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Les phi­lo­so­phies poli­tiques de la nor­ma­li­té

De mul­tiples cou­rants d’idées refleu­rissent aujourd’hui sur les ruines du jaco­bi­nisme, du socia­lisme et du mar­xisme, bien qu’eux-mêmes s’entre-déchirent et ne semblent pas devoir abou­tir à autre chose qu’à un pitoyable éclec­tisme. Pour­tant c’est cet agré­gat qui vient ani­mer une sorte d’esprit com­mun dont la carac­té­ris­tique prin­ci­pale paraît se réduire à une aller­gie à toute idée de cen­tra­li­té, en d’autres termes, à tout ordre authen­ti­que­ment moral, chré­tien ou sim­ple­ment natu­rel. Ces phi­lo­so­phies sont en réa­li­té plei­ne­ment adé­quates à leur objet — l’homme de masse et l’Etat invi­sible — et redou­ta­ble­ment effi­caces parce qu’elles sont par­tout insi­nuées plu­tôt qu’assénées à par­tir d’un centre aisé­ment iden­ti­fiable. Elles consti­tuent tout natu­rel­le­ment la trame de l’idéologie domi­nante. Quoi qu’en dise un dis­cours publi­ci­taire plu­ra­liste et indi­vi­dua­liste, l’homme nou­veau — l’Arlequin, selon l’image admi­ra­tive de Michel Serres — est un sté­réo­type par­fait, sujet, si l’on peut dire, de la plus extra­or­di­naire nor­ma­li­sa­tion humaine que l’on ait jamais connue : classe sociale unique, unique way of life, indi­vi­dua­li­tés inter­chan­geables parce que pure­ment super­fi­cielles, hori­zon­ta­lisme, confor­misme uni­ver­sel. C’est pour­quoi il ne semble pas exa­gé­ré d’affirmer que nous avons ici affaire à des phi­lo­so­phies de la nor­ma­li­té, si ce n’est de la nor­ma­li­sa­tion, au sens où l’on uti­li­sait ce terme à l’époque où les démo­cra­ties popu­laires se fai­saient remettre au pas par le Grand Frère sovié­tique.
Un pro­pos du prag­ma­tiste amé­ri­cain Richard Ror­ty le confirme assez clai­re­ment : « Il n’est pas néces­saire pour défi­nir les êtres humains d’avoir recours à autre chose que la bio­lo­gie, la socio­lo­gie ou l’anthropologie. Si vous dis­po­sez de ces dis­ci­plines, il est inutile d’en ajou­ter une nou­velle exté­rieure, qui serait la phi­lo­so­phie. En ce sens la phi­lo­so­phie n’est plus, à pro­pre­ment par­ler, une dis­ci­pline. […] Nous aurons tou­jours besoin des phi­lo­sophes, mais il vau­drait mieux qu’ils cessent de jouer les pro­phètes ou les rédemp­teurs et deviennent sim­ple­ment des com­men­ta­teurs ou des conseillers. […] Par exemple, au lieu de dis­cou­rir sur le tra­vail comme alié­na­tion, on pour­rait se pré­oc­cu­per des condi­tions de licen­cie­ment » ((  « Un entre­tien avec Richard Ror­ty », Le Monde, 3 mars ‑1992.)) . A peu près au même titre que leurs col­lègues mar­xistes devaient ser­vir la Révo­lu­tion, l’écrivain, le phi­lo­sophe, le psy­cho­thé­ra­peute ou l’homme de reli­gion se voient donc assi­gner une fonc­tion dans le nou­veau sys­tème dont ils sont désor­mais appe­lés à hui­ler les rouages.

Incer­ti­tudes pour temps bar­bares

Des concepts de cir­cons­tance don­nant une conte­nance aux conduites poli­tiques « spec­ta­cu­laires » ne consti­tuent pas pour autant une pen­sée phi­lo­so­phique : Etat de droit, devoir d’ingérence, nou­vel ordre mon­dial, fin de l’Histoire, iden­ti­té post-natio­nale ou encore théo­lo­gie du capi­ta­lisme, etc. A l’inverse cepen­dant, ils s’appuient sur un sou­bas­se­ment pro­pre­ment phi­lo­so­phique, où l’on recon­naît les influences plus ou moins directes de phi­lo­sophes du pas­sé comme Hume, Locke, Kant, Nietzsche, Mill, James, Scho­pen­hauer même, sans oublier Freud, et de plus récents tel que Hei­deg­ger et ses héri­tiers actuels. La seule énu­mé­ra­tion laisse devi­ner que nous nous trou­vons ici devant un intense bri­co­lage phi­lo­so­phique ne pou­vant guère débou­cher que sur ce que Ror­ty, déci­dé­ment l’homme de l’heure, qua­li­fie d’ironisme libé­ral ((  Voir R. Ror­ty, Contin­gence, iro­nie et soli­da­ri­té, Armand Colin, février 1993, cha­pitre IV : « Iro­nie pri­vée et espoir libé­ral », pp. 111–138.)) . Les théâtres d’opération en sont prin­ci­pa­le­ment : la véri­té, dont la pos­si­bi­li­té ou la per­ma­nence sont niées, la morale, réduc­tible aux cal­culs uti­li­ta­ristes et au res­pect du confor­misme consen­suel, et plus radi­ca­le­ment, la per­son­na­li­té de l’être humain lui-même « abo­lie » pure­ment et sim­ple­ment, ou au mini­mum som­mée de s’amputer de sa dimen­sion spi­ri­tuelle, c’est-à-dire de l’essentiel ((  La per­sonne humaine n’est pour Ror­ty qu’« une simple conca­té­na­tion de croyances et de dési­rs » (« Du pri­mat de la démo­cra­tie sur la phi­lo­so­phie », in G. Vat­ti­mo et al., La sécu­la­ri­sa­tion de la pen­sée, Seuil, 1988, p. 46). Voir aus­si Contin­gence, iro­nie et soli­da­ri­té, op. cit., pre­mière par­tie, cha­pitre 2, pp. 47–73 : « La contin­gence du soi ». Pour un état détaillé de la ques­tion, voir Nevio Gen­ghi­ni, Veri­tà e consen­so. La contro­ver­sia