Revue de réflexion politique et religieuse.

Les phi­lo­so­phies poli­tiques de la nor­ma­li­té

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

De mul­tiples cou­rants d’idées refleu­rissent aujourd’hui sur les ruines du jaco­bi­nisme, du socia­lisme et du mar­xisme, bien qu’eux-mêmes s’entre-déchirent et ne semblent pas devoir abou­tir à autre chose qu’à un pitoyable éclec­tisme. Pour­tant c’est cet agré­gat qui vient ani­mer une sorte d’esprit com­mun dont la carac­té­ris­tique prin­ci­pale paraît se réduire à une aller­gie à toute idée de cen­tra­li­té, en d’autres termes, à tout ordre authen­ti­que­ment moral, chré­tien ou sim­ple­ment natu­rel. Ces phi­lo­so­phies sont en réa­li­té plei­ne­ment adé­quates à leur objet — l’homme de masse et l’Etat invi­sible — et redou­ta­ble­ment effi­caces parce qu’elles sont par­tout insi­nuées plu­tôt qu’assénées à par­tir d’un centre aisé­ment iden­ti­fiable. Elles consti­tuent tout natu­rel­le­ment la trame de l’idéologie domi­nante. Quoi qu’en dise un dis­cours publi­ci­taire plu­ra­liste et indi­vi­dua­liste, l’homme nou­veau — l’Arlequin, selon l’image admi­ra­tive de Michel Serres — est un sté­réo­type par­fait, sujet, si l’on peut dire, de la plus extra­or­di­naire nor­ma­li­sa­tion humaine que l’on ait jamais connue : classe sociale unique, unique way of life, indi­vi­dua­li­tés inter­chan­geables parce que pure­ment super­fi­cielles, hori­zon­ta­lisme, confor­misme uni­ver­sel. C’est pour­quoi il ne semble pas exa­gé­ré d’affirmer que nous avons ici affaire à des phi­lo­so­phies de la nor­ma­li­té, si ce n’est de la nor­ma­li­sa­tion, au sens où l’on uti­li­sait ce terme à l’époque où les démo­cra­ties popu­laires se fai­saient remettre au pas par le Grand Frère sovié­tique.
Un pro­pos du prag­ma­tiste amé­ri­cain Richard Ror­ty le confirme assez clai­re­ment : « Il n’est pas néces­saire pour défi­nir les êtres humains d’avoir recours à autre chose que la bio­lo­gie, la socio­lo­gie ou l’anthropologie. Si vous dis­po­sez de ces dis­ci­plines, il est inutile d’en ajou­ter une nou­velle exté­rieure, qui serait la phi­lo­so­phie. En ce sens la phi­lo­so­phie n’est plus, à pro­pre­ment par­ler, une dis­ci­pline. […] Nous aurons tou­jours besoin des phi­lo­sophes, mais il vau­drait mieux qu’ils cessent de jouer les pro­phètes ou les rédemp­teurs et deviennent sim­ple­ment des com­men­ta­teurs ou des conseillers. […] Par exemple, au lieu de dis­cou­rir sur le tra­vail comme alié­na­tion, on pour­rait se pré­oc­cu­per des condi­tions de licen­cie­ment » ((  « Un entre­tien avec Richard Ror­ty », Le Monde, 3 mars ‑1992.)) . A peu près au même titre que leurs col­lègues mar­xistes devaient ser­vir la Révo­lu­tion, l’écrivain, le phi­lo­sophe, le psy­cho­thé­ra­peute ou l’homme de reli­gion se voient donc assi­gner une fonc­tion dans le nou­veau sys­tème dont ils sont désor­mais appe­lés à hui­ler les rouages.

