’extraire d’une contra­dic­tion logique liée au chan­ge­ment de para­digme conci­liaire, lui-même adop­té pour essayer de sor­tir d’un conflit fon­da­men­tal avec la « moder­ni­té démo­cra­tique », pré­ci­sé­ment. Ce conflit est pré­sent à l’esprit de tous : ce fut celui du « monde moderne » consti­tué sur les bases phi­lo­so­phiques des Lumières, la révo­lu­tion poli­tique et le pri­mat de l’économie avec ses désas­treux effets sociaux. L’Eglise a mal affron­té ce conflit et s’est trou­vée dans une posi­tion d’exclusion
tou­jours plus sen­sible. […]

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