Les philosophies politiques de la normalité
De multiples courants d’idées refleurissent aujourd’hui sur les ruines du jacobinisme, du socialisme et du marxisme, bien qu’eux-mêmes s’entre-déchirent et ne semblent pas devoir aboutir à autre chose qu’à un pitoyable éclectisme. Pourtant c’est cet agrégat qui vient animer une sorte d’esprit commun dont la caractéristique principale paraît se réduire à une allergie à toute idée de centralité, en d’autres termes, à tout ordre authentiquement moral, chrétien ou simplement naturel. Ces philosophies sont en réalité pleinement adéquates à leur objet — l’homme de masse et l’Etat invisible — et redoutablement efficaces parce qu’elles sont partout insinuées plutôt qu’assénées à partir d’un centre aisément identifiable. Elles constituent tout naturellement la trame de l’idéologie dominante. Quoi qu’en dise un discours publicitaire pluraliste et individualiste, l’homme nouveau — l’Arlequin, selon l’image admirative de Michel Serres — est un stéréotype parfait, sujet, si l’on peut dire, de la plus extraordinaire normalisation humaine que l’on ait jamais connue : classe sociale unique, unique way of life, individualités interchangeables parce que purement superficielles, horizontalisme, conformisme universel. C’est pourquoi il ne semble pas exagéré d’affirmer que nous avons ici affaire à des philosophies de la normalité, si ce n’est de la normalisation, au sens où l’on utilisait ce terme à l’époque où les démocraties populaires se faisaient remettre au pas par le Grand Frère soviétique.
Un propos du pragmatiste américain Richard Rorty le confirme assez clairement : « Il n’est pas nécessaire pour définir les êtres humains d’avoir recours à autre chose que la biologie, la sociologie ou l’anthropologie. Si vous disposez de ces disciplines, il est inutile d’en ajouter une nouvelle extérieure, qui serait la philosophie. En ce sens la philosophie n’est plus, à proprement parler, une discipline. […] Nous aurons toujours besoin des philosophes, mais il vaudrait mieux qu’ils cessent de jouer les prophètes ou les rédempteurs et deviennent simplement des commentateurs ou des conseillers. […] Par exemple, au lieu de discourir sur le travail comme aliénation, on pourrait se préoccuper des conditions de licenciement » (( « Un entretien avec Richard Rorty », Le Monde, 3 mars ‑1992.)) . A peu près au même titre que leurs collègues marxistes devaient servir la Révolution, l’écrivain, le philosophe, le psychothérapeute ou l’homme de religion se voient donc assigner une fonction dans le nouveau système dont ils sont désormais appelés à huiler les rouages.
Incertitudes pour temps barbares
Des concepts de circonstance donnant une contenance aux conduites politiques « spectaculaires » ne constituent pas pour autant une pensée philosophique : Etat de droit, devoir d’ingérence, nouvel ordre mondial, fin de l’Histoire, identité post-nationale ou encore théologie du capitalisme, etc. A l’inverse cependant, ils s’appuient sur un soubassement proprement philosophique, où l’on reconnaît les influences plus ou moins directes de philosophes du passé comme Hume, Locke, Kant, Nietzsche, Mill, James, Schopenhauer même, sans oublier Freud, et de plus récents tel que Heidegger et ses héritiers actuels. La seule énumération laisse deviner que nous nous trouvons ici devant un intense bricolage philosophique ne pouvant guère déboucher que sur ce que Rorty, décidément l’homme de l’heure, qualifie d’ironisme libéral (( Voir R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, février 1993, chapitre IV : « Ironie privée et espoir libéral », pp. 111–138.)) . Les théâtres d’opération en sont principalement : la vérité, dont la possibilité ou la permanence sont niées, la morale, réductible aux calculs utilitaristes et au respect du conformisme consensuel, et plus radicalement, la personnalité de l’être humain lui-même « abolie » purement et simplement, ou au minimum sommée de s’amputer de sa dimension spirituelle, c’est-à-dire de l’essentiel (( La personne humaine n’est pour Rorty qu’« une simple concaténation de croyances et de désirs » (« Du primat de la démocratie sur la philosophie », in G. Vattimo et al., La sécularisation de la pensée, Seuil, 1988, p. 46). Voir aussi Contingence, ironie et solidarité, op. cit., première partie, chapitre 2, pp. 47–73 : « La contingence du soi ». Pour un état détaillé de la question, voir Nevio Genghini, Verità e consenso. La controversia sui fondamenti morali dell’ordine