Franco Rodano, archétype du catholique communiste
Côté catholique, Rodano ne se réfère pratiquement qu’à Sturzo et à De Gasperi, en mettant en valeur l’aconfessionnalisme de leurs partis qui a permis d’atteindre un sens plus poussé de la laïcité, Sturzo ouvrant ainsi la voie à Togliatti… Tout cela, évidemment, a un certain sens si l’on admet l’inaccomplissement du projet de don Sturzo, et aussi l’objectif de Togliatti, et si on considère le rôle médiateur décisif que Rodano attribue à sa propre stratégie, fondée sur le caractère central de l’action politique, ce qui donne raison à Machiavel et tort aux « prophètes désarmés » du type de Savonarole (d’où l’éloignement, qui est devenu consciente opposition, entre Rodano et La Pira renvoyé à sa source ‑savonarolienne).
Dans la reconstruction des affinités et des aversions, Rodano est celui qui réaffirme l’autonomie de la politique que Machiavel a le premier posée, comme le suggèrent à Rodano lui-même les interprétations de Croce et de ‑Gramsci.
Et cependant l’ambition théorique de Rodano atteint son point culminant quand il en vient à examiner le thème du Risorgimento italien, à ses yeux une renaissance incomplète que seule la conciliation effective entre communistes et catholiques pourrait amener à un achèvement définitif. Dans la même ligne que la mise en parallèle de Sturzo et Togliatti, on pourrait, semble-t-il, réviser (( « Inverare ». Voir note 4 supra. [-NDLR])) le Risorgimento lui-même, et amener à son achèvement les espérances de Cavour le « modéré » (qui avait lancé la célèbre formule « l’Eglise libre dans l’Etat libre »), rejetant le radicalisme romantique (qui était le ferment virulent de Garibaldi à Gobetti) responsable, par ses options extrémistes, d’avoir éloigné les grandes masses de l’adhésion au ‑Risorgimento.
5. Cherchons maintenant, en suivant la position de Del Noce, à redonner une certaine saveur théorique, mais aussi existentielle, à la très singulière aventure des catholiques communistes italiens, ayant présent à l’esprit l’actualité plus proche de nous et la distance des années qui nous séparent de la publication de Il cattolico comunista (1981). Certes, le climat culturel et politique paraît entièrement transformé, le communisme partout déclassé et rejeté, et son attrait presque entièrement disparu. Pourtant un jugement de ce genre, pour commun qu’il soit, me semble assez superficiel et ignore diverses tendances en sens contraire. Tout récemment en Russie, en septembre 1998, beaucoup d’anciens communistes sont revenus au pouvoir, et c’est un phénomène qui touche aussi divers pays de la zone antérieurement sous hégémonie soviétique (Roumanie, etc.). Dans un mélange marxisto-populiste confus, le marxisme donne l’impression d’offrir à nouveau une armature théorique possible à la colère des pauvres toujours plus pauvres, des tiers et quart mondes au point qu’on a pu souligner avec à propos qu’aujourd’hui « Marx vit à Calcutta ». Enfin, en Italie même, qui constitue l’horizon culturel prédominant de l’analyse de Del Noce, c’est une coalition progressiste qui est au pouvoir, dans laquelle les Démocrates de gauche (Democratici della sinistra, héritiers du Parti communiste) tiennent un rôle central (( Depuis la rédaction de cet article, l’ancien dirigeant communiste Massimo D’Alema est devenu, on le sait, président du Conseil. [-NDLR])) . Tout cela doit pousser à approfondir, à mieux éclaircir, dans le sens même de l’élan donné par Del ‑Noce.
Ce qui frappe, avant tout, c’est la capacité d’auto-illusion des Rodano, Balbo et de leurs compagnons. On est impressionné par leur fragilité de substance théorique. Bien que Del Noce ait constamment souligné leur cohérence, il reste stupéfiant de voir à quel point ils se sont trompés, non seulement sur des questions de détail, mais sur des points décisifs et essentiels, sous-évaluant le terrain des principes, et la philosophie de type métaphysique qui, seule à mon sens, permet de cadrer principes et arguments sur ce sujet. La théologie des catholiques communistes italiens — liée à une accentuation privilégiant l’économie et la sociologie — se distingue par une suite de sauts irrationnels ; quant à la sous-évaluation qu’ils font de la philosophie, elle me paraît être un problème qui est loin d’être dépassé au sein de la culture des catholiques, en Italie comme dans le reste de ‑l’Europe.
