Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 138 : La « réforme de l’Église » peut-elle réus­sir ?

Article publié le 2 Fév 2018 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’Église, en tant qu’institution humaine hié­rar­chique d’extension mon­diale, est natu­rel­le­ment l’objet de pres­sions exté­rieures et d’autres ten­ta­tives visant à obte­nir de sa part recon­nais­sance et appui. D’une manière géné­rale, l’Église des temps modernes a conser­vé son indé­pen­dance, s’attirant pour cela des cen­sures cin­glantes, et des per­sé­cu­tions ouvertes. En revanche en son inté­rieur même s’est déve­lop­pé à par­tir du XIXe siècle un cou­rant dit « libé­ral » dési­reux de faire alliance avec le monde issu des Lumières, cou­rant péné­trant cer­tains sec­teurs du cler­gé et des milieux intel­lec­tuels. Ce par­ti – au sens très large du terme –, long­temps conte­nu et reje­té par les papes, a pesé de manière forte au cours du XXe siècle, même s’il a long­temps conti­nué d’être reje­té dans son prin­cipe, bien que par­fois avec cer­tains manques de cohé­rence en matière poli­tique, comme l’ont illus­tré les diverses consignes de « ral­lie­ment » (France, Bel­gique, Espagne…) ou autres pactes de conci­lia­tion. Pie XII conti­nua de bri­der le catho­li­cisme libé­ral dans ses aspects les plus théo­lo­giques (Huma­ni gene­ris, 1950), suf­fi­sam­ment pour que la réunion du concile Vati­can II appa­raisse à ses adeptes comme une occa­sion excep­tion­nelle pour conqué­rir une pleine liber­té d’action. Ce qui fut le cas dès la fin de la pre­mière semaine de la pre­mière ses­sion de l’assemblée conci­liaire, sous la forme d’une inver­sion de l’initiative dans la direc­tion des tra­vaux. Les répri­més de la veille sont deve­nus les maîtres de l’ordre du jour, à même d’orienter sur les points cru­ciaux débats et rédac­tion des textes ayant valeur de cadres pour l’avenir. Toute une machi­ne­rie s’est mise en place pour ancrer dans la doc­trine, la pra­tique et les signes visibles ce retour­ne­ment de situa­tion. Et pour­tant, au fil des années qui ont sui­vi, len­te­ment mais sûre­ment, ce qui avait pu appa­raître comme la spec­ta­cu­laire revanche d’un par­ti libé­ral tou­jours insa­tis­fait ne fut, du point de vue de ses com­po­santes, qu’une demi-vic­toire, et cela de manière tou­jours plus évi­dente – ce qui n’enlève rien au fait qu’une pro­fonde empreinte libé­rale ait été lais­sée tant sur les textes conci­liaires que sur la théo­rie et la pra­tique du demi-siècle qui a sui­vi. La pro­mul­ga­tion de l’encyclique Huma­nae vitae par Paul VI, en 1968, l’action sta­bi­li­sa­trice de Jean-Paul II et sa dénon­cia­tion insis­tante de la « culture de mort », la des­ti­tu­tion du carac­tère super­dog­ma­tique des textes et orien­ta­tions pas­to­rales conci­liaires par Benoît XVI, ain­si que la réha­bi­li­ta­tion par ce der­nier de la litur­gie d’avant 1970 ont été res­sen­ties comme autant de bles­sures par les tenants de l’activisme libé­ral.

L’arrivée de Jorge Mario Ber­go­glio, dans les condi­tions d’une démis­sion de Benoît XVI non encore lim­pi­de­ment expli­quée, a donc consti­tué l’occasion excep­tion­nelle d’en reve­nir aux fon­da­men­taux de la « récon­ci­lia­tion avec le monde », et une nou­velle ten­ta­tive de revanche.

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Pre­nons le par­ti de nous pla­cer du point de vue des acteurs de cette entre­prise afin d’essayer d’en mesu­rer les chances de suc­cès.