sui fon­da­men­ti mora­li dell’ordine poli­ti­co, CSEO, Bologne, 1989, notam­ment l’épilogue, au début duquel l’auteur écrit ceci : « A la base de la contro­verse actuelle sur les fon­de­ments de l’ordre poli­tique, il y a trois caté­go­ries de ques­tions […] : 1. Du refus moderne de l’idée de nature humaine est sor­tie une théo­rie de la sub­jec­ti­vi­té où celle-ci se défi­nit comme conca­té­na­tion d’Erlebnisse [d’expériences] appuyée sur le pou­voir de remé­mo­ra­tion de la conscience. L’identité de la per­sonne a été pen­sée […] comme pure uni­té nar­ra­tive. […] 2. Le rejet de toute com­pré­hen­sion téléo­lo­gique de la vis appe­ti­ti­va humaine n’a pas abo­li le concept de nature humaine, mais il l’a dépouillé de toute valeur nor­ma­tive, en d’autres termes, la vie humaine est deve­nue uni­que­ment une vie de pas­sion. […] En consé­quence, la réflexion phi­lo­so­phique devra évi­ter de cher­cher dans l’âme de l’homme les sources de l’ordre social et poli­tique » (op. cit., p. ‑149).)) . On objec­te­ra sans doute que cette vision est celle du cou­rant post­mo­derne, et que des néo­mo­dernes comme Jür­gen Haber­mas s’attachent au contraire à recons­truire l’idée de sujet. Certes, comme le dit de manière ramas­sée un auteur bré­si­lien : « La dis­cus­sion autour de la post­mo­der­ni­té est la ten­ta­tive la plus récente pour décré­ter la mort de la sub­jec­ti­vi­té moderne dans cha­cune de ses dimen­sions, que ce soit comme sujet uni­ver­sel ou comme indi­vi­du » ((  Luiz Bic­ca, « A sub­je­ti­vi­tade moder­na : impasses e pers­pec­ti­vas », Sín­tese Nova Fase, Belo Hori­zonte, Bré­sil, jan­vier-mars 1993, p. 9 ; le numé­ro entier est consa­cré au ‑sujet.)) . Mais gar­dons le sens des pro­por­tions : la post­mo­der­ni­té béné­fi­cie de la faci­li­té excep­tion­nelle que lui accordent les évé­ne­ments (et c’est ce qui explique sans nul doute le suc­cès de la pen­sée faible qui a su en expri­mer depuis dix ans exac­te­ment le res­sort intime. La ten­ta­tive néo­mo­derne est bien plus labo­rieuse et nul­le­ment à l’aise dans la mesure où elle se trouve elle-même obli­gée d’accepter le ter­rain défi­ni par le décons­truc­ti­visme post-moderne. Elle appa­raît comme une ten­ta­tive de la der­nière chance, mal­gré les efforts consi­dé­rables déployés par son prin­ci­pal ani­ma­teur, Haber­mas. Il est signi­fi­ca­tif de consta­ter que ce der­nier, mal­gré une réfé­rence métho­do­lo­gique à Kant, n’ose tout de même pas en reprendre la phi­lo­so­phie morale et se voit contraint de cher­cher ailleurs les fon­de­ments d’une nou­velle anthro­po­lo­gie. Son tra­duc­teur, Jean-Marc Fer­ry, en donne ain­si la rai­son : « Elle [la moder­ni­té] a besoin à pré­sent d’une fon­da­tion sécu­lière, qui soit adap­tée à sa connais­sance du monde. Au stade pré­cri­tique, une telle fon­da­tion était encore elle-même posée comme indu­bi­table. Elle com­mence avec un savoir de soi du moi [sic] dont l’hypostase est appe­lée “sujet”. Ce sujet n’est plus pen­sé comme Dieu mais comme sub­jec­ti­vi­té auto­nome du Cogi­to. D’autre part, le concept de sujet for­mé par les pre­miers Modernes doit encore beau­coup à un concept anté­rieur de Dieu et en par­ti­cu­lier au concept ori­gi­nai­re­ment théo­lo­gique de la per­sonne ». A pré­sent que ces sco­ries du pas­sé sont tom­bées, « la culture et l’histoire deviennent les thèmes pri­vi­lé­giés du dis­cours recons­truc­tif, comme, du reste, du dis­cours décons­truc­tif, l’un et l’autre n’admettant plus aucune “rai­son pure” » ((  « La ques­tion de la reli­gion. De l’identité nar­ra­tive à l’identité recons­truc­tive », in AA. VV., L’individu, le citoyen, le croyant, Publi­ca­tions des Facul­tés uni­ver­si­taires Saint-Louis, Bruxelles, 1993, pp. 95, 97. Il n’est pas exclu que Jean-Marc Fer­ry puisse recher­cher une « tra­duc­tion » post-moderne du néo­mo­der­nisme de Jür­gen Haber­mas, par réfé­rence à Hei­deg­ger et Gada­mer ‑inter­po­sée.)) . Alain Tou­raine n’agit pas dif­fé­rem­ment quand il entre­prend de « réen­chan­ter le sujet » dans sa monu­men­tale Cri­tique de la moder­ni­té ((  Fayard, 1992. Dans Le Monde des débats de mai 1993, Alain Tou­raine montre bien qu’il marche sur le fil du rasoir : « Il me semble que, pris entre, d’un côté, la rai­son imper­son­nelle, opé­ra­toire et, de l’autre, la culture iden­ti­taire, la seule notion que je crois utile de tra­vailler pour ne pas reve­nir à une uni­té tota­li­taire sans accep­ter la totale dis­so­cia­tion entre les deux mondes, c’est ce que j’appelle le sujet » (« Le retour du sujet », loc. cit., pp. 14–15). )) . Si les voies sont diverses et non exemptes de contro­verses acerbes, l’unité des conclu­sions et sur­tout des consé­quences pra­tiques l’emporte donc. C’est pour­quoi, effec­ti­ve­ment, toute la ques­tion phi­lo­so­phique se concentre aujourd’hui sur l’abolition de l’homme.
