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Edi­to­rial : Liber­té reli­gieuse, droits de l’homme et nor­ma­li­sa­tion

Les rap­ports du poli­tique et du reli­gieux ne cessent de han­ter une socié­té tar­do-moderne confron­tée aux fruits amers de l’autonomie. Du côté laïque mili­tant le res­sen­ti­ment pousse tan­tôt à nier le mal tan­tôt à déni­grer le remède avec rage. En face, ceux qui avaient espé­ré une entente pos­sible avec l’ennemi d’hier res­sentent l’amertume et cherchent anxieu­se­ment un moyen d’arriver à un accord mini­mum évi­tant l’autodestruction sociale et l’asphyxie reli­gieuse.
Cer­tains évé­ne­ments récents sont très signi­fi­ca­tifs. C’est le cas de la bataille juri­dique autour des cru­ci­fix expo­sés dans les écoles publiques ita­liennes, bataille non encore conclue même si la Cour euro­péenne des droits de l’homme a récem­ment condam­né l’Italie pour ce qu’elle a jugé être une entorse à la laï­ci­té de l’Etat. Rap­pe­lons qu’une femme avait inten­té une action au motif que ses enfants, sco­la­ri­sés dans une école publique, étaient sou­mis à une pres­sion du fait qu’une croix se trou­vait au mur de la classe. Débou­tée après une longue pro­cé­dure, en 2006, par le Conseil d’Etat ita­lien, elle a sai­si Stras­bourg où elle a obte­nu gain de cause (arrêt Laut­si c/ Ita­lie, 3 novembre 2009), du moins dans le prin­cipe, puisque le gou­ver­ne­ment ita­lien a fait appel et semble d’autant moins dis­po­sé à obtem­pé­rer que plu­sieurs Etats ont pro­tes­té contre l’engagement idéo­lo­gique de la Cour ; l’affaire va donc être jugée à nou­veau en chambre plé­nière. Cet épi­sode révèle à quel point les ins­ti­tu­tions euro­péennes sont le foyer d’un nou­veau Kul­tur­kampf par­ti­cu­liè­re­ment mili­tant, visant à impo­ser la neu­tra­li­sa­tion de l’espace public inhé­rente à l’Etat de droit. Mais il révèle aus­si les fai­blesses de la posi­tion en défense face à cette vague rava­geuse.
D’un côté, la très longue sen­tence du Conseil d’Etat ita­lien n’a pas jus­ti­fié le main­tien des cru­ci­fix sur une base reli­gieuse, cela en rai­son du fait que l’invocation du pre­mier article du Sta­tut Alber­tin (1848), recon­nais­sant le catho­li­cisme comme seule reli­gion de l’Etat, était de fait abo­li depuis long­temps par sa propre juris­pru­dence, avant de l’être expres­sé­ment depuis la révi­sion — bila­té­rale — des Pactes du Latran, en 1985. Les magis­trats admi­nis­tra­tifs se sont alors effor­cés de jus­ti­fier leur déci­sion par un rai­son­ne­ment com­plexe sinon alam­bi­qué, pla­cé sur le seul ter­rain du patri­moine cultu­rel et des « valeurs » his­to­riques. Cette argu­men­ta­tion fort peu juri­dique mérite d’être rap­por­tée dans ses grandes lignes.
La ques­tion est de savoir, disent les juges, si l’exposition de cru­ci­fix dans les lieux publics lèse le prin­cipe de laï­ci­té. Celle-ci n’est pas ins­crite dans la consti­tu­tion de la Répu­blique ita­lienne, mais elle résulte des déduc­tions juris­pru­den­tielles effec­tuées par la Cour consti­tu­tion­nelle et par l’invocation des « prin­cipes suprêmes » non écrits qu’elle a faite depuis les années 1980, d’ailleurs à l’encontre de l’Eglise. Cepen­dant, disent les juges, sur le plan des inter­pré­ta­tions phi­lo­so­phiques, il n’y a pas d’unanimité sur le conte­nu de la laï­ci­té, et dans le droit posi­tif, il faut s’arrêter à une inter­pré­ta­tion unique pour obte­nir un effet pra­tique. Cette inter­pré­ta­tion doit être celle qu’a rete­nue la juris­pru­dence de la Cour consti­tu­tion­nelle. Ce sens est propre à l’Italie, et dif­fère d’autres inter­pré­ta­tions dont la légi­ti­mi­té n’entre pas en débat, mais dont on constate seule­ment la diver­si­té. Les conseillers d’Etat ita­liens men­tionnent la France de l’époque de Combes, et en sens oppo­sé, les Etats-Unis. Donc, disent-ils, l’Italie est fon­dée à avoir sa manière propre d’entendre la laï­ci­té. Cette manière tient à l’histoire et aux valeurs his­to­ri­que­ment implan­tées dans le pays, qui sont étroi­te­ment liées au chris­tia­nisme.