À pre­mière vue, celles-ci sont grandes. L’élection du car­di­nal argen­tin, loin d’être inat­ten­due, fut semble-t-il le résul­tat d’une soi­gneuse pré­pa­ra­tion. Dans une pro­por­tion dif­fi­cile à pré­ci­ser, mais selon le témoi­gnage des car­di­naux God­fried Dan­neels et Theo­dore E. McCar­rick, un groupe infor­mel de hauts pré­lats, nom­mé plai­sam­ment par ses membres la mafia de Sankt-Gall, a déployé ses efforts en faveur de l’élection du car­di­nal Mar­ti­ni, puis après la mort de celui-ci, de son confrère jésuite argen­tin. Quoi qu’il en soit, sa pro­mo­tion a été saluée avec enthou­siasme et fer­veur par l’ensemble, inté­rieur et exté­rieur, des par­ti­sans décla­rés de la fer­me­ture de la paren­thèse Rat­zin­ger et du pas­sage à ce qu’on appelle actuel­le­ment la « réforme de l’Église ».

Trois séries de moyens inter­viennent simul­ta­né­ment pour favo­ri­ser la réa­li­sa­tion de ce pro­jet : un groupe de théo­lo­giens, en par­ti­cu­lier lati­no-amé­ri­cains mais aus­si euro­péens, gui­dés par un lea­der intel­lec­tuel, le car­di­nal Kas­per, un réseau de com­mu­ni­ca­tion interne prin­ci­pa­le­ment appuyé sur la Com­pa­gnie de Jésus, entou­rant le pape Fran­çois, lui-même per­son­nel­le­ment impli­qué dans l’entreprise, enfin les grands médias inter­na­tio­naux et les puis­sances finan­cières les sou­te­nant. Jamais une telle conjonc­tion de moyens ni une telle cen­tra­li­sa­tion n’avaient exis­té depuis le début de l’ère conci­liaire, ni d’ailleurs aupa­ra­vant.

L’appui exté­rieur, celui en par­ti­cu­lier des grand médias inter­na­tio­naux, s’est mani­fes­té dès le pre­mier ins­tant et, fait notable, demeure pra­ti­que­ment constant depuis lors, en dépit de quelques petits inci­dents de par­cours, soit lorsque Fran­çois prend posi­tion contre l’idéologie du gen­der – inter­ven­tions spo­ra­diques n’ayant fait l’objet d’aucune réac­tion autre qu’un silence patient –, soit encore lorsque quelque chro­ni­queur du New York Times émet des réserves sur une affaire obs­cure comme la crise interne de l’Ordre de Malte der­rière laquelle se pro­filent d’importantes luttes d’influence et d’intérêts. Une telle constance, alors même que l’hostilité envers la reli­gion catho­lique et de nom­breux articles fon­da­men­taux de la morale chré­tienne ne fait qu’augmenter, montre à l’évidence que Jorge Mario Ber­go­glio est tou­jours consi­dé­ré par la culture domi­nante comme l’agent prin­ci­pal du chan­ge­ment interne de l’Église et qu’à ce titre il mérite un sup­port incon­di­tion­nel tant qu’il demeu­re­ra constant dans la pour­suite de cette entre­prise de trans­for­ma­tion. Tan­dis que la rubrique « reli­gion » a dis­pa­ru de la plu­part des jour­naux occi­den­taux (au pro­fit des rubriques « socié­té » ou « culture »), les entre­tiens en pleine page de quo­ti­diens (Die Zeit, El País, La Repub­bli­ca, La Nación…) ne cessent d’offrir une tri­bune mon­diale au pro­jet et aux réa­li­sa­tions de Fran­çois, à la plus grande satis­fac­tion appa­rente des deux par­ties concer­nées. De la même manière, cer­tains médias très peu favo­rables aux catho­liques se font volon­tiers ses avo­cats, tel der­niè­re­ment le Guar­dian publiant un très long article dénon­çant ses « enne­mis » (« The war against Pope », 27 octobre 2017). Il est en outre de noto­rié­té publique que les diri­geants des groupes finan­ciers les plus puis­sants se montrent d’une géné­ro­si­té inat­ten­due envers diverses œuvres pon­ti­fi­cales, ce qui ne peut man­quer de contri­buer à favo­ri­ser la pour­suite d’objectifs com­muns, par exemple la « lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique », le « déve­lop­pe­ment durable », la « san­té repro­duc­tive » et autres grandes causes mon­dia­li­sées, à l’abri des­quelles sont pour­sui­vis des fins anté­rieu­re­ment dénon­cées comme autant de mani­fes­ta­tions de la culture de mort.