politico, CSEO, Bologne, 1989, notamment l’épilogue, au début duquel l’auteur écrit ceci : « A la base de la controverse actuelle sur les fondements de l’ordre politique, il y a trois catégories de questions […] : 1. Du refus moderne de l’idée de nature humaine est sortie une théorie de la subjectivité où celle-ci se définit comme concaténation d’Erlebnisse [d’expériences] appuyée sur le pouvoir de remémoration de la conscience. L’identité de la personne a été pensée […] comme pure unité narrative. […] 2. Le rejet de toute compréhension téléologique de la vis appetitiva humaine n’a pas aboli le concept de nature humaine, mais il l’a dépouillé de toute valeur normative, en d’autres termes, la vie humaine est devenue uniquement une vie de passion. […] En conséquence, la réflexion philosophique devra éviter de chercher dans l’âme de l’homme les sources de l’ordre social et politique » (op. cit., p. ‑149).)) . On objectera sans doute que cette vision est celle du courant postmoderne, et que des néomodernes comme Jürgen Habermas s’attachent au contraire à reconstruire l’idée de sujet. Certes, comme le dit de manière ramassée un auteur brésilien : « La discussion autour de la postmodernité est la tentative la plus récente pour décréter la mort de la subjectivité moderne dans chacune de ses dimensions, que ce soit comme sujet universel ou comme individu » (( Luiz Bicca, « A subjetivitade moderna : impasses e perspectivas », Síntese Nova Fase, Belo Horizonte, Brésil, janvier-mars 1993, p. 9 ; le numéro entier est consacré au ‑sujet.)) . Mais gardons le sens des proportions : la postmodernité bénéficie de la facilité exceptionnelle que lui accordent les événements (et c’est ce qui explique sans nul doute le succès de la pensée faible qui a su en exprimer depuis dix ans exactement le ressort intime. La tentative néomoderne est bien plus laborieuse et nullement à l’aise dans la mesure où elle se trouve elle-même obligée d’accepter le terrain défini par le déconstructivisme post-moderne. Elle apparaît comme une tentative de la dernière chance, malgré les efforts considérables déployés par son principal animateur, Habermas. Il est significatif de constater que ce dernier, malgré une référence méthodologique à Kant, n’ose tout de même pas en reprendre la philosophie morale et se voit contraint de chercher ailleurs les fondements d’une nouvelle anthropologie. Son traducteur, Jean-Marc Ferry, en donne ainsi la raison : « Elle [la modernité] a besoin à présent d’une fondation séculière, qui soit adaptée à sa connaissance du monde. Au stade précritique, une telle fondation était encore elle-même posée comme indubitable. Elle commence avec un savoir de soi du moi [sic] dont l’hypostase est appelée “sujet”. Ce sujet n’est plus pensé comme Dieu mais comme subjectivité autonome du Cogito. D’autre part, le concept de sujet formé par les premiers Modernes doit encore beaucoup à un concept antérieur de Dieu et en particulier au concept originairement théologique de la personne ». A présent que ces scories du passé sont tombées, « la culture et l’histoire deviennent les thèmes privilégiés du discours reconstructif, comme, du reste, du discours déconstructif, l’un et l’autre n’admettant plus aucune “raison pure” » (( « La question de la religion. De l’identité narrative à l’identité reconstructive », in AA. VV., L’individu, le citoyen, le croyant, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1993, pp. 95, 97. Il n’est pas exclu que Jean-Marc Ferry puisse rechercher une « traduction » post-moderne du néomodernisme de Jürgen Habermas, par référence à Heidegger et Gadamer ‑interposée.)) . Alain Touraine n’agit pas différemment quand il entreprend de « réenchanter le sujet » dans sa monumentale Critique de la modernité (( Fayard, 1992. Dans Le Monde des débats de mai 1993, Alain Touraine montre bien qu’il marche sur le fil du rasoir : « Il me semble que, pris entre, d’un côté, la raison impersonnelle, opératoire et, de l’autre, la culture identitaire, la seule notion que je crois utile de travailler pour ne pas revenir à une unité totalitaire sans accepter la totale dissociation entre les deux mondes, c’est ce que j’appelle le sujet » (« Le retour du sujet », loc. cit., pp. 14–15). )) . Si les voies sont diverses et non exemptes de controverses acerbes, l’unité des conclusions et surtout des conséquences pratiques l’emporte donc. C’est pourquoi, effectivement, toute la question philosophique se concentre aujourd’hui sur l’abolition de l’homme.