D’autre part, pour­suit la sen­tence, le cru­ci­fix est un objet qui ne revêt pas la même signi­fi­ca­tion selon qu’il est pla­cé dans une église, pré­sen­té dans une expo­si­tion ou mis sur le mur d’une école ou d’un tri­bu­nal. Dans ce der­nier cas, il signi­fie tout autre chose que dans un musée : il exprime cer­taines valeurs sous-jacentes à l’ordre consti­tu­tion­nel, dis­tinctes de sa signi­fi­ca­tion pro­pre­ment reli­gieuse. « Il est évident qu’en Ita­lie, le cru­ci­fix est apte à expri­mer, de manière sym­bo­lique mais adé­quate, l’origine reli­gieuse des valeurs de tolé­rance, de res­pect mutuel, de valo­ri­sa­tion de la per­sonne, d’affirmation de ses droits, d’égard pour sa liber­té, d’autonomie de la conscience morale face à l’autorité, de soli­da­ri­té humaine, de refus de toute dis­cri­mi­na­tion, [toutes valeurs] qui carac­té­risent la civi­li­sa­tion ita­lienne ». La croix trans­for­mée en sym­bole cultu­rel per­met­trait donc de défi­nir la laï­ci­té : « Dans le contexte ita­lien, il est en véri­té dif­fi­cile pour y par­ve­nir de trou­ver un autre sym­bole s’y prê­tant mieux que celui-ci ».
Cette sen­tence, moti­vée avec autant de détails et de sub­ti­li­tés, se situe donc sur le ter­rain des « valeurs com­munes », d’ailleurs non pas pré­sen­tées comme uni­ver­selles et per­ma­nentes, mais seule­ment cen­sées être par­ta­gées en un lieu (l’Italie) et pour un temps (son his­toire) don­nés. Les juges ont pré­ci­sé que pour être d’origine reli­gieuse, et « en pleine et radi­cale conso­nance avec les ensei­gne­ments chré­tiens », elles ne mettent pas pour autant en cause l’autonomie de l’ordre tem­po­rel par rap­port au spi­ri­tuel, et sont adap­tées au contexte cultu­rel de la socié­té civile, de sorte qu’elles puissent être « laï­que­ment » accep­tées par tous, indé­pen­dam­ment du milieu reli­gieux d’où elles ont été tirées.
Com­ment mieux dire que ces valeurs sont « sor­ties » du chris­tia­nisme, selon une expres­sion chère à l’historien Emile Pou­lat. Autre­ment dit, qu’il s’agit de réfé­rences cultu­relles de type glo­ba­le­ment consen­suel, d’une por­tée proche de la devise amé­ri­caine « In God we trust », d’ailleurs citée en exemple dans la sen­tence du Conseil d’Etat ita­lien.