À cette assis­tance externe s’ajoutent les efforts coor­don­nés d’une véri­table struc­ture de gou­ver­ne­ment, paral­lèle aux ins­ti­tu­tions offi­cielles de la curie romaine, qu’il s’agisse du conseil des neuf car­di­naux (dit C9), des conseillers pri­vés en liai­son constante avec le pape Fran­çois, ou des jésuites mis à contri­bu­tion pour gérer la dif­fu­sion ad intra de la nou­velle ligne « réfor­miste ». Ce noyau cen­tral est com­plé­té par une série de relais consti­tués par des ins­tances nou­vel­le­ment créées pour lut­ter contre la cor­rup­tion finan­cière, la sur­veillance des évêques dans leur ges­tion des crises, l’accueil des migrants, etc. ; plu­sieurs confé­rences épis­co­pales et regrou­pe­ments régio­naux d’évêques, lieux d’enseignement, mai­sons d’édition et publi­ca­tions démul­ti­plient enfin l’exercice de ce pou­voir cen­tral. On retrouve ain­si, mais à un degré plus sys­té­ma­tique et bien plus contrai­gnant, un pro­cé­dé ins­ti­tu­tion­nel adop­té vers la fin du concile, consis­tant à créer des organes spé­ci­fiques des­ti­nés à accé­lé­rer les pro­ces­sus d’application des orien­ta­tions nou­velles. Dans la mesure où cet ensemble paral­lèle pèse for­te­ment sur la struc­ture offi­cielle de l’Église, une inter­pré­ta­tion en termes poli­tiques pour­rait y voir une cer­taine ana­lo­gie avec la rela­tion entre le par­ti, ou l’oligarchie, et l’État aus­si bien dans les régimes de par­ti unique que dans les démo­cra­ties. La com­pa­rai­son est d’autant plus aisé­ment sug­gé­rée que le rap­port entre les deux struc­tures nour­rit les conflits, sous deux formes : d’une part une résis­tance pas­sive à l’intérieur de la curie romaine est avé­rée et même dénon­cée à l’occasion par le pape Fran­çois, d’autre part règne, tant au sein de la même curie que dans le corps des évêques, un cli­mat de crainte sourde devant l’éventualité de sanc­tions bru­tales voire d’évictions ins­tan­ta­nées, divers cas concrets ayant valeur d’avertissements exem­plaires à cet égard.

