Polémiques et dissidences
CATHOLICA — La version originale de La guerre civile européenne est parue il y a maintenant dix ans en Allemagne. Depuis, le climat intellectuel qui régnait alors a‑t-il changé ?
ERNST NOLTE — En ce qui me concerne le changement n’est pas considérable. Après la réunification, il y a eu certes une certaine évolution, on a commencé d’abandonner la thèse selon laquelle la division de l’Allemagne était une punition divine pour les méfaits du nazisme. Quelques-uns ont même reconnu qu’il s’agissait là du mensonge vital de la gauche allemande, et qu’il fallait dénoncer tous les totalitarismes sans distinction. Ainsi la conception qui est le fondement de mes livres était en quelque sorte acceptée. Mais cela ne signifie pas que moi aussi je devais l’être ! Un de mes collègues résume bien la situation lorsqu’il dit de moi : Nolte a posé la question la plus importante du siècle, mais sa réponse comporte tant d’erreurs que le jugement négatif que l’on doit porter sur lui ne peut que se maintenir. Et c’est certainement l’opinion générale qu’il exprime là. En fait on peut dire qu’en Allemagne je suis toujours une personne inexistante. Pour moi, ce n’est pas toujours facile que d’être boycotté de la sorte, mais en même temps c’est une sorte de récompense. Je ne me laisse pas impressionner. La science finira par triompher. Et la science doit toujours tenir compte du contexte. Ce que font les Allemands aujourd’hui c’est de toujours considérer leur destin par rapport à leur culpabilité : après la supériorité de l’Allemagne affirmée par les nazis il faudrait en assumer le revers, soit la culpabilité. La guerre civile européenne a certainement un aspect polémique sur ce sujet puisque j’y critique l’unilatéralité d’une telle démarche qui ne peut être scientifique. C’est donc une critique scientifique, non politique.
Pour revenir à votre question, le climat aujourd’hui est toujours celui du politically correct. A titre d’exemple je pourrais évoquer la querelle de l’an passé entre Sloterdijk et Habermas, le premier reprochant au second son jacobinisme. En effet, Sloterdijk avait donné une conférence lors d’une convention restreinte tenue dans un château quelque part dans l’Allemagne méridionale. Au cours de cette conférence sur l’élite, il s’est appuyé sur trois philosophes, Platon, Nietzsche et Heidegger, pour redévelopper une certaine doctrine de l’élitisme. Sur la fin de la conférence il avait même utilisé des expressions qui semblaient laisser entendre qu’il acceptait les thèses de Nietzsche. Mais surtout, il avait laissé de côté Marx, ce qui était terriblement provocateur pour Habermas qui a tout fait pour que l’on ne parle plus de Sloterdijk.
Dans La guerre civile européenne, vous parlez de combat pour la vérité historique, combat contre une mémoire tout à fait unilatérale. Etes-vous seul dans ce combat ou y a‑t-il une relève du côté des jeunes historiens ?
Il y a un an, un jeune historien de l’Université de Bonn, Volker Kronenberg, a écrit un livre sur « Ernst Nolte et l’époque totalitaire », qui se voulait critique, mais très sérieux. Il connaît toute mon œuvre, il a tenté d’exposer avec le plus de précisions mes travaux et il en ressort une certaine sympathie à mon égard. Le résultat est qu’à ce jour ce livre n’a connu à peu près aucune recension.
Mis à part la querelle des historiens, y a‑t-il d’autres sujets sur lesquels il est très difficile voire impossible de s’exprimer aujourd’hui en Allemagne ?
Le thème du tragique, du sens, est aussi très sensible. Un grand poète allemand, Botho Strauss, a écrit une fois un article dans le Spiegel sur la tragédie, sous la forme d’une critique très subtile de l’hostilité générale contemporaine à l’égard du sens et des grandes institutions tragiques y compris et surtout l’Eglise. Cet article a soulevé un grand scandale.
Quels sont les grands hérauts du politiquement correct ?
Habermas et sa maison d’édition Suhrkamp. On parle même de culture suhrkampienne. C’est une subculture mais qui imprègne l’ensemble de la culture.
Le phénomène est-il limité aux médias ou se manifeste-t-il aussi dans les universités et plus particulièrement chez les étudiants ?
Curieusement les étudiants n’ont pas beaucoup changé depuis mai 68. Il existe toujours une minorité vociférante, même si aujourd’hui elle n’est plus sur le devant de la scène. Et le reste des étudiants ont tendance à devenir yuppies ; ils ne s’intéressent qu’à leur carrière et veulent gagner de l’argent et ne s’intéressent que très peu à la politique et à la vie intellectuelle. Ce sont des technocrates en puissance.
Par rapport à 68 les universités sont beaucoup plus calmes, mais d’un calme qui n’est pas intéressant, d’un calme politiquement correct.
Vous êtes plutôt pessimiste…
Tant que l’on ne remettra pas en cause l’histoire allemande et européenne les choses ne changeront pas, ce sera une sorte de totalitarisme mou qui certes n’est pas sanguinaire, qui laisse un certain champ d’opinion, qui est même très permissif pour tout ce qui n’est pas politiquement important, mais intellectuellement parlant c’est un nouveau totalitarisme. Et je ne suis pas très optimiste du côté de l’Allemagne.
Mais n’y a‑t-il pas une porte de sortie ?
Je ne suis pas un politique, je ne donnerai donc qu’une idée : ayez le courage de prononcer une opinion différente !
Propos recueillis par Thomas Dumont
(note : cet article a été publié dans la revue, n. 68)