De multiples courants d’idées refleurissent aujourd’hui sur les ruines du jacobinisme, du socialisme et du marxisme, bien qu’eux-mêmes s’entre-déchirent et ne semblent pas devoir aboutir à autre chose qu’à un pitoyable éclectisme. Pourtant c’est cet agrégat qui vient animer une sorte d’esprit commun dont la caractéristique principale paraît se réduire à une allergie à toute idée de centralité, en d’autres termes, à tout ordre authentiquement moral, chrétien ou simplement naturel. Ces philosophies sont en réalité pleinement adéquates à leur objet — l’homme de masse et l’Etat invisible — et redoutablement efficaces parce qu’elles sont partout insinuées plutôt qu’assénées à partir d’un centre aisément identifiable. Elles constituent tout naturellement la trame de l’idéologie dominante. Quoi qu’en dise un discours publicitaire pluraliste et individualiste, l’homme nouveau — l’Arlequin, selon l’image admirative de Michel Serres — est un stéréotype parfait, sujet, si l’on peut dire, de la plus extraordinaire normalisation humaine que l’on ait jamais connue : classe sociale unique, unique way of life, individualités interchangeables parce que purement superficielles, horizontalisme, conformisme universel. C’est pourquoi il ne semble pas exagéré d’affirmer que nous avons ici affaire à des philosophies de la normalité, si ce n’est de la normalisation, au sens où l’on utilisait ce terme à l’époque où les démocraties populaires se faisaient remettre au pas par le Grand Frère soviétique.
Un propos du pragmatiste américain Richard Rorty le confirme assez clairement : « Il n’est pas nécessaire pour définir les êtres humains d’avoir recours à autre chose que la biologie, la sociologie ou l’anthropologie. Si vous disposez de ces disciplines, il est inutile d’en ajouter une nouvelle extérieure, qui serait la philosophie. En ce sens la philosophie n’est plus, à proprement parler, une discipline. […] Nous aurons toujours besoin des philosophes, mais il vaudrait mieux qu’ils cessent de jouer les prophètes ou les rédempteurs et deviennent simplement des commentateurs ou des conseillers. […] Par exemple, au lieu de discourir sur le travail comme aliénation, on pourrait se préoccuper des conditions de licenciement » (( « Un entretien avec Richard Rorty », Le Monde, 3 mars ‑1992.)) . A peu près au même titre que leurs collègues marxistes devaient servir la Révolution, l’écrivain, le philosophe, le psychothérapeute ou l’homme de religion se voient donc assigner une fonction dans le nouveau système dont ils sont désormais appelés à huiler les rouages.
Incertitudes pour temps barbares
Des concepts de circonstance donnant une contenance aux conduites politiques « spectaculaires » ne constituent pas pour autant une pensée philosophique : Etat de droit, devoir d’ingérence, nouvel ordre mondial, fin de l’Histoire, identité post-nationale ou encore théologie du capitalisme, etc. A l’inverse cependant, ils s’appuient sur un soubassement proprement philosophique, où l’on reconnaît les influences plus ou moins directes de philosophes du passé comme Hume, Locke, Kant, Nietzsche, Mill, James, Schopenhauer même, sans oublier Freud, et de plus récents tel que Heidegger et ses héritiers actuels. La seule énumération laisse deviner que nous nous trouvons ici devant un intense bricolage philosophique ne pouvant guère déboucher que sur ce que Rorty, décidément l’homme de l’heure, qualifie d’ironisme libéral (( Voir R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, février 1993, chapitre IV : « Ironie privée et espoir libéral », pp. 111–138.)) . Les théâtres d’opération en sont principalement : la vérité, dont la possibilité ou la permanence sont niées, la morale, réductible aux calculs utilitaristes et au respect du conformisme consensuel, et plus radicalement, la personnalité de l’être humain lui-même « abolie » purement et simplement, ou au minimum sommée de s’amputer de sa dimension spirituelle, c’est-à-dire de l’essentiel (( La personne humaine n’est pour Rorty qu’« une simple concaténation de croyances et de désirs » (« Du primat de la démocratie sur la philosophie », in G. Vattimo et al., La sécularisation de la pensée, Seuil, 1988, p. 46). Voir aussi Contingence, ironie et solidarité, op. cit., première partie, chapitre 2, pp. 47–73 : « La contingence du soi ». Pour un état détaillé de la question, voir Nevio Genghini, Verità e consenso. La controversia sui fondamenti morali dell’ordine politico, CSEO, Bologne, 