Ce qui carac­té­rise le plus la pré­sente situa­tion, et qui donne néces­sai­re­ment le plus de chances de réus­site au pro­jet, c’est un exer­cice du pou­voir cen­tral à la fois prompt, sou­vent impré­vi­sible, déga­gé des contraintes pro­cé­du­rales et du res­pect des conven­tions éta­blies, mais n’hésitant cepen­dant pas à user des voies juri­diques lorsque cela est utile. La méthode est d’autant plus effi­cace qu’elle est pra­ti­quée en asso­cia­tion avec quelques nomi­na­tions ou décla­ra­tions à même de ras­su­rer les esprits pusil­la­nimes. Ce balan­ce­ment entre le lion (majo­ri­taire) et le renard (de temps à autre) per­met le main­tien d’une grande liber­té d’action, cou­verte par une répu­ta­tion d’imprévisibilité. Un cas récent en témoigne : la trans­for­ma­tion expé­di­tive de l’Institut pon­ti­fi­cal Jean-Paul II d’études sur le mariage et la famille, sup­pri­mé le 8 sep­tembre 2017 et aus­si­tôt rem­pla­cé par une nou­velle ins­ti­tu­tion de déno­mi­na­tion qua­si iden­tique, mais de com­po­si­tion et de fina­li­té tota­le­ment dif­fé­rentes, cela à la suite des oppo­si­tions mani­fes­tées par divers diri­geants et ensei­gnants de cette ins­ti­tu­tion, et afin d’en faire un organe de trans­mis­sion des nou­veau­tés propres à Amo­ris lae­ti­tia, à com­men­cer par une remise en ques­tion de l’encyclique de Paul VI Huma­nae vitae. Cette déci­sion est, du point de vue for­mel, conforme aux règles cano­niques – elle résulte d’un motu pro­prio – et mani­feste clai­re­ment que les res­sources juri­diques sont d’une aide pré­cieuse pour impo­ser rapi­de­ment une volon­té sans s’enliser dans les dif­fi­ciles manœuvres de la voie « dia­lo­gale ». La déci­sion est ain­si moti­vée, dans le texte même du motu pro­prio Sum­ma fami­liae : « Le chan­ge­ment cultu­rel et anthro­po­lo­gique qui influence aujourd’hui tous les aspects de la vie et demande une approche ana­ly­tique et diver­si­fiée impose de ne pas nous limi­ter à des pra­tiques pas­to­rales et mis­sion­naires reflé­tant des formes et des modèles du pas­sé. »

Un autre atout de la « réforme » en cours, et non des moindres, est sa cohé­rence théo­rique. L’énoncé que l’on vient de lire, comme tant d’autres, loin de rele­ver d’une rhé­to­rique pure­ment occa­sio­na­liste – cer­tains qui ne s’en tiennent qu’aux appa­rences le croient à tort – découle d’un pro­gramme qui ne fait qu’appliquer quelques idées clés de la théo­lo­gie his­to­ri­ciste telle que, entre bien d’autres, Wal­ter Kas­per a pu la for­mu­ler. Cette réfé­rence à un sys­tème intel­lec­tuel qui repose sur la notion hégé­lienne d’un Esprit se mou­vant à tra­vers les temps auto­rise de consi­dé­rer que la trans­mis­sion du Bon Dépôt de la Foi est « vivante », ce qui per­met toutes les adap­ta­tions à l’esprit du monde, c’est-à-dire à l’actualité de la culture domi­nante. Ces jus­ti­fi­ca­tions théo­riques, com­plé­tées de manière assez éclec­tiques par d’autres réfé­rences théo­lo­giques et phi­lo­so­phiques de même veine, ou réin­ter­pré­tées selon celle-ci, consti­tuent une res­source psy­cho­lo­gique confor­tant le volon­ta­risme, qui per­met notam­ment de main­te­nir le cap sur des objec­tifs stra­té­giques, même en pré­sence d’obstacles et de résis­tances sus­cep­tibles d’imposer pauses ou retraits tac­tiques. Le dérou­le­ment des deux ses­sions du synode sur la famille l’a bien véri­fié, puisque mal­gré l’opposition ou l’obstruction dues à la majo­ri­té des par­ti­ci­pants, ce qui avait été déci­dé avant même l’événement a trou­vé son abou­tis­se­ment dans la pro­mul­ga­tion de l’exhortation – Amo­ris lae­ti­tia – cen­sée recueillir le fruit des tra­vaux. Tou­te­fois le même évé­ne­ment révé­la que le pro­jet allait se heur­ter à des obs­tacles sans doute plus impor­tants que ceux qui avait été pré­vus.