Mal­gré tout, la Cour euro­péenne des droits de l’homme a tran­ché. Son arrêt, très court en com­pa­rai­son de la déci­sion ita­lienne, repose sur un rai­son­ne­ment simple. Le cru­ci­fix peut être iden­ti­fié par des enfants comme un signe reli­gieux, donc « ils se sen­ti­ront édu­qués dans un envi­ron­ne­ment sco­laire mar­qué par une reli­gion don­née », ce qui peut être « encou­ra­geant » pour les uns mais peut per­tur­ber les autres, « en par­ti­cu­lier s’ils appar­tiennent à des mino­ri­tés reli­gieuses ». Après le droit des reli­gions mino­ri­taires, le droit des athées. La liber­té de reli­gion implique la liber­té de ne croire en aucune reli­gion, pour­suit l’arrêt, et celle-ci doit être pro­té­gée ; bien plus, elle « mérite une pro­tec­tion par­ti­cu­lière » si l’Etat « exprime une croyance », et « si la per­sonne est pla­cée dans une situa­tion dont elle ne peut se déga­ger ou seule­ment en consen­tant des efforts et un sacri­fice dis­pro­por­tion­nés ». L’individu non seule­ment ne doit pas se voir impo­ser un ser­vice ou un ensei­gne­ment reli­gieux, mais son droit (sa
« liber­té ») « s’étend aux pra­tiques et aux sym­boles qui expriment une croyance, une reli­gion ou l’athéisme » (sic : même l’athéisme — on le sup­pose mili­tant — pour­rait être consi­dé­ré comme une pres­sion exer­cée sur la liber­té de ne croire en aucune reli­gion !).
La fin de la sen­tence relève de l’opinion phi­lo­so­phique et non de l’appréciation juri­dique, tra­his­sant son ins­pi­ra­tion jusque dans le voca­bu­laire, outre son aspect for­te­ment nor­ma­tif. L’éducation publique « doit incul­quer aux élèves une pen­sée cri­tique ». « Or, la Cour ne voit pas com­ment l’exposition, dans des salles de classe des écoles publiques, d’un sym­bole qu’il est rai­son­nable d’associer au catho­li­cisme (la reli­gion majo­ri­taire en Ita­lie) pour­rait ser­vir le plu­ra­lisme édu­ca­tif qui est essen­tiel à la pré­ser­va­tion d’une “socié­té démo­cra­tique” telle que la conçoit la Conven­tion [la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme, 1950], plu­ra­lisme qui a été recon­nu par la Cour consti­tu­tion­nelle ita­lienne. » Il est évident que les juges de Stras­bourg n’ont prê­té abso­lu­ment aucune atten­tion aux dis­tin­guos du Conseil d’Etat ita­lien, entre reli­gion et culture. Leur conclu­sion est sans ambi­guï­té : « L’exposition obli­ga­toire d’un sym­bole d’une confes­sion don­née dans l’exercice de la fonc­tion publique, en par­ti­cu­lier dans les salles de classe, res­treint donc le droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convic­tions ain­si que le droit des enfants sco­la­ri­sés de croire ou de ne pas croire ». La Cour juge, à l’unanimité, qu’il y a eu vio­la­tion de « l’article 2 du Pro­to­cole n° 1 conjoin­te­ment avec l’article 9 de la Conven­tion », en tirant mani­fes­te­ment au maxi­mum la lettre de ces textes, qui évoquent la liber­té « de pen­sée, de conscience et de reli­gion » (mais non d’irréligion) et le droit des parents d’éduquer leurs enfants « confor­mé­ment à leurs convic­tions reli­gieuses et phi­lo­so­phiques ».