Si post­mo­der­ni­té et néo­mo­der­ni­té sont bien comme les deux faces du même Janus, on ne s’étonnera donc pas de les voir conver­ger sur le ter­rain inter­mé­diaire que Spi­no­za appe­lait théo­lo­gi­co-poli­tique. C’est là qu’il s’agit de défi­nir les carac­tères fon­da­men­taux du sys­tème social, de le poser erga omnes, de légi­ti­mer — si le mot a un sens — l’usage de la vio­lence pour l’imposer ou le main­te­nir. Cepen­dant si les par­ti­sans du cours actuel des choses savent très bien ce dont ils ne veulent pas, ils paraissent avoir plus de mal à pré­ci­ser ce qu’ils veulent réel­le­ment, peut-être à cause de la dif­fi­cul­té de défi­nir effi­ca­ce­ment les termes d’une uto­pie réduite à un style de vie lui-même en per­pé­tuel mou­ve­ment. Et ils se trouvent encore plus embar­ras­sés quand il s’agit de repen­ser le lien social comme tel, sachant qu’aucune fina­li­té col­lec­tive extrin­sèque ne vient (et, dans leur esprit, ne doit) plus lui four­nir son appui, comme pou­vaient le faire la « Nation » jaco­bine, la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne, quelque reli­gion civile à l’américaine ou même l’espérance impé­ria­liste d’un butin à par­ta­ger. Voi­ci la rai­son pour laquelle les seules inter­ro­ga­tions pos­sibles dans cet hori­zon se ramènent en der­nière ana­lyse à la manière de refor­mu­ler le mythe fon­da­teur et d’envisager les moyens de le défendre contre ceux qui ne le par­tagent pas.
Les plus consé­quents des libé­raux, qui sont en réa­li­té des anar­chistes (Mur­ray Roth­bard, Hayek, et à un moindre degré Nozick) résolvent la ques­tion en l’éliminant. Pour eux, il faut s’en tenir au dar­wi­nisme social : abo­lir l’Etat, lais­ser-être la socié­té civile, faire confiance dans la régu­la­tion natu­relle (« catal­laxie », ou ordre spon­ta­né du mar­ché). Bien que cette posi­tion soit d’une logique ful­gu­rante, elle conduit à un cynisme de lan­gage qui « passe mal », notam­ment à pro­pos de la jus­tice sociale. Ce dis­cours est trop bru­tal et peu cré­dible au fond, car cha­cun pressent que pour faire fonc­tion­ner un auto­mate, il faut au mini­mum un agent d’entretien. Cela explique pro­ba­ble­ment que cet extré­misme reste mar­gi­nal même s’il a rele­vé la tête pour des rai­sons de cir­cons­tances et argu­mente en fait sur le même ter­rain et en vue des mêmes objec­tifs ultimes que les sys­tèmes qu’il pour­fend. Réci­pro­que­ment, la socio­lo­gie, bien qu’elle ait un goût affir­mé pour s’approprier le pou­voir (socio­cra­tie), par­tage à la racine une vision tout aus­si méca­niste que les liber­ta­riens, ten­dance qui s’accentue for­te­ment depuis une ving­taine d’années, aux Etats-Unis d’abord (sous l’impulsion Tal­cott Par­sons), et main­te­nant en Alle­magne avec son dis­ciple cri­tique Nik­las Luh­mann ((  L’œuvre impo­sante du socio­logue alle­mand Nik­las Luh­mann, Soziale Sys­teme. Grun­driß einer all­ge­mei­nen Theo­rie (Sys­tèmes sociaux. Fon­de­ments d’une théo­rie géné­rale, Suhr­kamp, Francfort/Main, 1984) consti­tue le mani­feste d’un nou­veau « chan­ge­ment de para­digme » dans les sciences sociales de la période à venir. Luh­mann voit la socié­té comme un ensemble bio­lo­gique dont chaque par­tie est « auto­poïé­tique », c’est-à-dire pro­duit ses propres fina­li­tés et les accom­plit en se dif­fé­ren­ciant à son tour au contact du milieu consti­tué par les autres groupes auto­ré­fé­ren­tiels. Les rela­tions mutuelles des divers sys­tèmes (de même que celles des indi­vi­dus les com­po­sant) sont des rela­tions de type éco­lo­gique. Ce nomi­na­lisme cyber­né­tique, pour­rait-on dire, bien dans la ligne décons­truc­ti­viste, semble béné­fi­cier d’un effet de mode. C’est ain­si que vient de paraître Le droit. Un sys­tème auto­poïé­tique, de Gun­ther Teub­ner (PUF, avril 1993), appli­quant le sys­tème d’interprétation de Luh­mann au domaine de la pro­duc­tion du droit.)) . Il s’agit d’une ten­dance de fond, cohé­rente avec l’irruption de la cyber­né­tique dans des sciences sociales.
Du fait de leur carac­tère très radi­cal, ces construc­tions théo­riques ne rentrent pas de manière immé­diate dans le champ du théo­lo­gi­co-poli­tique. Pour les y retrou­ver, elles doivent en fait pas­ser par le préa­lable d’une confron­ta­tion avec des argu­men­ta­tions rele­vant d’une phi­lo­so­phie poli­tique plus clas­sique, la ques­tion prin­ci­pale res­tant celle de trou­ver des fon­de­ments renou­ve­lés à la socié­té de la moder­ni­té tar­dive, en d’autres termes, de bons argu­ments pour jus­ti­fier l’ordre domi­nant.