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Si tous ces élé­ments réunis offrent donc de larges chances de suc­cès à la « réforme » en cours, ils ne peuvent cepen­dant pas en mas­quer la fai­blesse fon­da­men­tale. La ligne don­née en son temps par Benoît XVI était défi­nie par l’herméneutique de la conti­nui­té. Cela avait l’avantage d’unifier le déclas­se­ment de divers aspects doc­tri­na­le­ment aven­tu­reux héri­tés de Vati­can II. Mais cela avait aus­si l’inconvénient de toute inter­pré­ta­tion, tou­jours sus­cep­tible d’être rem­pla­cée par une autre, dif­fé­rente ou fran­che­ment oppo­sée. La force de l’historicisme hégé­lia­no-kas­pé­rien est plus grande en rai­son de son aspect théo­rique sys­té­ma­tique, mais elle souffre à son tour d’une autre fai­blesse, plus radi­cale, qui pro­vient de sa confron­ta­tion avec l’intangibilité sub­stan­tielle de la doc­trine du Christ fidè­le­ment trans­mise à tra­vers les âges. Cette fai­blesse de fond sus­cite en consé­quence quelques obs­tacles de taille au dérou­le­ment serein de la « réforme » ber­go­glienne.

Tout d’abord, les condi­tions géné­rales internes de l’Église ont chan­gé depuis le moment conci­liaire et la crise qui s’est ensui­vie. Le renou­veau à la base, en par­ti­cu­lier du cler­gé nou­vel­le­ment arri­vé, quoique quan­ti­ta­ti­ve­ment faible, est effec­tif et se carac­té­rise par un retour, même s’il n’est ni com­plet ni homo­gène, à une vision net­te­ment plus tra­di­tion­nelle de la vie sacer­do­tale ou reli­gieuse. Il ne peut donc pas jouer, sinon sur la base d’un mal­en­ten­du qui ne sau­rait durer long­temps, le rôle de sup­port de la « réforme ». Celle-ci ne peut en réa­li­té comp­ter fer­me­ment que sur la géné­ra­tion « conci­liaire » finis­sante, et sur l’appui fort ambi­gu de modé­rés tem­po­rai­re­ment dis­po­nibles pour excu­ser ou tra­ves­tir les rup­tures les plus fla­grantes au prix d’une sophis­tique utile, certes, mais en réa­li­té gênante par leur manque de sérieux intel­lec­tuel et peu sûre à terme. Quant à l’implication d’un cer­tain milieu sud-amé­ri­cain et des jésuites, il serait trom­peur d’imaginer qu’elle est mono­li­thique ou majo­ri­taire. Elle met en œuvre de petites équipes de veille et de dif­fu­sion, atta­chées à déli­vrer par voie média­tique clas­sique et par les réseaux sociaux élec­tro­niques un dis­cours répé­ti­tif, auto­ré­fé­ren­tiel et aisé­ment agres­sif contre les oppo­sants réels ou pré­su­més. D’autres relais existent, soit au sein de cer­taines congré­ga­tions romaines, soit encore des épis­co­pats déjà pré­dis­po­sés aux orien­ta­tions de la « réforme » (Alle­magne, Bel­gique, Suisse, Malte…), mais là encore, ce sont des mino­ri­tés.

La pro­mul­ga­tion de l’exhortation Amo­ris lae­ti­tia a joué comme révé­la­teur, puis cata­ly­seur de divi­sions liées à ces enga­ge­ments par­ti­cu­liers. Si aupa­ra­vant l’herméneutique de la conti­nui­té ne fai­sait pas l’unanimité, elle ne don­nait lieu qu’à des mani­fes­ta­tions cri­tiques feu­trées, ou bien à des dis­cus­sions d’orientation oppo­sée mais situées sur le même ter­rain ; désor­mais il est acquis que la divi­sion s’est insé­rée à l’intérieur de l’Église, une cas­sure étant chaque jour plus nette entre car­di­naux, entre confé­rences épis­co­pales, entre théo­lo­giens. De plus c’est de manière très fré­quente que Fran­çois, le prin­ci­pal arti­san de la « réforme », s’en prend rageu­se­ment aux « pha­ri­siens », aux esprits « rigides », « aux visages tristes » des « hypo­crites léga­listes », etc., autre­ment dit à tous ceux qui freinent la réa­li­sa­tion du pro­jet, confir­mant ain­si un état de lutte par­ti­sane ouverte pour impo­ser ce der­nier.