1989, notamment l’épilogue, au début duquel l’auteur écrit ceci : « A la base de la controverse actuelle sur les fondements de l’ordre politique, il y a trois catégories de questions […] : 1. Du refus moderne de l’idée de nature humaine est sortie une théorie de la subjectivité où celle-ci se définit comme concaténation d’Erlebnisse [d’expériences] appuyée sur le pouvoir de remémoration de la conscience. L’identité de la personne a été pensée […] comme pure unité narrative. […] 2. Le rejet de toute compréhension téléologique de la vis appetitiva humaine n’a pas aboli le concept de nature humaine, mais il l’a dépouillé de toute valeur normative, en d’autres termes, la vie humaine est devenue uniquement une vie de passion. […] En conséquence, la réflexion philosophique devra éviter de chercher dans l’âme de l’homme les sources de l’ordre social et politique » (op. cit., p. ‑149).)) . On objectera sans doute que cette vision est celle du courant postmoderne, et que des néomodernes comme Jürgen Habermas s’attachent au contraire à reconstruire l’idée de sujet. Certes, comme le dit de manière ramassée un auteur brésilien : « La discussion autour de la postmodernité est la tentative la plus récente pour décréter la mort de la subjectivité moderne dans chacune de ses dimensions, que ce soit comme sujet universel ou comme individu » (( Luiz Bicca, « A subjetivitade moderna : impasses e perspectivas », Síntese Nova Fase, Belo Horizonte, Brésil, janvier-mars 1993, p. 9 ; le numéro entier est consacré au ‑sujet.)) . Mais gardons le sens des proportions : la postmodernité bénéficie de la facilité exceptionnelle que lui accordent les événements (et c’est ce qui explique sans nul doute le succès de la pensée faible qui a su en exprimer depuis dix ans exactement le ressort intime. La tentative néomoderne est bien plus laborieuse et nullement à l’aise dans la mesure où elle se trouve elle-même obligée d’accepter le terrain défini par le déconstructivisme post-moderne. Elle apparaît comme une tentative de la dernière chance, malgré les efforts considérables déployés par son principal animateur, Habermas. Il est significatif de constater que ce dernier, malgré une référence méthodologique à Kant, n’ose tout de même pas en reprendre la philosophie morale et se voit contraint de chercher ailleurs les fondements d’une nouvelle anthropologie. Son traducteur, Jean-Marc Ferry, en donne ainsi la raison : « Elle [la modernité] a besoin à présent d’une fondation séculière, qui soit adaptée à sa connaissance du monde. Au stade précritique, une telle fondation était encore elle-même posée comme indubitable. Elle commence avec un savoir de soi du moi [sic] dont l’hypostase est appelée “sujet”. Ce sujet n’est plus pensé comme Dieu mais comme subjectivité autonome du Cogito. D’autre part, le concept de sujet formé par les premiers Modernes doit encore beaucoup à un concept antérieur de Dieu et en particulier au concept originairement théologique de la personne ». A présent que ces scories du passé sont tombées, « la culture et l’histoire deviennent les thèmes privilégiés du discours reconstructif, comme, du reste, du discours déconstructif, l’un et l’autre n’admettant plus aucune “raison pure” » (( « La question de la religion. De l’identité narrative à l’identité reconstructive », in AA. VV., L’individu, le citoyen, le croyant, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1993, pp. 95, 97. Il n’est pas exclu que Jean-Marc Ferry puisse rechercher une « traduction » post-moderne du néomodernisme de Jürgen Habermas, par référence à Heidegger et Gadamer ‑interposée.)) . Alain Touraine n’agit pas différemment quand il entreprend de « réenchanter le sujet » dans sa monumentale Critique de la modernité (( Fayard, 1992. Dans Le Monde des débats de mai 1993, Alain Touraine montre bien qu’il marche sur le fil du rasoir : « Il me semble que, pris entre, d’un côté, la raison impersonnelle, opératoire et, de l’autre, la culture identitaire, la seule notion que je crois utile de travailler pour ne pas revenir à une unité totalitaire sans accepter la totale dissociation entre les deux mondes, c’est ce que j’appelle le sujet » (« Le retour du sujet », loc. cit., pp. 14–15). )) . Si les voies sont diverses et non exemptes de controverses acerbes, l’unité des conclusions et surtout des conséquences pratiques l’emporte donc. C’est pourquoi, effectivement, toute la question philosophique se concentre aujourd’hui sur l’abolition de l’homme.