Le pro­non­cé de ce juge­ment a pu, on le com­prend aisé­ment, être consi­dé­ré comme un camou­flet à l’adresse de l’Etat ita­lien ; et à plus forte rai­son, contre l’Eglise, dans la ligne géné­rale d’institutions qui s’enferment dans la volon­té d’imposer une sécu­la­ri­sa­tion totale et uni­forme de l’espace euro­péen. Quoi qu’il en soit de ce fait fré­quem­ment déplo­ré, l’affaire révèle les limites de la rhé­to­rique post­con­ci­liaire rela­tive à la liber­té reli­gieuse. Tant les labo­rieux efforts des conseillers d’Etat que les réac­tions de la Confé­rence épis­co­pale le montrent. Les uns et les autres se placent en effet, et sont contraints de se pla­cer, du seul point de vue his­to­rique, cultu­rel, rela­tif. Ain­si Mgr Ambro­sio, évêque de Plai­sance, délé­gué à la COMECE — la confé­rence des évêques euro­péens : « […] on pré­tend effa­cer l’histoire qui a carac­té­ri­sé l’Italie et l’Europe, l’effacer entiè­re­ment. En ce sens, je trouve que c’est une sen­tence  irra­tion­nelle, sur fond d’absence totale de bon sens. Une laï­ci­té qui efface l’histoire n’est plus une laï­ci­té, c’est une “nul­li­té”, au sens où il ne reste plus rien du tout » (Avve­nire, 5 novembre 2009). Peu avant, la Confé­rence épis­co­pale ita­lienne (CEI) avait publié un com­mu­ni­qué sem­blable : « On ne tient pas compte du fait qu’en réa­li­té, dans l’expérience ita­lienne, l’exposition du cru­ci­fix dans les lieux publics est dans la ligne de la recon­nais­sance des prin­cipes catho­liques comme “par­tie du patri­moine his­to­rique du peuple ita­lien”, confir­mée par le Concor­dat de 1984. De cette façon, on risque de sépa­rer arti­fi­ciel­le­ment l’identité natio­nale de sa matrice spi­ri­tuelle et cultu­relle… » (3 novembre 2009).L’argument his­to­rique est évi­dem­ment fon­dé — comme celui pous­sant l’Union euro­péenne à recon­naître les « racines chré­tiennes » de l’Europe —, mais il est aus­si rela­tif que les varia­tions de l’Histoire. On objec­te­ra que les évêques ita­liens ne pou­vaient pas avan­cer d’autres argu­ments, pas plus d’ailleurs que les juges de Stras­bourg. Certes, mais cela bien plus par cohé­rence théo­rique que par oppor­tu­ni­té poli­tique. Le concor­dat rené­go­cié en 1984, mais déjà « gri­gno­té » depuis les années 1970, a enté­ri­né la dis­pa­ri­tion de « l’Etat confes­sion­nel » et le sta­tut du catho­li­cisme comme « reli­gion de la majo­ri­té », ce que même les consti­tuants de 1946, com­mu­nistes inclus, n’avaient pas osé envi­sa­ger. Mais pour­quoi donc cette remise en cause des Pactes du Latran est-elle appa­rue en quelque sorte natu­relle ? Tout sim­ple­ment parce que, mal­gré tous les avan­tages reti­rés par l’Eglise de son sta­tut anté­rieur, celui-ci était en porte-à-faux avec les prin­cipes posés dans la Décla­ra­tion conci­liaire sur la liber­té reli­gieuse (Digni­ta­tis Huma­nae), et les conclu­sions qu’en avait tirées Paul VI dans son adresse aux gou­ver­nants, le 8 décembre 1965 : « Elle [l’Eglise] vous l’a dit dans un des textes majeurs de ce Concile : elle ne vous demande que la liber­té ». L’heure était au rejet du « constan­ti­nisme » et à la liqui­da­tion des situa­tions « de chré­tien­té » : « Si, en rai­son des cir­cons­tances par­ti­cu­lières dans les­quelles se trouvent cer­tains peuples, une recon­nais­sance civile spé­ciale est accor­dée dans l’ordre juri­dique de la cité à une com­mu­nau­té reli­gieuse don­née, il est néces­saire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les com­mu­nau­tés reli­gieuses, le droit à la liber­té en matière reli­gieuse soit recon­nu et sau­ve­gar­dé. Enfin, le pou­voir civil doit veiller à ce que l’égalité juri­dique des citoyens, qui relève elle-même du bien com­mun de la socié­té, ne soit jamais lésée, de manière ouverte ou occulte, pour des motifs reli­gieux, et qu’entre eux aucune dis­cri­mi­na­tion ne soit faite » (DH n. 6). Pas même une dis­cri­mi­na­tion entre croyants et athées, ceux-ci fussent-ils enfer­més dans leur refus : « […] le droit à cette exemp­tion de toute contrainte per­siste en ceux-là mêmes qui ne satis­font pas à l’obligation de cher­cher la véri­té et d’y adhé­rer ; son exer­cice ne peut être entra­vé, dès lors que demeure sauf un ordre public juste » (ibid., 2–2).