Ces méthodes bru­tales et le fait même de se mani­fes­ter comme un par­ti en lutte plu­tôt que comme une recherche col­lec­tive de réno­va­tion paci­fique après un demi-siècle conflic­tuel, si elle per­met à très court terme de pré­ci­pi­ter le cours des choses, a pour contre­par­tie d’en affai­blir les chances de réus­site à plus long terme. Le pas­sage en force, le mépris et les invec­tives ter­nissent l’image d’une « misé­ri­corde » sans cesse invo­quée comme sym­bole d’un chan­ge­ment d’époque, mais s’exerçant de manière sélec­tive et le plus sou­vent en inver­sant les fronts. Le fait est aggra­vé par le recours fré­quent à des témoins externes, notoi­re­ment cor­rom­pus et anti­chré­tiens, venant opi­ner sur la bon­té intrin­sèque du nou­veau cours. Tout cela érode la cré­di­bi­li­té de l’entreprise. Or celle-ci, en défi­ni­tive, ne peut obte­nir de résul­tat posi­tif que si elle arrive à un acquies­ce­ment, sinon de tous, du moins d’une grande majo­ri­té à l’intérieur de l’Église. Ce choix osten­sible, ou cette intro­duc­tion de l’alternative amis/ennemis à l’intérieur même de l’Église est hété­ro­gène à la notion de l’unité, telle que l’exprime si for­te­ment le cha­pitre 17, ver­set 21 de l’évangile selon saint Jean – « que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et comme je suis en toi, afin qu’eux aus­si soient un en nous, pour que le monde croie que tu m’as envoyé ».

Cette situa­tion dia­lec­tique créée d’en haut tranche for­te­ment avec celle qui avait pré­va­lu au moment du concile, lorsque Paul VI cher­chait à obte­nir un consen­sus, fût-ce au prix de cer­tains pas en arrière, ce qui lui avait valu les récri­mi­na­tions de la frac­tion la plus acti­viste, mais révé­lait chez lui un sens manœu­vrier qui manque for­te­ment aujourd’hui à Jorge Mario Ber­go­glio et aux siens.

Main­te­nant, sans doute en rai­son de la néces­si­té de pro­fi­ter à fond d’un moment que l’on sent bref, par cohé­rence aus­si avec le sup­port théo­rique qui applique à l’histoire de l’Église du Christ un sché­ma évo­lu­tion­niste fait de contra­dic­tions suc­ces­sives, sans oublier les motifs psy­cho­lo­giques tenant à l’histoire per­son­nelle de Fran­çois, ce sont des rup­tures pro­fondes et rapides qui sont recher­chées, dans une sorte d’immédiatisme révo­lu­tion­naire. Pour­tant, si le corps ecclé­sial est dans l’ensemble sor­ti anes­thé­sié du demi-siècle écou­lé, il a aus­si connu dans les der­nières décen­nies un cer­tain renou­vel­le­ment humain et spi­ri­tuel qui ne porte pas tout le monde à accep­ter de gaie­té de cœur l’obligation de s’aligner sur l’esprit du temps, inver­sant sou­dain l’insistante invi­ta­tion anté­rieure à lut­ter contre la « culture de mort » sous toutes ses formes. Il est donc inévi­table que le pro­jet de Fran­çois se heurte à des freins, des oppo­si­tions sourdes, voire de francs blo­cages. Et le manque de mesure qui découle de l’enfermement idéo­lo­gique, de l’excès de confiance en soi et du volon­ta­risme engendre l’incapacité d’apprécier cor­rec­te­ment cette situa­tion. La perte du sens des limites risque donc de mettre en péril le pro­jet lui-même.