Si postmodernité et néomodernité sont bien comme les deux faces du même Janus, on ne s’étonnera donc pas de les voir converger sur le terrain intermédiaire que Spinoza appelait théologico-politique. C’est là qu’il s’agit de définir les caractères fondamentaux du système social, de le poser erga omnes, de légitimer — si le mot a un sens — l’usage de la violence pour l’imposer ou le maintenir. Cependant si les partisans du cours actuel des choses savent très bien ce dont ils ne veulent pas, ils paraissent avoir plus de mal à préciser ce qu’ils veulent réellement, peut-être à cause de la difficulté de définir efficacement les termes d’une utopie réduite à un style de vie lui-même en perpétuel mouvement. Et ils se trouvent encore plus embarrassés quand il s’agit de repenser le lien social comme tel, sachant qu’aucune finalité collective extrinsèque ne vient (et, dans leur esprit, ne doit) plus lui fournir son appui, comme pouvaient le faire la « Nation » jacobine, la révolution prolétarienne, quelque religion civile à l’américaine ou même l’espérance impérialiste d’un butin à partager. Voici la raison pour laquelle les seules interrogations possibles dans cet horizon se ramènent en dernière analyse à la manière de reformuler le mythe fondateur et d’envisager les moyens de le défendre contre ceux qui ne le partagent pas.
Les plus conséquents des libéraux, qui sont en réalité des anarchistes (Murray Rothbard, Hayek, et à un moindre degré Nozick) résolvent la question en l’éliminant. Pour eux, il faut s’en tenir au darwinisme social : abolir l’Etat, laisser-être la société civile, faire confiance dans la régulation naturelle (« catallaxie », ou ordre spontané du marché). Bien que cette position soit d’une logique fulgurante, elle conduit à un cynisme de langage qui « passe mal », notamment à propos de la justice sociale. Ce discours est trop brutal et peu crédible au fond, car chacun pressent que pour faire fonctionner un automate, il faut au minimum un agent d’entretien. Cela explique probablement que cet extrémisme reste marginal même s’il a relevé la tête pour des raisons de circonstances et argumente en fait sur le même terrain et en vue des mêmes objectifs ultimes que les systèmes qu’il pourfend. Réciproquement, la sociologie, bien qu’elle ait un goût affirmé pour s’approprier le pouvoir (sociocratie), partage à la racine une vision tout aussi mécaniste que les libertariens, tendance qui s’accentue fortement depuis une vingtaine d’années, aux Etats-Unis d’abord (sous l’impulsion Talcott Parsons), et maintenant en Allemagne avec son disciple critique Niklas Luhmann (( L’œuvre imposante du sociologue allemand Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grundriß einer allgemeinen Theorie (Systèmes sociaux. Fondements d’une théorie générale, Suhrkamp, Francfort/Main, 1984) constitue le manifeste d’un nouveau « changement de paradigme » dans les sciences sociales de la période à venir. Luhmann voit la société comme un ensemble biologique dont chaque partie est « autopoïétique », c’est-à-dire produit ses propres finalités et les accomplit en se différenciant à son tour au contact du milieu constitué par les autres groupes autoréférentiels. Les relations mutuelles des divers systèmes (de même que celles des individus les composant) sont des relations de type écologique. Ce nominalisme cybernétique, pourrait-on dire, bien dans la ligne déconstructiviste, semble bénéficier d’un effet de mode. C’est ainsi que vient de paraître Le droit. Un système autopoïétique, de Gunther Teubner (PUF, avril 1993), appliquant le système d’interprétation de Luhmann au domaine de la production du droit.)) . Il s’agit d’une tendance de fond, cohérente avec l’irruption de la cybernétique dans des sciences sociales.
Du fait de leur caractère très radical, ces constructions théoriques ne rentrent pas de manière immédiate dans le champ du théologico-politique. Pour les y retrouver, elles doivent en fait passer par le préalable d’une confrontation avec des argumentations relevant d’une philosophie politique plus classique, la question principale restant celle de trouver des fondements renouvelés à la société de la modernité tardive, en d’autres termes, de bons arguments pour justifier l’ordre dominant.