En quête d’empirisme orga­ni­sa­teur

Com­ment fon­der le lien social quand on ne veut à aucun prix de la com­mu­nau­té natu­relle (telle qu’Aristote la décrit au début de sa Poli­tique), que l’on rejette la puis­sance mobi­li­sa­trice des grands récits fai­sant appel à quelque mis­sion his­to­rique, et que l’anachronisme d’une « reli­gion natu­relle » saute aux yeux ? Il reste peu de pos­si­bi­li­tés en dehors du volon­ta­risme pur et simple.
Karl Pop­per est l’auteur d’une for­mule très signi­fi­ca­tive, dont il a fait le titre d’un livre qu’il consi­dé­rait comme une contri­bu­tion à l’effort de guerre contre les nazis : La socié­té ouverte et ses enne­mis, une réfu­ta­tion hâtive et for­cée de Pla­ton, de Hegel et de Marx ((  Edi­tion fran­çaise, tome 1, L’ascendant de Pla­ton, tome 2, Hegel et Marx, Seuil, 1979. « J’appelle socié­té close », écrit Pop­per dans le tome 1 (p. 106), « la socié­té magique ou tri­bale, et socié­té ouverte, celle où les indi­vi­dus sont confron­tés à des déci­sions per­son­nelles ». Cette oppo­si­tion avait lar­ge­ment été abor­dée par Berg­son au début de ce siècle dans Les deux sources de la morale et de la ‑reli­gion. )) . La ques­tion de prin­cipe Qui doit gou­ver­ner ?, confor­mé­ment au posi­ti­visme logique de l’auteur, y est lais­sée de côté. Ce qui importe à ses yeux, c’est de pas­ser au crible de l’expérience les diverses « conjec­tures » avan­cées en matière d’organisation de la cité ((  Selon Pop­per, tout énon­cé est hypo­thé­tique, et ne peut être rete­nu comme valide que si, étant sus­cep­tible de réfu­ta­tion, il n’a pas encore été vic­to­rieu­se­ment réfu­té. De la sorte, une ques­tion morale comme « qui doit gou­ver­ner ? » ne pour­ra jamais être réfu­tée, ce qui n’est pas les cas des conjec­tures por­tant sur les ‑pro­cé­dures. )) . La seule ques­tion per­ti­nente aux yeux de Pop­per est celle-ci : « Com­ment peut-on conce­voir les ins­ti­tu­tions poli­tiques qui empêchent des diri­geants mau­vais ou incom­pé­tents de cau­ser trop de dom­mages ? » ((  La socié­té ouverte, op. cit., tome 1, p. ‑104.)) . La réponse, une fois récu­sée la méthode de l’« édi­fi­ca­tion uto­pique » éta­blie sur des idéaux bien trem­pés mais « infal­si­fiables », ne décou­le­ra que de l’« édi­fi­ca­tion au coup par coup » ((  Ibid., p. 130. Le cha­pitre 9, « Esthé­tisme, per­fec­tion­nisme et uto­pie », déve­loppe cette ‑oppo­si­tion.)) . Pop­per joue Socrate (un tant soit peu sol­li­ci­té) contre Pla­ton, l’aventure de la socié­té ouverte contre le risque plus grand à ses yeux d’un retour en arrière vers la socié­té orga­nique. Rien de tout cela n’est très ori­gi­nal, mais on peut y voir l’annonce de l’esprit qui triomphe aujourd’hui. Pop­per cherche en effet le tiers pas­sage entre, d’une part, les idéo­lo­gies fortes dont il constate les ravages et appelle l’effondrement (ses vœux sont main­te­nant, en gros, réa­li­sés), et d’autre part, la res­tau­ra­tion de l’ordre tra­di­tion­nel — la chré­tien­té, par exemple, forme de tri­ba­lisme magique s’il en est — dont il ne veut à aucun prix. C’est en cela sur­tout qu’il annonce de manière éton­nam­ment lucide les anxié­tés actuelles. « Quand on a goû­té aux fruits de la rai­son, exer­cé ses facul­tés cri­tiques, et assu­mé le poids de ses res­pon­sa­bi­li­tés per­son­nelles, on ne retourne pas à la magie tri­bale. Plus on s’efforcera de reve­nir à ces temps héroïques, plus sûre­ment on se livre­ra à l’inquisition, à la police secrète, au gang­sté­risme roman­tique. […] Si nous rêvons de retour­ner à notre enfance, si nous sommes ten­tés de recher­cher le bon­heur en nous confiant aux autres, si nous refu­sons d’assumer le far­deau de l’humanité et de la rai­son, si nous nous déro­bons devant l’effort, que, du moins, l’issue soit par­fai­te­ment claire : il n’y aura jamais de retour har­mo­nieux à l’état de nature, et reve­nir en arrière serait refaire tout un che­min qui nous ramè­ne­rait à l’animalité. Si au contraire nous vou­lons res­ter humains, une seule voie s’offre à nous : celle qui conduit à la socié­té ouverte. Nous devons accep­ter ce saut dans l’inconnu et dans l’incertain, en deman­dant à ce que nous pos­sé­dons de rai­son de nous gui­der vers la sécu­ri­té et la liber­té » ((  La socié­té ouverte, op. cit., T. 1, p. 163.)) .
Karl Pop­per n’offre donc pas direc­te­ment de maté­riaux pour résoudre le déli­cat pro­blème posé par le vide idéo­lo­gique de la démo­cra­tie contem­po­raine. Son argu­ment fon­da­men­tal est en défi­ni­tive celui du pari, quelque chose comme : essayons, nous ver­rons après, en tout cas cela vau­dra tou­jours infi­ni­ment mieux que l’option anti­mo­derne ((  Pop­per est éton­nam­ment lucide sur cer­tains dan­gers, puisqu’il écrit, alors que la seconde Guerre mon­diale bat son plein, l’avertissement sui­vant que les adeptes actuels du « tout com­mu­ni­ca­tion­nel » feraient bien de médi­ter : « Du fait même de la perte de son carac­tère orga­nique, une socié­té ouverte risque de s’acheminer pro­gres­si­ve­ment vers une “socié­té abs­traite”. Elle peut en effet ces­ser, dans une large mesure, d’être un véri­table ras­sem­ble­ment d’individus. Ima­gi­nons, au prix d’une cer­taine exa­gé­ra­tion, une socié­té où les hommes ne se ren­contrent jamais face à face, où les affaires sont trai­tées par des indi­vi­dus iso­lés com­mu­ni­quant entre eux par lettres ou par télé­grammes, se dépla­çant en voi­ture fer­mée et se repro­dui­sant par insé­mi­na­tion arti­fi­cielle : pareille socié­té serait tota­le­ment abs­traite et déper­son­na­li­sée. Or la socié­té moderne lui res­semble déjà sur bien des points » (ibid., p. 142).)) . Il faut avouer que c’est très insuf­fi­sant.