L’insistance quasi obsessionnelle sur l’exigence d’un christianisme « qui parle à l’homme d’aujourd’hui » a conduit les catholiques communistes à bercer bien des illusions après les avoir accueillies. La volonté de liquider toute trace de manichéisme et de résidus païens les a entraînés à isoler le catholicisme d’éléments qui relevaient de sa tradition, et à l’exposer au risque mortel d’une inféodation aux formes les plus insidieuses de l’esprit moderne. C’est certes une chose qui peut encore arriver aujourd’hui, et même avec une plus grande virulence, et c’est même ce qui se passe déjà sous nos yeux avec le rôle grandissant des intellectuels à l’intérieur de l’Eglise, plus néo-gnostiques que témoins ‑courageux.
Le cœur de l’affaire Rodano nous amène tout près du triomphe de l’esprit bourgeois, aussi n’est-ce pas sans raison qu’un banquier ultra-laïque comme Raffaele Mattioli, et la fille de Croce elle-même, Elena, ont constamment regardé son engagement avec une bienveillante ‑sympathie.
Quel fut le résultat des quarante années de cet engagement, une fois bloquée la voie révolutionnaire ? Une élite catholique s’est persuadée que le véritable ennemi, l’unique ennemi était l’intégralisme, entendant par cette expression non pas tant la réduction de la validité du catholicisme à un cycle déterminé de l’histoire, et à un ordre politique, que le verticalisme — le terme est de Rodano — qui rattache l’homme créature de Dieu à son Créateur. Que la principale tâche de combattre l’intégrisme soit assumée par des catholiques rompant la concorde interne de l’Eglise est un choix qui peut réjouir ceux qui rêvent d’une technocratie douce d’une société opulente bien polie, réputée assurer une liberté sans entraves et qui décrète, au contraire, en réalité une forme indépassable de totalitarisme d’autant plus cuirassé que son emprise est hypnotique et ‑insensible (( AA. VV., Ripensare la libertà per vincere il nichilismo, Annali (1996) du Centro Studi A. Del Noce, Savigliano, pp. 11–49.)) .
Il ne suffit pas de dire : « orthodoxie, orthodoxie… » : dans le défi que lance Rodano aux catholiques, la symétrie ne règne pas. Ce sont les catholiques qui doivent faire le premier pas, dans l’incertitude de la réciprocité. A l’alliance entre révolutionnaires et hérétiques, on propose de substituer l’action unifiée entre communistes et catholiques orthodoxes, mais ce qui les unit pourrait n’être qu’une passion pour le pouvoir, obscure et grisante, un certain mépris inquisitorial pour la créature humaine — que les communistes, par ailleurs, pourraient avoir atteint en s’appuyant sur les aspects les plus négatifs de l’histoire et de l’organisation catholiques… Suffit-il de se déclarer orthodoxe pour l’être en esprit et vérité ? Del Noce nous donne une leçon que nous ne devons pas oublier : toute assertion doit être mesurée à son fond théologique, et comparée avec les grands débats que la tradition théologique nous offre. Après avoir tenté d’interpréter le catholicisme communiste de Rodano comme une reviviscence du pélagianisme dans un contexte nouveau, il pousse les comparaisons et remonte à la théologie moliniste et au séparatisme caractéristique de Descartes (selon l’interprétation particulière à laquelle Del Noce se rallie). Ce n’est pas le lieu ici de tirer au clair le sens de ces analogies, mais elles sonnent comme une invitation à approfondir, se souvenant de l’avertissement de Proudhon, pour qui derrière toute politique se cache toujours une hypothèse théologique, bonne ou mauvaise. Une invitation à approfondir à laquelle les catholiques d’aujourd’hui devraient faire bon accueil s’ils ne veulent pas périr dans cette silencieuse « auto-euthanasie du catholicisme » que Del Noce a dénoncée avec tant de ‑force (( Ce sont peut-être les pages les plus profondes du volume qui sont consacrées à la mise en rapport du rodanisme avec ses racines théologiques, ibid., pp. 391–409.)) .
Si le communisme — au moins dans sa version intégrale — n’est plus désormais qu’un amour perdu pour beaucoup de catholiques, des métamorphoses en sont tout à fait possibles, éventuellement extraordinaires : le syncrétisme religieux et l’éclectisme philosophique sont là pour dévoyer le fidèle le plus crédule, avant tout préoccupé par sa propre solitude et aveuglé par une générosité mal ‑comprise.