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Le cas ita­lien, dans la mesure où il tra­duit un conflit entre un Etat membre et une ins­ti­tu­tion supra­na­tio­nale, qui plus est sur fond de luttes de ten­dances entre ancienne et nou­velle laï­ci­té, a fait l’objet d’une assez large infor­ma­tion. Il n’en va pas de même d’une affaire paral­lèle affec­tant la Croa­tie. Tan­dis que la Cour de Stras­bourg s’apprêtait à tran­cher la ques­tion comme on vient de le voir, le pré­sident d’alors, Stje­pan Mesić, a lan­cé une grande cam­pagne pour le retrait des signes chré­tiens de tous les édi­fices publics, au motif que leur pré­sence repré­sen­te­rait une menace contre l’égalité entre les citoyens et la laï­ci­té de l’Etat. Le P. Mik­le­nić — direc­teur du jour­nal Glas Kon­ci­la (la Voix du Concile) — a appor­té le com­men­taire sui­vant, rap­por­té par l’Osservatore Roma­no (3 sep­tembre 2009) : « La croix est le sym­bole d’une civi­li­sa­tion et non d’une reli­gion ou d’une Eglise […] elle fait par­tie de l’identité croate ». On retrouve l’argument cultu­rel avan­cé en Ita­lie, uti­li­sé dans un pays dont la popu­la­tion est à près de 95 % chré­tienne et qui a connu les vexa­tions et per­sé­cu­tions anti­re­li­gieuses com­mu­nistes. Il n’est pas dit qu’avec l’élection d’un nou­veau pré­sident socia­liste dési­reux d’installer l’« Etat de droit » dans son pays, et celui-ci dans l’UE, les choses en res­tent là.
Tout aus­si peu relayé par les médias euro­péens est le cas mexi­cain, dont le moment le plus mar­quant a été le vote du 11 février der­nier à la Chambre des dépu­tés, ouvrant à une écra­sante majo­ri­té une révi­sion
consti­tu­tion­nelle. Celle-ci consiste à ajou­ter un seul adjec­tif — « laïque » — à l’article 40 défi­nis­sant la Répu­blique des Etats-Unis du Mexique. La réforme ne sera for­mel­le­ment défi­ni­tive qu’après une navette avec les Etats fédé­rés, mais elle est consi­dé­rée d’avance comme acquise. L’événement était en ges­ta­tion depuis des années, tra­dui­sant la per­sis­tance d’une sourde hos­ti­li­té à toute inter­ven­tion publique de l’Eglise, par­ta­gée par la majo­ri­té des par­tis, des ins­tances maçon­niques et des groupes de pres­sion favo­rables à l’avortement et autres avan­cées post­mo­dernes. Per­sonne ne s’y est trom­pé, ce vote, appa­rem­ment sans objet puisque de fait le laï­cisme s’est tou­jours très bien por­té au Mexique, est en réa­li­té une manière de faire com­prendre à l’Eglise qu’elle doit ren­trer dans le rang, et un aver­tis­se­ment à l’adresse des démo­crates-chré­tiens du PAN, res­pon­sables d’avoir per­mis l’élection de Felipe Cal­derón, un catho­lique affi­ché, à la pré­si­dence de l’Etat.
