Editorial : Liberté religieuse, droits de l’homme et normalisation
L’argument historique est évidemment fondé — comme celui poussant l’Union européenne à reconnaître les « racines chrétiennes » de l’Europe —, mais il est aussi relatif que les variations de l’Histoire. On objectera que les évêques italiens ne pouvaient pas avancer d’autres arguments, pas plus d’ailleurs que les juges de Strasbourg. Certes, mais cela bien plus par cohérence théorique que par opportunité politique. Le concordat renégocié en 1984, mais déjà « grignoté » depuis les années 1970, a entériné la disparition de « l’Etat confessionnel » et le statut du catholicisme comme « religion de la majorité », ce que même les constituants de 1946, communistes inclus, n’avaient pas osé envisager. Mais pourquoi donc cette remise en cause des Pactes du Latran est-elle apparue en quelque sorte naturelle ? Tout simplement parce que, malgré tous les avantages retirés par l’Eglise de son statut antérieur, celui-ci était en porte-à-faux avec les principes posés dans la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse (Dignitatis Humanae), et les conclusions qu’en avait tirées Paul VI dans son adresse aux gouvernants, le 8 décembre 1965 : « Elle [l’Eglise] vous l’a dit dans un des textes majeurs de ce Concile : elle ne vous demande que la liberté ». L’heure était au rejet du « constantinisme » et à la liquidation des situations « de chrétienté » : « Si, en raison des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent certains peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique de la cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses, le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et sauvegardé. Enfin, le pouvoir civil doit veiller à ce que l’égalité juridique des citoyens, qui relève elle-même du bien commun de la société, ne soit jamais lésée, de manière ouverte ou occulte, pour des motifs religieux, et qu’entre eux aucune discrimination ne soit faite » (DH n. 6). Pas même une discrimination entre croyants et athées, ceux-ci fussent-ils enfermés dans leur refus : « […] le droit à cette exemption de toute contrainte persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l’obligation de chercher la vérité et d’y adhérer ; son exercice ne peut être entravé, dès lors que demeure sauf un ordre public juste » (ibid., 2–2).
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Le cas italien, dans la mesure où il traduit un conflit entre un Etat membre et une institution supranationale, qui plus est sur fond de luttes de tendances entre ancienne et nouvelle laïcité, a fait l’objet d’une assez large information. Il n’en va pas de même d’une affaire parallèle affectant la Croatie. Tandis que la Cour de Strasbourg s’apprêtait à trancher la question comme on vient de le voir, le président d’alors, Stjepan Mesić, a lancé une grande campagne pour le retrait des signes chrétiens de tous les édifices publics, au motif que leur présence représenterait une menace contre l’égalité entre les citoyens et la laïcité de l’Etat. Le P. Miklenić — directeur du journal Glas Koncila (la Voix du Concile) — a apporté le commentaire suivant, rapporté par l’Osservatore Romano (3 septembre 2009) : « La croix est le symbole d’une civilisation et non d’une religion ou d’une Eglise […] elle fait partie de l’identité croate ». On retrouve l’argument culturel avancé en Italie, utilisé dans un pays dont la population est à près de 95 % chrétienne et qui a connu les vexations et persécutions antireligieuses communistes. Il n’est pas dit qu’avec l’élection d’un nouveau président socialiste désireux d’installer l’« Etat de droit » dans son pays, et celui-ci dans l’UE, les choses en restent là.
Tout aussi peu relayé par les médias européens est le cas mexicain, dont le moment le plus marquant a été le vote du 11 février dernier à la Chambre des députés, ouvrant à une écrasante majorité une révision
constitutionnelle. Celle-ci consiste à ajouter un seul adjectif — « laïque » — à l’article 40 définissant la République des Etats-Unis du Mexique. La réforme ne sera formellement définitive qu’après une navette avec les Etats fédérés, mais elle est considérée d’avance comme acquise. L’événement était en gestation depuis des années, traduisant la persistance d’une sourde hostilité à toute intervention publique de l’Eglise, partagée par la majorité des partis, des instances maçonniques et des groupes de pression favorables à l’avortement et autres avancées postmodernes. Personne ne s’y est trompé, ce vote, apparemment sans objet puisque de fait le laïcisme s’est toujours très bien porté au Mexique, est en réalité une manière de faire comprendre à l’Eglise qu’elle doit rentrer dans le rang, et un avertissement à l’adresse des démocrates-chrétiens du PAN, responsables d’avoir permis l’élection de Felipe Calderón, un catholique affiché, à la présidence de l’Etat.