John Rawls, en dépit d’une célé­bra­tion fré­quente qui voit en lui un théo­ri­cien de génie, et de l’épaisseur de son unique livre, A theo­ry of Jus­tice, publié en 1971 ((  Tra­duc­tion fran­çaise : Théo­rie de la jus­tice (Seuil, ‑1987). )) , se contente de reprendre un ensemble d’idées reçues dans le cadre de l’empirisme poli­ti­co-phi­lo­so­phique anglo-saxon, quitte à les pré­sen­ter selon une méthode rap­pe­lant étran­ge­ment le Rous­seau du Dis­cours sur l’inégalité. Ici encore, ce sont des consi­dé­ra­tions de pro­cé­dure qui dominent l’ensemble du sys­tème.
L’intention de Rawls est de trou­ver un cri­tère ultime de la démo­cra­tie qui ne relève pas de la reli­gion ni même de la phi­lo­so­phie, seule condi­tion pour qu’il puisse avoir, selon lui, un carac­tère uni­ver­sel (étant pré­sup­po­sé l’impossibilité d’atteindre le vrai en matière morale, natu­rel­le­ment). Inver­se­ment, il trouve trop bru­tal pour être satis­fai­sant le recours à une argu­men­ta­tion uti­li­ta­riste clas­sique, qui met­trait dans la balance le bon­heur des uns et le mal­heur des autres, en vue d’arriver au plus grand total de satis­fac­tions pour le groupe, même si ce devait être au prix d’une perte pour quelques-uns. John Rawls ambi­tionne de faire mieux, en pré­sen­tant « une concep­tion de la jus­tice qui géné­ra­lise et porte au plus haut niveau d’abstraction la théo­rie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve chez Locke, Rous­seau et Kant » ((  Théo­rie de la jus­tice, op. cit., p. ‑37.)) . Pour trou­ver son ou ses prin­cipes fon­da­teurs accep­tables comme self-evident par tous, il faut, dit-il, ima­gi­ner une situa­tion d’abstraction sus­cep­tible d’être uni­ver­sa­li­sée. Ce type de rai­son­ne­ment revient à se deman­der com­ment des indi­vi­dus par­tiel­le­ment amné­siques quant à leurs inté­rêts, aux impé­ra­tifs de leur condi­tion sociale, etc., rai­son­ne­raient s’ils devaient fon­der à neuf la vie sociale. Rawls ima­gine cette « posi­tion ori­gi­nelle », requé­rant chez ceux qui s’y trou­ve­raient pla­cés qu’ils jettent un « voile d’ignorance » sur leurs états res­pec­tifs. La seule chose qui leur res­te­rait alors, ce serait la rai­son, l’autonomie de leurs propres sys­tèmes de fins, donc leur atta­che­ment fon­cier à la liber­té telle que la défi­nissent les Lumières, et « selon moi, un sens de la jus­tice », ajoute Rawls avec un tou­chant opti­misme ((  Ibid., p. 38. L’influence de John Locke, qui voyait les choses du bon côté, est pré­pon­dé­rante aux Etats-Unis.)) . Dans une telle situa­tion, que pour­rait-il arri­ver, se demande-t-il. C’est tout simple : les pro­ta­go­nistes com­pa­re­raient deux à deux une suite de pos­si­bi­li­tés, pour en rete­nir fina­le­ment une paire : « En pre­mier lieu : chaque per­sonne doit avoir un droit égal au sys­tème le plus éten­du de liber­tés de base égales pour tous qui soit com­pa­tible avec le même sys­tème pour les autres. En second lieu : les inéga­li­tés sociales et éco­no­miques doivent être orga­ni­sées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse rai­son­na­ble­ment s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de cha­cun et (b) qu’elles soient atta­chées à des posi­tions et à des fonc­tions ouvertes à tous » ((  Théo­rie de la jus­tice, op. cit., p. ‑91.)) . Ce fai­sant, on attein­dra un bon com­pro­mis d’ensemble, équi­table (fair). A par­tir de là, John Rawls recons­truit l’utopie libé­rale au gré de son ima­gi­na­tion et de ses pré­fé­rences.