Les expli­ca­tions de vote des dépu­tés — dis­po­nibles en vidéo sur Inter­net — ont glo­sé sur un même thème : face à une hié­rar­chie catho­lique qui dit recon­naître les fon­de­ments de la démo­cra­tie mais qui, dans le même temps, se mobi­lise pour influen­cer le peuple sou­ve­rain et ses repré­sen­tants, il faut édi­fier un bar­rage consti­tu­tion­nel, assu­rant une sépa­ra­tion stricte entre espace public et domaine pri­vé. « L’Etat laïque ne place pas sa légi­ti­mi­té dans l’origine sacrée du pou­voir, mais dans la volon­té de chaque citoyen qui s’exprime dans la sou­ve­rai­ne­té popu­laire » (Vic­tor Hugo Círi­go Vás­quez, repré­sen­tant du PRD, social-démo­crate). « Une Eglise, celle de Jean-Paul II et de Benoît XVI, très éloi­gnée de l’air frais, tolé­rant et plu­ral qu’avait signi­fié le concile Vati­can II, une Eglise mili­tante veut s’emparer des ins­ti­tu­tions de l’Etat. […] La laï­ci­té [pro­po­sée dans cette réforme] ne cherche pas à pro­mou­voir un Etat laïque jaco­bin, per­sé­cu­teur des Eglises ou des croyances reli­gieuses. Elle ne pré­tend qu’à main­te­nir […] le prin­cipe de sépa­ra­tion entre l’Eglise et l’Etat. […] Nous enten­dons que l’Etat laïque signi­fie entre autres choses que le fon­de­ment de la légi­ti­mi­té poli­tique est exclu­si­ve­ment la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et la défense et garan­tie des droits de l’homme… » (Jaime Fer­nan­do Cár­de­nas, du PT, gauche). « Il n’est pas ques­tion ici d’un jaco­bi­nisme, mais d’un “¡ Bas­ta ya !” [ça suf­fit…]. Il convient de rabais­ser la superbe de la haute hié­rar­chie de l’Eglise… » (Gerar­do Fernán­dez Noroña, PT). Quant au repré­sen­tant démo­crate-chré­tien, il n’a pas contes­té la sépa­ra­tion entre l’Eglise et l’Etat et s’est conten­té de pro­po­ser, en vain, un addi­tif insis­tant sur la pro­tec­tion de la liber­té reli­gieuse.

La réac­tion de l’épiscopat est venue d’une décla­ra­tion publique de l’archevêque de León, Mgr Martín Rába­go, pré­sident de la confé­rence épis­co­pale, repre­nant un texte publié par cette der­nière en 2000 : « Nous com­pre­nons et accep­tons la “laï­ci­té de l’Etat” comme la non confes­sio­na­li­té éta­blie sur le res­pect et la pro­mo­tion de la digni­té humaine et par consé­quent la recon­nais­sance expli­cite des droits de l’homme, par­ti­cu­liè­re­ment le droit à la liber­té reli­gieuse. » Puis l’archevêque a ajou­té ce com­men­taire : « Il faut recon­naître qu’en effet nous avons besoin de réformes consti­tu­tion­nelles, mais qui aillent dans le sens d’une conso­li­da­tion du carac­tère démo­cra­tique d’un véri­table Etat de droit, ce qui sup­pose de pro­mou­voir les condi­tions néces­saires pour que les citoyens puissent déve­lop­per leur vie dans le cli­mat de la plus grande liber­té. Cela sup­pose que l’Etat garan­tisse aux croyants de toute reli­gion, de même qu’aux non croyants, leur pleine éga­li­té devant la loi, sans aucun pri­vi­lège ni dis­cri­mi­na­tion. […] Un Etat laïque ne pro­fesse aucune reli­gion et n’en pri­vi­lé­gie aucune ; mais il ne peut igno­rer le fait social de la reli­gion. Etre neutre en matière de croyances reli­gieuses ne doit pas empê­cher, tou­te­fois, la coopé­ra­tion et la tutelle démo­cra­tique de ce droit, à l’égal des autres droits de l’homme ». L’archevêque conclut par un appel à « che­mi­ner vers une moder­ni­té plus démo­cra­tique », impli­quant coopé­ra­tion et non igno­rance mutuelle entre l’Eglise et l’Etat.

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Cet appel final a quelque chose d’irréel, puisque c’est exac­te­ment le contraire qui se pro­duit. Il tra­duit la dif­fi­cul­té de s’extraire d’une contra­dic­tion logique liée au chan­ge­ment de para­digme conci­liaire, lui-même adop­té pour essayer de sor­tir d’un conflit fon­da­men­tal avec la « moder­ni­té démo­cra­tique », pré­ci­sé­ment. Ce conflit est pré­sent à l’esprit de tous : ce fut celui du « monde moderne » consti­tué sur les bases phi­lo­so­phiques des Lumières, la révo­lu­tion poli­tique et le pri­mat de l’économie avec ses désas­treux effets sociaux. L’Eglise a mal affron­té ce conflit et s’est trou­vée dans une posi­tion d’exclusion
tou­jours plus sen­sible. […]