La conception de l’activité humaine doit être repensée à la lumière du primat de la contemplation. C’est dans ce cadre, auquel Del Noce nous ramène, qu’il faut surmonter les erreurs du séparatisme, de l’extrinsécisme et du ‑pragmatisme.
Pendant que catholiques et communistes, de leurs retranchements respectifs, se fixaient comme s’ils étaient aveuglés — que ce soit dans l’antagonisme ou la collaboration plus ou moins instrumentale —, un tiers gênant leur est tombé dessus : l’esprit technocratique, qui semble avoir déclassé les deux anciens protagonistes. Aujourd’hui un savoir indifférent aux valeurs traite désormais le communisme et le catholicisme comme deux croyances à peine tolérables, mais qu’il s’agit de contenir dans leurs effets économiques et politiques. Et l’expérience de quarante années d’un communisme qui a prêché la révolution mais pratiqué l’adaptation, n’a‑t-elle pas habitué beaucoup de gens à se résigner face à l’inéluctable primat de l’économie tel qu’il s’instaure en effet ? Rodano, probablement sans le vouloir, a apporté sa contribution à tout cela, en s’efforçant de rendre inopérante la transcendance dans le catholicisme, et l’utopie révolutionnaire dans le communisme, à l’exception de sa forme saint-simonienne qui reste le cœur caché de l’esprit ‑technocratique.
L’épuisement de l’idéologie a conduit à la disparition de l’espoir en la révolution, mais aussi, dans certains milieux catholiques, à l’exténuation de la soif de transcendance, entraînant la résorption finale de l’individualité humaine dans la collectivité de l’humanité générique. De la réfutation qui émerge en dernière analyse de la pensée stratégique rodaniste, de la surprenante hétérogenèse des fins qui se manifeste au terme de son processus entier, nous sommes ramenés au début d’un chemin nouveau et prometteur : au centre de tout, il y a le défi pour ou contre Dieu, qui est, simultanément, un défi pour ou contre ‑l’homme.
Après la culture de l’expropriation et de la reddition inconditionnelle, retisser la trame d’une anthropologie qui éviterait certes l’absorption de la religion dans la politique, mais surtout leur séparation coupant la politique des lumières que la foi nous donne, et non pas suivre le chemin inverse qui, comme le montre l’échec final de Rodano, se révèle obstrué et définitivement impraticable. Enfin, comme ne se lasse pas de le répéter Jean-Paul II, mettre au centre l’homme et sa culture, établie sur les valeurs les plus profondes, et non pas l’économie comme on continue à le faire en aggravant chaque jour un peu plus la crise de notre ‑société.
Réunir et hiérarchiser, non pas séparer : il y a là une ligne de cohérence qui explique le contexte actuel de nos sociétés. Repenser la période de la fascination communiste est essentiel, à mon avis, pour comprendre à fond l’actualité, car ce n’est qu’en saisissant comment on a réduit la vérité à l’idéologie que l’on pourra faire comprendre le passage suivant de l’idéologie à l’actuelle phase de désidéologisation. Nous sommes à l’intérieur d’un unique mouvement qui reprend continuellement son élan, et dont les prémisses doivent être fouillées pour éclairer les ‑résultats.
En face d’un tel mouvement, à la fois unique et éclaté, les capacités les plus élevées de résistance n’ont pas été manifestées par le catholicisme moderniste, mais plutôt par celui qui est à dominante traditionnelle (témoin la capacité de résistance de l’Eglise catholique de ‑Pologne).
En conclusion, alors, revisiter de manière critique le paradigme du catholique communiste incarné par Rodano (et, à un moindre degré, par Balbo) n’est pas faire œuvre de curiosité érudite, mise en lumière d’un univers idéo-politique d’intérêt purement archéologique ; tout au contraire, « c’est une exemplarité qui mérite réflexion parce que la rupture entre la culture et la politique dans le monde catholique est visible à l’extrême, et coïncide avec sa propre crise. Mais que signifie cette rupture ? Non pas le silence complet, mais pire : elle signifie que, placés devant les problèmes de notre époque, les catholiques acceptent formellement les modèles interprétatifs des autres cultures, sans aller aux fondements ‑ultimes » (( Ibid., p. 418. Cf. C. Ruini, A. Del Noce, L. Negri, « L’evangelizzazione cristiana oggi », Quaderni per il Sinodo, Savigliano, 1997, pp. 11–20.)) .