En quête d’empirisme organisateur
Comment fonder le lien social quand on ne veut à aucun prix de la communauté naturelle (telle qu’Aristote la décrit au début de sa Politique), que l’on rejette la puissance mobilisatrice des grands récits faisant appel à quelque mission historique, et que l’anachronisme d’une « religion naturelle » saute aux yeux ? Il reste peu de possibilités en dehors du volontarisme pur et simple.
Karl Popper est l’auteur d’une formule très significative, dont il a fait le titre d’un livre qu’il considérait comme une contribution à l’effort de guerre contre les nazis : La société ouverte et ses ennemis, une réfutation hâtive et forcée de Platon, de Hegel et de Marx (( Edition française, tome 1, L’ascendant de Platon, tome 2, Hegel et Marx, Seuil, 1979. « J’appelle société close », écrit Popper dans le tome 1 (p. 106), « la société magique ou tribale, et société ouverte, celle où les individus sont confrontés à des décisions personnelles ». Cette opposition avait largement été abordée par Bergson au début de ce siècle dans Les deux sources de la morale et de la ‑religion. )) . La question de principe Qui doit gouverner ?, conformément au positivisme logique de l’auteur, y est laissée de côté. Ce qui importe à ses yeux, c’est de passer au crible de l’expérience les diverses « conjectures » avancées en matière d’organisation de la cité (( Selon Popper, tout énoncé est hypothétique, et ne peut être retenu comme valide que si, étant susceptible de réfutation, il n’a pas encore été victorieusement réfuté. De la sorte, une question morale comme « qui doit gouverner ? » ne pourra jamais être réfutée, ce qui n’est pas les cas des conjectures portant sur les ‑procédures. )) . La seule question pertinente aux yeux de Popper est celle-ci : « Comment peut-on concevoir les institutions politiques qui empêchent des dirigeants mauvais ou incompétents de causer trop de dommages ? » (( La société ouverte, op. cit., tome 1, p. ‑104.)) . La réponse, une fois récusée la méthode de l’« édification utopique » établie sur des idéaux bien trempés mais « infalsifiables », ne découlera que de l’« édification au coup par coup » (( Ibid., p. 130. Le chapitre 9, « Esthétisme, perfectionnisme et utopie », développe cette ‑opposition.)) . Popper joue Socrate (un tant soit peu sollicité) contre Platon, l’aventure de la société ouverte contre le risque plus grand à ses yeux d’un retour en arrière vers la société organique. Rien de tout cela n’est très original, mais on peut y voir l’annonce de l’esprit qui triomphe aujourd’hui. Popper cherche en effet le tiers passage entre, d’une part, les idéologies fortes dont il constate les ravages et appelle l’effondrement (ses vœux sont maintenant, en gros, réalisés), et d’autre part, la restauration de l’ordre traditionnel — la chrétienté, par exemple, forme de tribalisme magique s’il en est — dont il ne veut à aucun prix. C’est en cela surtout qu’il annonce de manière étonnamment lucide les anxiétés actuelles. « Quand on a goûté aux fruits de la raison, exercé ses facultés critiques, et assumé le poids de ses responsabilités personnelles, on ne retourne pas à la magie tribale. Plus on s’efforcera de revenir à ces temps héroïques, plus sûrement on se livrera à l’inquisition, à la police secrète, au gangstérisme romantique. […] Si nous rêvons de retourner à notre enfance, si nous sommes tentés de rechercher le bonheur en nous confiant aux autres, si nous refusons d’assumer le fardeau de l’humanité et de la raison, si nous nous dérobons devant l’effort, que, du moins, l’issue soit parfaitement claire : il n’y aura jamais de retour harmonieux à l’état de nature, et revenir en arrière serait refaire tout un chemin qui nous ramènerait à l’animalité. Si au contraire nous voulons rester humains, une seule voie s’offre à nous : celle qui conduit à la société ouverte. Nous devons accepter ce saut dans l’inconnu et dans l’incertain, en demandant à ce que nous possédons de raison de nous guider vers la sécurité et la liberté » (( La société ouverte, op. cit., T. 1, p. 163.)) .