Outre son carac­tère tota­le­ment abs­trait évo­quant un âge anté­rieur de la pen­sée poli­tique, et l’utilitarisme fré­quent des éva­lua­tions déve­lop­pées, on remar­que­ra que l’ensemble repose sur des pré­sup­po­sés pure­ment et sim­ple­ment indis­cu­tés : la posi­tion ini­tiale est une auberge espa­gnole où l’on découvre le libé­ra­lisme que l’on a préa­la­ble­ment appor­té avec soi. Cela appa­raît typi­que­ment à pro­pos de la liber­té de conscience, thème le plus facile à com­prendre au dire de Rawls. Ce der­nier consi­dère que les par­te­naires sociaux, tou­jours voi­lés de leur salu­taire igno­rance ((  Tout comme en loge maçon­nique, les « métaux » sont sup­po­sés dépo­sés à l’entrée du ‑temple.)) , sont seule­ment conscients de devoir garan­tir leur liber­té morale et reli­gieuse. Ils « ignorent » la doc­trine des autres, leur influence sociale ou leur carac­tère inéga­le­ment mena­çant, etc. « La ques­tion qu’ils doivent tran­cher est de savoir quel prin­cipe ils devraient adop­ter pour orga­ni­ser les liber­tés des citoyens à l’égard de leurs inté­rêts reli­gieux, moraux et phi­lo­so­phiques fon­da­men­taux. Or, il semble que le seul prin­cipe que les per­sonnes dans la posi­tion ori­gi­nelle puissent recon­naître est celui de la liber­té de conscience égale pour tous » ((  Rawls déclare ne pas vou­loir abor­der, parce que ce serait vain, la dis­cus­sion concer­nant la signi­fi­ca­tion de la liber­té, esti­mant le pro­blème réglé depuis Ben­ja­min Constant (Théo­rie de la jus­tice, op. cit., p. ‑237).)) . En effet, per­mettre que cer­tains puissent s’imposer ou jouir de plus de liber­tés que d’autres, par exemple en pariant qu’on fera peut-être par­tie de la majo­ri­té pri­vi­lé­giée, « montre que l’on ne prend pas au sérieux ses convic­tions morales ou reli­gieuses, ou qu’on ne fait pas grand cas de la liber­té de les cri­ti­quer ». Le prin­cipe d’utilité n’est pas plus admis­sible, la liber­té étant « sou­mise au cal­cul des inté­rêts sociaux ». « Il n’y a rien à gagner » à refu­ser d’adopter le prin­cipe de la liber­té égale pour tous, « et, dans la mesure où le résul­tat du cal­cul d’utilité espé­rée n’est pas clair, on risque de perdre beau­coup ». Consé­quem­ment, le gou­ver­ne­ment, qui « n’a ni le droit ni le devoir de faire ce que lui ou une majo­ri­té (ou qui­conque) veut concer­nant les ques­tions de morale et de reli­gion », voit « son devoir […] limi­té à la garan­tie des condi­tions de la liber­té morale et reli­gieuse égale pour tous ». Cette garan­tie implique à son tour la pos­si­bi­li­té de limi­ter la liber­té au nom de l’ordre public, en fonc­tion d’une esti­ma­tion « appuyée par l’observation et les modes de pen­sée ordi­naires (y com­pris les méthodes de l’enquête scien­ti­fique ration­nelle quand elles ne sont pas sujettes à contro­verse), c’est-à-dire de ceux qui sont géné­ra­le­ment recon­nus comme cor­rects. […] Ce cri­tère fait appel à ce que tous peuvent accep­ter » ((  Théo­rie de la jus­tice, op. cit., pp. 241–249. La posi­tion de John Rawls en matière de liber­té reli­gieuse peut être com­pa­rée avec la prise de posi­tion du concile Vati­can II dans sa décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae per­so­nae : « L’honnêteté oblige à dire que cette prise de posi­tion de 1965 est en contra­dic­tion évi­dente avec l’enseignement du 19e siècle. Il ne sert à rien de le dis­si­mu­ler : les contrastes sont trop fla­grants, la conci­lia­tion his­to­rique et théo­rique est impos­sible. Le pro­blème réside dans le fait que la logique de Vati­can II est remise en cause par cer­tains et ceci jusque dans les rangs de la hié­rar­chie. […] Le débat qui s’est ins­tau­ré à cet égard est cru­cial car il condi­tionne la cré­di­bi­li­té du chris­tia­nisme pour les Occi­den­taux et ce d’autant plus qu’il est impos­sible de reve­nir en arrière » (Père Jacques Rol­let, « Chris­tia­nisme et démo­cra­tie : her­mé­neu­tique d’une inter­ac­tion », dans L’individu, le citoyen, le croyant, op. cit., p. ‑105).)) .
L’un des aspects impor­tants du sys­tème de Rawls est son carac­tère per­pé­tuel­le­ment évo­lu­tif. A la dif­fé­rence du Contrat social tel qu’on le pen­sait au XVIIIe siècle, l’ajustement modi­fi­ca­tif est per­ma­nent : l’« équi­libre réflé­chi » auquel abou­tit, par hypo­thèse, la pra­tique de la « posi­tion ini­tiale » n’est pas stable mais trans­for­mable au gré de cir­cons­tances nou­velles, en l’espèce d’une modi­fi­ca­tion quan­ti­ta­tive et qua­li­ta­tive des par­te­naires en jeu ((  Ibid., p. ‑47.)) . On com­prend dès lors que la « jus­tice » que Rawls prend comme concept fon­da­teur n’a pas de rap­port avec un quel­conque « juste objec­tif », mais seule­ment avec le carac­tère équi­li­bré d’une pro­cé­dure.
La contro­verse qui a sui­vi la publi­ca­tion de la Théo­rie de la jus­tice n’a d’ailleurs jamais débor­dé du cadre de la que­relle entre liber­ta­riens et sociaux-démo­crates. Richard Ror­ty est celui qui a sans doute le mieux com­pris que cette théo­rie n’aboutissait qu’à mieux ren­for­cer sa propre concep­tion iro­nique de l’ordre poli­tique. Il est recon­nais­sant envers Rawls d’avoir ache­vé le tra­vail des Lumières en met­tant hors-jeu la phi­lo­so­phie après la reli­gion et en affir­mant ain­si le pri­mat abso­lu de la pro­cé­dure démo­cra­tique sur la phi­lo­so­phie ((  « En matière de théo­rie sociale, on peut donc négli­ger les ques­tions qui touchent à la non-his­to­ri­ci­té de la nature humaine, à la nature du moi, au motif qui oriente le com­por­te­ment moral et au sens de l’existence humaine, et consi­dé­rer qu’elles sont tout aus­si étran­gères à la poli­tique que l’étaient, pour Jef­fer­son, les ques­tions se rap­por­tant à la Tri­ni­té et la trans­sub­stan­tia­tion » (R. Ror­ty, « Du pri­mat de la démo­cra­tie sur la phi­lo­so­phie », dans La sécu­la­ri­sa­tion de la pen­sée, op. cit., p. 42). Un peu plus loin, Ror­ty pour­suit : « Dire qu’il n’y a pas de place pour les ques­tions que Nietzsche ou Loyo­la auraient posées, ce n’est pas dire que les idées de l’un ou de l’autre soient inin­tel­li­gibles […]. C’est dire que le conflit entre ces hommes et nous est si grand qu’il n’est plus ques­tion de “pré­fé­rence”. Pour nous, héri­tiers des Lumières, ce sont des fous. Et, si nous en arri­vons à pen­ser cela, c’est qu’il n’y a aucun moyen de consi­dé­rer Nietzsche et Loyo­la comme des conci­toyens de notre démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle… » (ibid., pp. 47–48).)) . Il se confirme ain­si que tout rai­son­ne­ment sur les fon­de­ments de la démo­cra­tie, dans l’état his­to­rique où elle est arri­vée, ne peut guère s’opérer que dans la pers­pec­tive nihi­liste de la post­mo­der­ni­té.