Incer­ti­tudes pour temps bar­bares

Des concepts de cir­cons­tance don­nant une conte­nance aux conduites poli­tiques « spec­ta­cu­laires » ne consti­tuent pas pour autant une pen­sée phi­lo­so­phique : Etat de droit, devoir d’ingérence, nou­vel ordre mon­dial, fin de l’Histoire, iden­ti­té post-natio­nale ou encore théo­lo­gie du capi­ta­lisme, etc. A l’inverse cepen­dant, ils s’appuient sur un sou­bas­se­ment pro­pre­ment phi­lo­so­phique, où l’on recon­naît les influences plus ou moins directes de phi­lo­sophes du pas­sé comme Hume, Locke, Kant, Nietzsche, Mill, James, Scho­pen­hauer même, sans oublier Freud, et de plus récents tel que Hei­deg­ger et ses héri­tiers actuels. La seule énu­mé­ra­tion laisse devi­ner que nous nous trou­vons ici devant un intense bri­co­lage phi­lo­so­phique ne pou­vant guère débou­cher que sur ce que Ror­ty, déci­dé­ment l’homme de l’heure, qua­li­fie d’ironisme libé­ral ((  Voir R. Ror­ty, Contin­gence, iro­nie et soli­da­ri­té, Armand Colin, février 1993, cha­pitre IV : « Iro­nie pri­vée et espoir libé­ral », pp. 111–138.)) . Les théâtres d’opération en sont prin­ci­pa­le­ment : la véri­té, dont la pos­si­bi­li­té ou la per­ma­nence sont niées, la morale, réduc­tible aux cal­culs uti­li­ta­ristes et au res­pect du confor­misme consen­suel, et plus radi­ca­le­ment, la per­son­na­li­té de l’être humain lui-même « abo­lie » pure­ment et sim­ple­ment, ou au mini­mum som­mée de s’amputer de sa dimen­sion spi­ri­tuelle, c’est-à-dire de l’essentiel ((  La per­sonne humaine n’est pour Ror­ty qu’« une simple conca­té­na­tion de croyances et de dési­rs » (« Du pri­mat de la démo­cra­tie sur la phi­lo­so­phie », in G. Vat­ti­mo et al., La sécu­la­ri­sa­tion de la pen­sée, Seuil, 1988, p. 46). Voir aus­si Contin­gence, iro­nie et soli­da­ri­té, op. cit., pre­mière par­tie, cha­pitre 2, pp. 47–73 : « La contin­gence du soi ». Pour un état détaillé de la ques­tion, voir Nevio Gen­ghi­ni, Veri­tà e consen­so. La contro­ver­sia sui fon­da­men­ti mora­li dell’ordine poli­ti­co, CSEO, Bologne, 1989, notam­ment l’épilogue, au début duquel l’auteur écrit ceci : « A la base de la contro­verse actuelle sur les fon­de­ments de l’ordre poli­tique, il y a trois caté­go­ries de ques­tions […] : 1. Du refus moderne de l’idée de nature humaine est sor­tie une théo­rie de la sub­jec­ti­vi­té où celle-ci se défi­nit comme conca­té­na­tion d’Erlebnisse [d’expériences] appuyée sur le pou­voir de remé­mo­ra­tion de la conscience. L’identité de la per­sonne a été pen­sée […] comme pure uni­té nar­ra­tive. […] 2. Le rejet de toute com­pré­hen­sion téléo­lo­gique de la vis appe­ti­ti­va humaine n’a pas abo­li le concept de nature humaine, mais il l’a dépouillé de toute valeur nor­ma­tive, en d’autres termes, la vie humaine est deve­nue uni­que­ment une vie de pas­sion. […] En consé­quence, la réflexion phi­lo­so­phique devra évi­ter de cher­cher dans l’âme de l’homme les sources de l’ordre social et poli­tique » (op. cit., p. ‑149).)) . On objec­te­ra sans doute que cette vision est celle du cou­rant post­mo­derne, et que des néo­mo­dernes comme Jür­gen Haber­mas s’attachent au contraire à recons­truire l’idée de sujet. Certes, comme le dit de manière ramas­sée un auteur bré­si­lien : « La dis­cus­sion autour de la post­mo­der­ni­té est la ten­ta­tive la plus récente pour décré­ter la mort de la sub­jec­ti­vi­té moderne dans cha­cune de ses dimen­sions, que ce soit comme sujet