Karl Popper n’offre donc pas directement de matériaux pour résoudre le délicat problème posé par le vide idéologique de la démocratie contemporaine. Son argument fondamental est en définitive celui du pari, quelque chose comme : essayons, nous verrons après, en tout cas cela vaudra toujours infiniment mieux que l’option antimoderne (( Popper est étonnamment lucide sur certains dangers, puisqu’il écrit, alors que la seconde Guerre mondiale bat son plein, l’avertissement suivant que les adeptes actuels du « tout communicationnel » feraient bien de méditer : « Du fait même de la perte de son caractère organique, une société ouverte risque de s’acheminer progressivement vers une “société abstraite”. Elle peut en effet cesser, dans une large mesure, d’être un véritable rassemblement d’individus. Imaginons, au prix d’une certaine exagération, une société où les hommes ne se rencontrent jamais face à face, où les affaires sont traitées par des individus isolés communiquant entre eux par lettres ou par télégrammes, se déplaçant en voiture fermée et se reproduisant par insémination artificielle : pareille société serait totalement abstraite et dépersonnalisée. Or la société moderne lui ressemble déjà sur bien des points » (ibid., p. 142).)) . Il faut avouer que c’est très insuffisant.
John Rawls, en dépit d’une célébration fréquente qui voit en lui un théoricien de génie, et de l’épaisseur de son unique livre, A theory of Justice, publié en 1971 (( Traduction française : Théorie de la justice (Seuil, ‑1987). )) , se contente de reprendre un ensemble d’idées reçues dans le cadre de l’empirisme politico-philosophique anglo-saxon, quitte à les présenter selon une méthode rappelant étrangement le Rousseau du Discours sur l’inégalité. Ici encore, ce sont des considérations de procédure qui dominent l’ensemble du système.
L’intention de Rawls est de trouver un critère ultime de la démocratie qui ne relève pas de la religion ni même de la philosophie, seule condition pour qu’il puisse avoir, selon lui, un caractère universel (étant présupposé l’impossibilité d’atteindre le vrai en matière morale, naturellement). Inversement, il trouve trop brutal pour être satisfaisant le recours à une argumentation utilitariste classique, qui mettrait dans la balance le bonheur des uns et le malheur des autres, en vue d’arriver au plus grand total de satisfactions pour le groupe, même si ce devait être au prix d’une perte pour quelques-uns. John Rawls ambitionne de faire mieux, en présentant « une conception de la justice qui généralise et porte au plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve chez Locke, Rousseau et Kant » (( Théorie de la justice, op. cit., p. ‑37.)) . Pour trouver son ou ses principes fondateurs acceptables comme self-evident par tous, il faut, dit-il, imaginer une situation d’abstraction susceptible d’être universalisée. Ce type de raisonnement revient à se demander comment des individus partiellement amnésiques quant à leurs intérêts, aux impératifs de leur condition sociale, etc., raisonneraient s’ils devaient fonder à neuf la vie sociale. Rawls imagine cette « position originelle », requérant chez ceux qui s’y trouveraient placés qu’ils jettent un « voile d’ignorance » sur leurs états respectifs. La seule chose qui leur resterait alors, ce serait la raison, l’autonomie de leurs propres systèmes de fins, donc leur attachement foncier à la liberté telle que la définissent les Lumières, et « selon moi, un sens de la justice », ajoute Rawls avec un touchant optimisme (( Ibid., p. 38. L’influence de John Locke, qui voyait les choses du bon côté, est prépondérante aux Etats-Unis.)) . Dans une telle situation, que pourrait-il arriver, se demande-t-il. C’est tout simple : les protagonistes compareraient deux à deux une suite de possibilités, pour en retenir finalement une paire : « En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous » (( Théorie de la justice, op. cit., p. ‑91.)) . Ce faisant, on atteindra un bon compromis d’ensemble, équitable (fair). A partir de là, John Rawls reconstruit l’utopie libérale au gré de son imagination et de ses préférences.