Les explications de vote des députés — disponibles en vidéo sur Internet — ont glosé sur un même thème : face à une hiérarchie catholique qui dit reconnaître les fondements de la démocratie mais qui, dans le même temps, se mobilise pour influencer le peuple souverain et ses représentants, il faut édifier un barrage constitutionnel, assurant une séparation stricte entre espace public et domaine privé. « L’Etat laïque ne place pas sa légitimité dans l’origine sacrée du pouvoir, mais dans la volonté de chaque citoyen qui s’exprime dans la souveraineté populaire » (Victor Hugo Círigo Vásquez, représentant du PRD, social-démocrate). « Une Eglise, celle de Jean-Paul II et de Benoît XVI, très éloignée de l’air frais, tolérant et plural qu’avait signifié le concile Vatican II, une Eglise militante veut s’emparer des institutions de l’Etat. […] La laïcité [proposée dans cette réforme] ne cherche pas à promouvoir un Etat laïque jacobin, persécuteur des Eglises ou des croyances religieuses. Elle ne prétend qu’à maintenir […] le principe de séparation entre l’Eglise et l’Etat. […] Nous entendons que l’Etat laïque signifie entre autres choses que le fondement de la légitimité politique est exclusivement la souveraineté populaire et la défense et garantie des droits de l’homme… » (Jaime Fernando Cárdenas, du PT, gauche). « Il n’est pas question ici d’un jacobinisme, mais d’un “¡ Basta ya !” [ça suffit…]. Il convient de rabaisser la superbe de la haute hiérarchie de l’Eglise… » (Gerardo Fernández Noroña, PT). Quant au représentant démocrate-chrétien, il n’a pas contesté la séparation entre l’Eglise et l’Etat et s’est contenté de proposer, en vain, un additif insistant sur la protection de la liberté religieuse.
La réaction de l’épiscopat est venue d’une déclaration publique de l’archevêque de León, Mgr Martín Rábago, président de la conférence épiscopale, reprenant un texte publié par cette dernière en 2000 : « Nous comprenons et acceptons la “laïcité de l’Etat” comme la non confessionalité établie sur le respect et la promotion de la dignité humaine et par conséquent la reconnaissance explicite des droits de l’homme, particulièrement le droit à la liberté religieuse. » Puis l’archevêque a ajouté ce commentaire : « Il faut reconnaître qu’en effet nous avons besoin de réformes constitutionnelles, mais qui aillent dans le sens d’une consolidation du caractère démocratique d’un véritable Etat de droit, ce qui suppose de promouvoir les conditions nécessaires pour que les citoyens puissent développer leur vie dans le climat de la plus grande liberté. Cela suppose que l’Etat garantisse aux croyants de toute religion, de même qu’aux non croyants, leur pleine égalité devant la loi, sans aucun privilège ni discrimination. […] Un Etat laïque ne professe aucune religion et n’en privilégie aucune ; mais il ne peut ignorer le fait social de la religion. Etre neutre en matière de croyances religieuses ne doit pas empêcher, toutefois, la coopération et la tutelle démocratique de ce droit, à l’égal des autres droits de l’homme ». L’archevêque conclut par un appel à « cheminer vers une modernité plus démocratique », impliquant coopération et non ignorance mutuelle entre l’Eglise et l’Etat.
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Cet appel final a quelque chose d’irréel, puisque c’est exactement le contraire qui se produit. Il traduit la difficulté de s’extraire d’une contradiction logique liée au changement de paradigme conciliaire, lui-même adopté pour essayer de sortir d’un conflit fondamental avec la « modernité démocratique », précisément. Ce conflit est présent à l’esprit de tous : ce fut celui du « monde moderne » constitué sur les bases philosophiques des Lumières, la révolution politique et le primat de l’économie avec ses désastreux effets sociaux. L’Eglise a mal affronté ce conflit et s’est trouvée dans une position d’exclusion
toujours plus sensible. […]