Du consen­sus à la répres­sion du dis­sen­sus

Jür­gen Haber­mas s’efforce depuis des années de sau­ver ce qui peut l’être d’une ver­sion forte, ou la moins faible pos­sible, des fins de la moder­ni­té. C’est une entre­prise dif­fi­cile, d’autant plus que lui-même a eu l’occasion de mon­trer par le pas­sé à quel point la « rai­son ins­tru­men­tale » qui domine toute la moder­ni­té était inca­pable de s’intéresser à autre chose qu’aux moyens. On ne peut s’attendre à le voir reve­nir à quelque téléo­lo­gie objec­tive paléo­mo­derne, car il en rejette expres­sé­ment l’idée ((  Voir notam­ment de J. Haber­mas, La pen­sée post­mé­ta­phy­sique. Essais phi­lo­so­phiques, éd. fran­çaise, Armand Colin, février 1993, en par­ti­cu­lier le cha­pitre 3, qui pré­sente un tableau des « thèmes de la pen­sée post­mé­ta­phy­sique », et l’annexe « Retour à la méta­phy­sique ? Compte ren­du d’une ten­dance » diri­gée contre le néo-kan­tien Hen­rich et contre Robert Spae­mann, seul véri­table pro­ta­go­niste du retour à la méta­phy­sique en Alle­magne. Sachant que Haber­mas récuse par­tiel­le­ment l’interprétation sys­té­mique de Luh­mann et qu’il a aban­don­né la cri­tique de la tech­nique pré­sen­tée par l’Ecole de Franc­fort, on en retien­dra que sa posi­tion est vrai­ment incom­mode : ni pré­mo­derne, ni post­mo­derne, ni même moderne à pro­pre­ment ‑par­ler. )) . Haber­mas défend en fait une posi­tion toute proche de celle de Rawls, style mis à part, en ce sens que pour lui la ques­tion morale des fins ne se pose pas à la col­lec­ti­vi­té (cha­cun se fai­sant la morale qui lui convient, ain­si que sa reli­gion), et que seule importe celle de la pro­cé­dure de dis­cus­sion per­met­tant d’arriver à un consen­sus sinon fon­da­teur, du moins sta­bi­li­sa­teur. Quant à la méthode, il s’agit de la même ascèse de mise entre paren­thèses que chez Rawls : c’est ce que Haber­mas nomme l’éthique de la dis­cus­sion. Celle-ci, tou­te­fois, se dif­fé­ren­cie par le fait qu’elle vou­drait faire appa­raître un sujet col­lec­tif, un nous, pour pou­voir défi­nir la véri­té du moment : « La véri­té contro­ver­sée de normes ne se laisse thé­ma­ti­ser que dans la pers­pec­tive de la pre­mière per­sonne du plu­riel, “par nous” ; car c’est à chaque fois à “notre” recon­nais­sance que sont ren­voyées les pré­ten­tions à la vali­di­té nor­ma­tives ». Pour faire émer­ger cette nou­velle sorte de conscience col­lec­tive, il faut obte­nir « un décloi­son­ne­ment uni­ver­sel des pers­pec­tives indi­vi­duelles des par­ti­ci­pants » ((  J. Haber­mas, De l’éthique de la dis­cus­sion. Que signi­fie le terme “Dis­kur­se­thik”, Cerf, 1992, p. 139. Dans le même ouvrage, Haber­mas rap­pelle la théo­rie de Rawls (pp. 18–19) et la cri­tique par­tiel­le­ment (pp. 180–184), lui repro­chant en par­ti­cu­lier de ne pas trou­ver les moyens d’éliminer du débat les concep­tions « ‑fon­da­men­ta­listes ».)) .