Outre son caractère totalement abstrait évoquant un âge antérieur de la pensée politique, et l’utilitarisme fréquent des évaluations développées, on remarquera que l’ensemble repose sur des présupposés purement et simplement indiscutés : la position initiale est une auberge espagnole où l’on découvre le libéralisme que l’on a préalablement apporté avec soi. Cela apparaît typiquement à propos de la liberté de conscience, thème le plus facile à comprendre au dire de Rawls. Ce dernier considère que les partenaires sociaux, toujours voilés de leur salutaire ignorance (( Tout comme en loge maçonnique, les « métaux » sont supposés déposés à l’entrée du ‑temple.)) , sont seulement conscients de devoir garantir leur liberté morale et religieuse. Ils « ignorent » la doctrine des autres, leur influence sociale ou leur caractère inégalement menaçant, etc. « La question qu’ils doivent trancher est de savoir quel principe ils devraient adopter pour organiser les libertés des citoyens à l’égard de leurs intérêts religieux, moraux et philosophiques fondamentaux. Or, il semble que le seul principe que les personnes dans la position originelle puissent reconnaître est celui de la liberté de conscience égale pour tous » (( Rawls déclare ne pas vouloir aborder, parce que ce serait vain, la discussion concernant la signification de la liberté, estimant le problème réglé depuis Benjamin Constant (Théorie de la justice, op. cit., p. ‑237).)) . En effet, permettre que certains puissent s’imposer ou jouir de plus de libertés que d’autres, par exemple en pariant qu’on fera peut-être partie de la majorité privilégiée, « montre que l’on ne prend pas au sérieux ses convictions morales ou religieuses, ou qu’on ne fait pas grand cas de la liberté de les critiquer ». Le principe d’utilité n’est pas plus admissible, la liberté étant « soumise au calcul des intérêts sociaux ». « Il n’y a rien à gagner » à refuser d’adopter le principe de la liberté égale pour tous, « et, dans la mesure où le résultat du calcul d’utilité espérée n’est pas clair, on risque de perdre beaucoup ». Conséquemment, le gouvernement, qui « n’a ni le droit ni le devoir de faire ce que lui ou une majorité (ou quiconque) veut concernant les questions de morale et de religion », voit « son devoir […] limité à la garantie des conditions de la liberté morale et religieuse égale pour tous ». Cette garantie implique à son tour la possibilité de limiter la liberté au nom de l’ordre public, en fonction d’une estimation « appuyée par l’observation et les modes de pensée ordinaires (y compris les méthodes de l’enquête scientifique rationnelle quand elles ne sont pas sujettes à controverse), c’est-à-dire de ceux qui sont généralement reconnus comme corrects. […] Ce critère fait appel à ce que tous peuvent accepter » (( Théorie de la justice, op. cit., pp. 241–249. La position de John Rawls en matière de liberté religieuse peut être comparée avec la prise de position du concile Vatican II dans sa déclaration Dignitatis humanae personae : « L’honnêteté oblige à dire que cette prise de position de 1965 est en contradiction évidente avec l’enseignement du 19e siècle. Il ne sert à rien de le dissimuler : les contrastes sont trop flagrants, la conciliation historique et théorique est impossible. Le problème réside dans le fait que la logique de Vatican II est remise en cause par certains et ceci jusque dans les rangs de la hiérarchie. […] Le débat qui s’est instauré à cet égard est crucial car il conditionne la crédibilité du christianisme pour les Occidentaux et ce d’autant plus qu’il est impossible de revenir en arrière » (Père Jacques Rollet, « Christianisme et démocratie : herméneutique d’une interaction », dans L’individu, le citoyen, le croyant, op. cit., p. ‑105).)) .
L’un des aspects importants du système de Rawls est son caractère perpétuellement évolutif. A la différence du Contrat social tel qu’on le pensait au XVIIIe siècle, l’ajustement modificatif est permanent : l’« équilibre réfléchi » auquel aboutit, par hypothèse, la pratique de la « position initiale » n’est pas stable mais transformable au gré de circonstances nouvelles, en l’espèce d’une modification quantitative et qualitative des partenaires en jeu (( Ibid., p. ‑47.)) . On comprend dès lors que la « justice » que Rawls prend comme concept fondateur n’a pas de rapport avec un quelconque « juste objectif », mais seulement avec le caractère équilibré d’une procédure.
