Le théologico-politique à l’épreuve de la sécularisation
Dans une perspective très différente, le philosophe catholique italien Augusto Del Noce aboutit à peu près à la même conclusion ; il considère que c’est le même mal, « le sécularisme », qui est à la base aussi bien du fascisme, du nazisme et du communisme que de la société de consommation ; la société technologique libérale est fermée au sacré parce qu’ « elle fait du bien-être une fin absolue et se caractérise par le totalitarisme de l’activité technique qui absorbe entièrement l’activité de chaque individu » (( Massimo Tringali, « 1968, ou l’avènement de “l’époque de la sécularisation” », Catholica, n. 62, hiver 1998–99.)) ; elle représente l’esprit bourgeois à l’état pur, dans la mesure où, coupant tout lien avec quelque transcendance que ce soit, elle s’installe dans un total relativisme ; abandonnant toute dimension éthique ou métaphysique, la raison n’a plus qu’un caractère instrumental. D’où la domination absolue de la science et de la technique au service de la satisfaction la plus grande des besoins sensibles de l’homme. Par essence cette société est irréligieuse, ou plutôt indifférente à tout problème religieux ; d’ailleurs l’individu moderne, immergé dans la société technologique et les soucis quotidiens, n’a même plus le loisir de mener une vie intérieure.
Selon Del Noce, cette situation ne saurait durer éternellement, car les idées laïcistes et sécularistes s’autoréfutent d’elles-mêmes, entrent en décomposition permanente ; cela s’est révélé exact pour le marxisme et le sera de plus en plus pour la société technologique libérale. Face à cette situation, Del Noce estime que les valeurs traditionnelles du catholicisme gardent leur validité et leur fécondité, mais l’on ne voit pas comment la « société opulente » pourrait abandonner son « hybris » et retrouver les principes de la métaphysique traditionnelle ; il lui faudrait pour cela rompre avec « l’irréligion naturelle » et l’athéisme radical qui la caractérisent ; selon Del Noce, la « société opulente » est la parfaite expression du capitalisme permissif qui informe nos sociétés.
On sait que Del Noce fut proche de la démocratie chrétienne, beaucoup plus d’ailleurs d’une démocratie chrétienne idéale que de la démocratie chrétienne réelle, car il estimait que la démocratie, si elle ne s’inspirait pas d’un principe spirituel, était menacée de se transformer en pouvoir oppressif sous l’effet d’un hédonisme utilitariste imposé par la domination culturelle des médias et la domination économique de la consommation. Par là il n’abandonnait pas complètement l’espoir d’un retour au théologico-politique et rejoignait une position somme toute traditionaliste.
Nous sommes toujours confrontés aux mêmes questions : le rôle joué par le catholicisme dans la chute du communisme en Pologne, l’apparition de mouvements fondamentalistes divers, le retour de l’ethnico-religieux, même dans nos sociétés démocratiques (( Dominique Schnapper, « Le sens de l’ethnico-religieux », Archives de sciences sociales des religions, n. 81, janvier-mars 1993.)) , sont-ils des indices suffisants pour que l’on puisse parler de résurgence du théologico-politique ? Dans l’état actuel des choses, du moins en Occident, ce serait aller trop vite en besogne que de l’affirmer, mais comme toujours, sur ce sujet comme sur d’autres, l’avenir reste ouvert.
JEAN-PIERRE SIRONNEAU
Professeur émérite de sociologie et d’anthropologie à l’Université des Sciences sociales de Grenoble
Catholica, n. 64