Revue de réflexion politique et religieuse.

Le théo­lo­gi­co-poli­tique à l’épreuve de la sécu­la­ri­sa­tion

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans une pers­pec­tive très dif­fé­rente, le phi­lo­sophe catho­lique ita­lien Augus­to Del Noce abou­tit à peu près à la même conclu­sion ; il consi­dère que c’est le même mal, « le sécu­la­risme », qui est à la base aus­si bien du fas­cisme, du nazisme et du com­mu­nisme que de la socié­té de consom­ma­tion ; la socié­té tech­no­lo­gique libé­rale est fer­mée au sacré parce qu’ « elle fait du bien-être une fin abso­lue et se carac­té­rise par le tota­li­ta­risme de l’activité tech­nique qui absorbe entiè­re­ment l’activité de chaque indi­vi­du » ((  Mas­si­mo Trin­ga­li, « 1968, ou l’avènement de “l’époque de la sécu­la­ri­sa­tion” », Catho­li­ca, n. 62, hiver 1998–99.))  ; elle repré­sente l’esprit bour­geois à l’état pur, dans la mesure où, cou­pant tout lien avec quelque trans­cen­dance que ce soit, elle s’installe dans un total rela­ti­visme ; aban­don­nant toute dimen­sion éthique ou méta­phy­sique, la rai­son n’a plus qu’un carac­tère ins­tru­men­tal. D’où la domi­na­tion abso­lue de la science et de la tech­nique au ser­vice de la satis­fac­tion la plus grande des besoins sen­sibles de l’homme. Par essence cette socié­té est irré­li­gieuse, ou plu­tôt indif­fé­rente à tout pro­blème reli­gieux ; d’ailleurs l’individu moderne, immer­gé dans la socié­té tech­no­lo­gique et les sou­cis quo­ti­diens, n’a même plus le loi­sir de mener une vie inté­rieure.
Selon Del Noce, cette situa­tion ne sau­rait durer éter­nel­le­ment, car les idées laï­cistes et sécu­la­ristes s’autoréfutent d’elles-mêmes, entrent en décom­po­si­tion per­ma­nente ; cela s’est révé­lé exact pour le mar­xisme et le sera de plus en plus pour la socié­té tech­no­lo­gique libé­rale. Face à cette situa­tion, Del Noce estime que les valeurs tra­di­tion­nelles du catho­li­cisme gardent leur vali­di­té et leur fécon­di­té, mais l’on ne voit pas com­ment la « socié­té opu­lente » pour­rait aban­don­ner son « hybris » et retrou­ver les prin­cipes de la méta­phy­sique tra­di­tion­nelle ; il lui fau­drait pour cela rompre avec « l’irréligion natu­relle » et l’athéisme radi­cal qui la carac­té­risent ; selon Del Noce, la « socié­té opu­lente » est la par­faite expres­sion du capi­ta­lisme per­mis­sif qui informe nos socié­tés.
On sait que Del Noce fut proche de la démo­cra­tie chré­tienne, beau­coup plus d’ailleurs d’une démo­cra­tie chré­tienne idéale que de la démo­cra­tie chré­tienne réelle, car il esti­mait que la démo­cra­tie, si elle ne s’inspirait pas d’un prin­cipe spi­ri­tuel, était mena­cée de se trans­for­mer en pou­voir oppres­sif sous l’effet d’un hédo­nisme uti­li­ta­riste impo­sé par la domi­na­tion cultu­relle des médias et la domi­na­tion éco­no­mique de la consom­ma­tion. Par là il n’abandonnait pas com­plè­te­ment l’espoir d’un retour au théo­lo­gi­co-poli­tique et rejoi­gnait une posi­tion somme toute tra­di­tio­na­liste.
Nous sommes tou­jours confron­tés aux mêmes ques­tions : le rôle joué par le catho­li­cisme dans la chute du com­mu­nisme en Pologne, l’apparition de mou­ve­ments fon­da­men­ta­listes divers, le retour de l’ethnico-religieux, même dans nos socié­tés démo­cra­tiques ((  Domi­nique Schnap­per, « Le sens de l’ethnico-religieux », Archives de sciences sociales des reli­gions, n. 81, jan­vier-mars 1993.)) , sont-ils des indices suf­fi­sants pour que l’on puisse par­ler de résur­gence du théo­lo­gi­co-poli­tique ? Dans l’état actuel des choses, du moins en Occi­dent, ce serait aller trop vite en besogne que de l’affirmer, mais comme tou­jours, sur ce sujet comme sur d’autres, l’avenir reste ouvert.

JEAN-PIERRE SIRONNEAU
Pro­fes­seur émé­rite de socio­lo­gie et d’anthropologie à l’Université des Sciences sociales de Gre­noble

Catho­li­ca, n. 64

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