uni­ver­sel ou comme indi­vi­du » ((  Luiz Bic­ca, « A sub­je­ti­vi­tade moder­na : impasses e pers­pec­ti­vas », Sín­tese Nova Fase, Belo Hori­zonte, Bré­sil, jan­vier-mars 1993, p. 9 ; le numé­ro entier est consa­cré au ‑sujet.)) . Mais gar­dons le sens des pro­por­tions : la post­mo­der­ni­té béné­fi­cie de la faci­li­té excep­tion­nelle que lui accordent les évé­ne­ments (et c’est ce qui explique sans nul doute le suc­cès de la pen­sée faible qui a su en expri­mer depuis dix ans exac­te­ment le res­sort intime. La ten­ta­tive néo­mo­derne est bien plus labo­rieuse et nul­le­ment à l’aise dans la mesure où elle se trouve elle-même obli­gée d’accepter le ter­rain défi­ni par le décons­truc­ti­visme post-moderne. Elle appa­raît comme une ten­ta­tive de la der­nière chance, mal­gré les efforts consi­dé­rables déployés par son prin­ci­pal ani­ma­teur, Haber­mas. Il est signi­fi­ca­tif de consta­ter que ce der­nier, mal­gré une réfé­rence métho­do­lo­gique à Kant, n’ose tout de même pas en reprendre la phi­lo­so­phie morale et se voit contraint de cher­cher ailleurs les fon­de­ments d’une nou­velle anthro­po­lo­gie. Son tra­duc­teur, Jean-Marc Fer­ry, en donne ain­si la rai­son : « Elle [la moder­ni­té] a besoin à pré­sent d’une fon­da­tion sécu­lière, qui soit adap­tée à sa connais­sance du monde. Au stade pré­cri­tique, une telle fon­da­tion était encore elle-même posée comme indu­bi­table. Elle com­mence avec un savoir de soi du moi [sic] dont l’hypostase est appe­lée “sujet”. Ce sujet n’est plus pen­sé comme Dieu mais comme sub­jec­ti­vi­té auto­nome du Cogi­to. D’autre part, le concept de sujet for­mé par les pre­miers Modernes doit encore beau­coup à un concept anté­rieur de Dieu et en par­ti­cu­lier au concept ori­gi­nai­re­ment théo­lo­gique de la per­sonne ». A pré­sent que ces sco­ries du pas­sé sont tom­bées, « la culture et l’histoire deviennent les thèmes pri­vi­lé­giés du dis­cours recons­truc­tif, comme, du reste, du dis­cours décons­truc­tif, l’un et l’autre n’admettant plus aucune “rai­son pure” » ((  « La ques­tion de la reli­gion. De l’identité nar­ra­tive à l’identité recons­truc­tive », in AA. VV., L’individu, le citoyen, le croyant, Publi­ca­tions des Facul­tés uni­ver­si­taires Saint-Louis, Bruxelles, 1993, pp. 95, 97. Il n’est pas exclu que Jean-Marc Fer­ry puisse recher­cher une « tra­duc­tion » post-moderne du néo­mo­der­nisme de Jür­gen Haber­mas, par réfé­rence à Hei­deg­ger et Gada­mer ‑inter­po­sée.)) . Alain Tou­raine n’agit pas dif­fé­rem­ment quand il entre­prend de « réen­chan­ter le sujet » dans sa monu­men­tale Cri­tique de la moder­ni­té ((  Fayard, 1992. Dans Le Monde des débats de mai 1993, Alain Tou­raine montre bien qu’il marche sur le fil du rasoir : « Il me semble que, pris entre, d’un côté, la rai­son imper­son­nelle, opé­ra­toire et, de l’autre, la culture iden­ti­taire, la seule notion que je crois utile de tra­vailler pour ne pas reve­nir à une uni­té tota­li­taire sans accep­ter la totale dis­so­cia­tion entre les deux mondes, c’est ce que j’appelle le sujet » (« Le retour du sujet », loc. cit., pp. 14–15). )) . Si les voies sont diverses et non exemptes de contro­verses acerbes, l’unité des conclu­sions et sur­tout des consé­quences pra­tiques l’emporte donc. C’est pour­quoi, effec­ti­ve­ment, toute la ques­tion phi­lo­so­phique se concentre aujourd’hui sur l’abolition de l’homme.

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