Cette brève incur­sion au cœur de la pro­duc­tion haber­ma­sienne laisse appa­raître l’exiguïté des dif­fé­rences entre la post­mo­der­ni­té et la néo­mo­der­ni­té, de même que leur dis­sy­mé­trie. Dès que se trouvent défi­ni­ti­ve­ment dis­so­ciées la ques­tion du bien et celle de la jus­tice, on voit mal com­ment pour­rait sub­sis­ter un véri­table ciment col­lec­tif. La seule ambi­tion de la recons­truc­tion néo­mo­derne est d’obtenir la cohé­sion d’un consen­sus : « La per­for­mance spé­ci­fique du dis­cours argu­men­ta­tif consiste alors à réamé­na­ger dans les images du monde tout ce qui ne convient pas aux exi­gences de la logique, afin d’établir une cohé­rence sys­té­ma­tique interne au monde ; cela, sous la pré­sup­po­si­tion géné­rale que l’analytique ne réfère plus le monde à un fon­de­ment extra­mon­dain, mais au lieu de cela expli­cite les léga­li­tés uni­ver­selles qui éta­blissent une connexion imma­nente des choses dans le monde » ((  Jean-Marc Fer­ry, loc. cit., p. 95 (NDLR : pas­sage sou­li­gné par ‑nous).)) . Cette ambi­tion est-elle si dif­fé­rente du volon­ta­risme pur expri­mé par un décons­truc­teur comme Richard Ror­ty : « Je sou­tiens […] qu’à par­tir du moment où nous avons pris congé de Dieu, nous avons taci­te­ment et pro­gres­si­ve­ment com­men­cé à prendre congé du “vrai, au sens incon­di­tion­nel du terme”. Il se peut, selon moi, que nous soyons en route, ou du moins sur le point de nous rap­pro­cher d’une culture où la liber­té pour­rait ne dépendre que d’elle-même » ((  R. Ror­ty, « Réponse à Tho­mas McCar­thy », dans l’ouvrage col­lec­tif Lire Ror­ty. Le prag­ma­tisme et ses consé­quences, éd. de l’Eclat, 1992, p. ‑181.)) . Nous pos­sé­dons dans des énon­cia­tions de ce type une excel­lente for­mu­la­tion de l’essence ori­gi­nelle du nou­veau tota­li­ta­risme, qui com­mence par asser­vir la mora­li­té humaine à la tech­nique du dis­cours, ou à la pure affir­ma­tion, et s’achève dans la contrainte poli­tique exer­cée sur les enne­mis réels ou poten­tiels de la socié­té pré­ten­du­ment ouverte, en fait la plus repliée sur elle-même que l’on ait jamais vue sous le soleil.
Effec­ti­ve­ment, le thème de la répres­sion du dis­sen­sus retient toute l’attention des pen­seurs de ce sys­tème. John Rawls, par exemple, consacre un long pas­sage à la ques­tion des limites de la liber­té. Pour lui, celle-ci est illi­mi­tée par elle-même. Mais en admet­tant ce qu’il appelle, comme on l’a vu, le « prin­cipe de la liber­té égale pour tous », il n’en reste pas moins que l’équilibre réflé­chi impose des res­tric­tions : « La seule rai­son pour refu­ser les liber­tés égales pour tous est qu’on évite ain­si une injus­tice encore plus grande ». Ces res­tric­tions ne peuvent pas se fon­der, comme le vou­drait saint Tho­mas d’Aquin, sur les fon­de­ments objec­tifs de l’ordre public, le droit natu­rel, etc., mais sur le sens com­mun tel que le conçoit la majo­ri­té. Rawls consi­dère que ce sont les « formes d’argumentations géné­ra­le­ment accep­tées » qui doivent éta­blir « qu’il y a ingé­rence de manière assez cer­taine dans les fon­de­ments de l’ordre public » ((  Théo­rie de la jus­tice, op. cit., pp. 250–251. On appré­cie­ra les expres­sions « géné­ra­le­ment accep­tées » et « assez ‑cer­taine ».)) . Le rai­son­ne­ment se fait plus sub­til quand il touche à la casuis­tique : faut-il tolé­rer les into­lé­rants ? Rawls est par­ta­gé entre deux sen­ti­ments oppo­sés : la tolé­rance éduque les into­lé­rants qui, à force de béné­fi­cier des liber­tés des autres, fini­ront par se civi­li­ser et donc par rela­ti­vi­ser leurs pré­ten­tions (il appelle cela le « prin­cipe psy­cho­lo­gique ») ; et d’autre part, la néces­si­té de pré­ve­nir la catas­trophe que serait le triomphe des into­lé­rants. « La conclu­sion est donc que, tan­dis qu’une secte into­lé­rante elle-même n’a pas le droit de se plaindre de l’intolérance, sa liber­té devrait être limi­tée seule­ment quand ceux qui sont tolé­rants croient sin­cè­re­ment et avec de bonnes rai­sons que leur propre sécu­ri­té et celles des ins­ti­tu­tions de la liber­té sont en dan­ger » ((  Ibid., pp. 252–257.)) . On convien­dra que la situa­tion est mora­le­ment arbi­traire, mais logique au regard des pos­tu­lats ini­tiaux. Ce même type de rai­son­ne­ment se ren­con­trait déjà expli­ci­te­ment chez Karl Pop­per, presque mot pour mot, quand il dis­cu­tait ce qu’il appe­lait le « para­doxe de la tolé­rance » : « Je ne veux pas dire qu’il faille tou­jours empê­cher l’expression de théo­ries into­lé­rantes. Tant qu’il est pos­sible de les contrer par des argu­ments logiques et de les conte­nir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les inter­dire. Mais il faut reven­di­quer le droit de le faire, même par la force si cela devient néces­saire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théo­ries se refusent à toute dis­cus­sion logique et ne répondent aux argu­ments que par la vio­lence. Il fau­drait alors consi­dé­rer que, ce fai­sant, ils se placent hors la loi et que l’intolérance est cri­mi­nelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple » ((  La socié­té ouverte, op. cit., p. 106, note 4 ren­voyée p. 222. D’autres para­doxes sont men­tion­nés, dont celui « de la démo­cra­tie, ou plus exac­te­ment du gou­ver­ne­ment de la majo­ri­té : à savoir que celle-ci peut déci­der de don­ner le pou­voir à un tyran ». C’est, autre­ment dit, le cas où le peuple sou­ve­rain vote mal… Pop­per ne sait que ‑répondre.)) .
Dans leur com­mune pers­pec­tive intra­mon­daine (J.-M. Fer­ry), les phi­lo­so­phies poli­tiques de la moder­ni­té finis­sante veulent que la vio­lence cède au droit, mais ramènent inva­ria­ble­ment celui-ci à n’être qu’une norme de la majo­ri­té. Ce posi­ti­visme juri­dique découle de la logique propre des Lumières et de leur pro­jet d’autonomie pous­sé à son terme : seule­ment il s’est long­temps camou­flé sous des dehors emprun­tés, alors qu’aujourd’hui il se pré­sente de manière épu­rée parce qu’il ne reste plus rien pour le fon­der que le prag­ma­tisme d’un dis­cours de domi­na­tion.

Ber­nard DUMONT
Catho­li­ca, n. 38