La controverse qui a suivi la publication de la Théorie de la justice n’a d’ailleurs jamais débordé du cadre de la querelle entre libertariens et sociaux-démocrates. Richard Rorty est celui qui a sans doute le mieux compris que cette théorie n’aboutissait qu’à mieux renforcer sa propre conception ironique de l’ordre politique. Il est reconnaissant envers Rawls d’avoir achevé le travail des Lumières en mettant hors-jeu la philosophie après la religion et en affirmant ainsi le primat absolu de la procédure démocratique sur la philosophie (( « En matière de théorie sociale, on peut donc négliger les questions qui touchent à la non-historicité de la nature humaine, à la nature du moi, au motif qui oriente le comportement moral et au sens de l’existence humaine, et considérer qu’elles sont tout aussi étrangères à la politique que l’étaient, pour Jefferson, les questions se rapportant à la Trinité et la transsubstantiation » (R. Rorty, « Du primat de la démocratie sur la philosophie », dans La sécularisation de la pensée, op. cit., p. 42). Un peu plus loin, Rorty poursuit : « Dire qu’il n’y a pas de place pour les questions que Nietzsche ou Loyola auraient posées, ce n’est pas dire que les idées de l’un ou de l’autre soient inintelligibles […]. C’est dire que le conflit entre ces hommes et nous est si grand qu’il n’est plus question de “préférence”. Pour nous, héritiers des Lumières, ce sont des fous. Et, si nous en arrivons à penser cela, c’est qu’il n’y a aucun moyen de considérer Nietzsche et Loyola comme des concitoyens de notre démocratie constitutionnelle… » (ibid., pp. 47–48).)) . Il se confirme ainsi que tout raisonnement sur les fondements de la démocratie, dans l’état historique où elle est arrivée, ne peut guère s’opérer que dans la perspective nihiliste de la postmodernité.
Du consensus à la répression du dissensus
Jürgen Habermas s’efforce depuis des années de sauver ce qui peut l’être d’une version forte, ou la moins faible possible, des fins de la modernité. C’est une entreprise difficile, d’autant plus que lui-même a eu l’occasion de montrer par le passé à quel point la « raison instrumentale » qui domine toute la modernité était incapable de s’intéresser à autre chose qu’aux moyens. On ne peut s’attendre à le voir revenir à quelque téléologie objective paléomoderne, car il en rejette expressément l’idée (( Voir notamment de J. Habermas, La pensée postmétaphysique. Essais philosophiques, éd. française, Armand Colin, février 1993, en particulier le chapitre 3, qui présente un tableau des « thèmes de la pensée postmétaphysique », et l’annexe « Retour à la métaphysique ? Compte rendu d’une tendance » dirigée contre le néo-kantien Henrich et contre Robert Spaemann, seul véritable protagoniste du retour à la métaphysique en Allemagne. Sachant que Habermas récuse partiellement l’interprétation systémique de Luhmann et qu’il a abandonné la critique de la technique présentée par l’Ecole de Francfort, on en retiendra que sa position est vraiment incommode : ni prémoderne, ni postmoderne, ni même moderne à proprement ‑parler. )) . Habermas défend en fait une position toute proche de celle de Rawls, style mis à part, en ce sens que pour lui la question morale des fins ne se pose pas à la collectivité (chacun se faisant la morale qui lui convient, ainsi que sa religion), et que seule importe celle de la procédure de discussion permettant d’arriver à un consensus sinon fondateur, du moins stabilisateur. Quant à la méthode, il s’agit de la même ascèse de mise entre parenthèses que chez Rawls : c’est ce que Habermas nomme l’éthique de la discussion. Celle-ci, toutefois, se différencie par le fait qu’elle voudrait faire apparaître un sujet collectif, un nous, pour pouvoir définir la vérité du moment : « La vérité controversée de normes ne se laisse thématiser que dans la perspective de la première personne du pluriel, “par nous” ; car c’est à chaque fois à “notre” reconnaissance que sont renvoyées les prétentions à la validité normatives ». Pour faire émerger cette nouvelle sorte de conscience collective, il faut obtenir « un décloisonnement universel des perspectives individuelles des participants » (( J. Habermas, De l’éthique de la discussion. Que signifie le terme “Diskursethik”, Cerf, 1992, p. 139. Dans le même ouvrage, Habermas rappelle la théorie de Rawls (pp. 18–19) et la critique partiellement (pp. 180–184), lui reprochant en particulier de ne pas trouver les moyens d’éliminer du débat les conceptions « ‑fondamentalistes ».)) .
Cette brève incursion au cœur de la production habermasienne laisse apparaître l’exiguïté des différences entre la postmodernité et la néomodernité, de même que leur dissymétrie. Dès que se trouvent définitivement dissociées la question du bien et celle de la justice, on voit mal comment pourrait subsister un véritable ciment collectif. La seule ambition de la reconstruction néomoderne est d’obtenir la cohésion d’un consensus : « La performance spécifique du discours argumentatif consiste alors à réaménager dans les images du monde tout ce qui ne convient pas aux exigences de la logique, afin d’établir une cohérence systématique interne au monde ; cela, sous la présupposition générale que l’analytique ne réfère plus le monde à un fondement extramondain, mais au lieu de cela explicite les légalités universelles qui établissent une connexion immanente des choses dans le monde » (( Jean-Marc Ferry, loc. cit., p. 95 (NDLR : passage souligné par ‑nous).)) . Cette ambition est-elle si différente du volontarisme pur exprimé par un déconstructeur comme Richard Rorty : « Je soutiens […] qu’à partir du moment où nous avons pris congé de Dieu, nous avons tacitement et progressivement commencé à prendre congé du “vrai, au sens inconditionnel du terme”. Il se peut, selon moi, que nous soyons en route, ou du moins sur le point de nous rapprocher d’une culture où la liberté pourrait ne dépendre que d’elle-même » (( R. Rorty, « Réponse à Thomas McCarthy », dans l’ouvrage collectif Lire Rorty. Le pragmatisme et ses conséquences, éd. de l’Eclat, 1992, p. ‑181.)) . Nous possédons dans des énonciations de ce type une excellente formulation de l’essence originelle du nouveau totalitarisme, qui commence par asservir la moralité humaine à la technique du discours, ou à la pure affirmation, et s’achève dans la contrainte politique exercée sur les ennemis réels ou potentiels de la société prétendument ouverte, en fait la plus repliée sur elle-même que l’on ait jamais vue sous le soleil.
Effectivement, le thème de la répression du dissensus retient toute l’attention des penseurs de ce système. John Rawls, par exemple, consacre un long passage à la question des limites de la liberté. Pour lui, celle-ci est illimitée par elle-même. Mais en admettant ce qu’il appelle, comme on l’a vu, le « principe de la liberté égale pour tous », il n’en reste pas moins que l’équilibre réfléchi impose des restrictions : « La seule raison pour refuser les libertés égales pour tous est qu’on évite ainsi une injustice encore plus grande ». Ces restrictions ne peuvent pas se fonder, comme le voudrait saint Thomas d’Aquin, sur les fondements objectifs de l’ordre public, le droit naturel, etc., mais sur le sens commun tel que le conçoit la majorité. Rawls considère que ce sont les « formes d’argumentations généralement acceptées » qui doivent établir « qu’il y a ingérence de manière assez certaine dans les fondements de l’ordre public » (( Théorie de la justice, op. cit., pp. 250–251. On appréciera les expressions « généralement acceptées » et « assez ‑certaine ».)) . Le raisonnement se fait plus subtil quand il touche à la casuistique : faut-il tolérer les intolérants ? Rawls est partagé entre deux sentiments opposés : la tolérance éduque les intolérants qui, à force de bénéficier des libertés des autres, finiront par se civiliser et donc par relativiser leurs prétentions (il appelle cela le « principe psychologique ») ; et d’autre part, la nécessité de prévenir la catastrophe que serait le triomphe des intolérants. « La conclusion est donc que, tandis qu’une secte intolérante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liberté devrait être limitée seulement quand ceux qui sont tolérants croient sincèrement et avec de bonnes raisons que leur propre sécurité et celles des institutions de la liberté sont en danger » (( Ibid., pp. 252–257.)) . On conviendra que la situation est moralement arbitraire, mais logique au regard des postulats initiaux. Ce même type de raisonnement se rencontrait déjà explicitement chez Karl Popper, presque mot pour mot, quand il discutait ce qu’il appelait le « paradoxe de la tolérance » : « Je ne veux pas dire qu’il faille toujours empêcher l’expression de théories intolérantes. Tant qu’il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple » (( La société ouverte, op. cit., p. 106, note 4 renvoyée p. 222. D’autres paradoxes sont mentionnés, dont celui « de la démocratie, ou plus exactement du gouvernement de la majorité : à savoir que celle-ci peut décider de donner le pouvoir à un tyran ». C’est, autrement dit, le cas où le peuple souverain vote mal… Popper ne sait que ‑répondre.)) .
Dans leur commune perspective intramondaine (J.-M. Ferry), les philosophies politiques de la modernité finissante veulent que la violence cède au droit, mais ramènent invariablement celui-ci à n’être qu’une norme de la majorité. Ce positivisme juridique découle de la logique propre des Lumières et de leur projet d’autonomie poussé à son terme : seulement il s’est longtemps camouflé sous des dehors empruntés, alors qu’aujourd’hui il se présente de manière épurée parce qu’il ne reste plus rien pour le fonder que le pragmatisme d’un discours de domination.
Bernard DUMONT
Catholica, n. 38