L’une des contra­dic­tions les plus res­sen­ties réside dans le double dis­cours célé­brant le dia­logue et la libre expres­sion – la par­rhe­sia à laquelle a répé­ti­ti­ve­ment inci­té Fran­çois – et l’ensemble des pro­cé­dés mis en œuvre pour écar­ter les objec­tions, par­fois de manière qua­si ins­tan­ta­née, par­fois avec retard mais sans oubli ni par­don. C’est cepen­dant le refus de répondre de manière directe aux doutes ou argu­ments oppo­sés qui donne le plus à réflé­chir, une pra­tique appa­rue clai­re­ment au moment du synode romain sur la famille et depuis en pré­sence des demandes d’éclaircissement (dubia) pré­sen­tées par quatre car­di­naux. Le père Spa­da­ro, direc­teur de la Civil­tà cat­to­li­ca, au moment de la mise en vente de son nou­veau livre d’entretiens avec Fran­çois, Ades­so fate le vostre domande – Main­te­nant posez vos ques­tions, Riz­zo­li –, s’est cru obli­gé d’émettre le tweet sui­vant : « Le pape Fran­çois accepte les entre­tiens pour écou­ter les vraies ques­tions des gens. Mais il n’accepte pas les ques­tions avec de faux doutes. » (21 octobre 2017). Effec­ti­ve­ment seules quelques répliques obliques ont été pro­duites par per­sonnes inter­po­sées, sous forme de construc­tions sophis­tiques assor­ties d’arguments ad homi­nem. Ou bien encore par le biais d’une cam­pagne lan­cée en Alle­magne, inti­tu­lée Pro pope Fran­cis, appe­lant à adhé­rer au « rêve » d’une Église où « la com­pas­sion et non la loi aura le der­nier mot ». Ce per­sis­tant refus, que l’on doit appa­ren­ter à un déni de jus­tice, parle de lui-même. Il indique quelle est la plus grande fai­blesse sus­cep­tible de faire échouer le pro­jet ber­go­glien, ou mieux, signi­fie qu’il a déjà échoué dans son prin­cipe. Si ce pro­jet était cohé­rent avec les impli­ca­tions de l’Écriture et de la Tra­di­tion, il repré­sen­te­rait en effet un pro­grès « dans le même sens, selon le même dogme et dans la même pen­sée » que le noyau ini­tial (Vati­can I, Consti­tu­tion De fide catho­li­ca, DB 1800) : non pas une nou­veau­té contra­dic­toire de ce qui pré­cède mais sa com­pré­hen­sion plus pro­fonde. Il n’aurait nul besoin d’une cohorte de sophistes se tor­tu­rant l’esprit pour y voir la conti­nui­té dans la rup­ture, et moins encore d’outrager ceux qui ont l’outrecuidance de ne pas trou­ver évi­dente cette conti­nui­té. La « réforme » est donc réduite à n’être qu’une praxis, effi­cace sans doute du fait de la vio­lence avec laquelle elle s’opère, mais qui n’a pas la force morale de s’imposer aux consciences catho­liques sans les heur­ter de front. Au silence main­te­nu face aux demandes répé­tées de cla­ri­fi­ca­tion répond d’ailleurs le lourd et pesant silence de ceux qui ont com­pris le carac­tère pro­blé­ma­tique de la voie envi­sa­gée et s’abstiennent de voler à son secours.

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Pour conclure pro­vi­soi­re­ment, reve­nons sur la ques­tion ini­tiale : la « réforme » ber­go­glienne peut-elle abou­tir ? Il est pos­sible, et même acquis dans les faits qu’elle puisse réus­sir à ébran­ler cer­taines struc­tures ecclé­siales, encou­ra­ger mas­si­ve­ment des com­por­te­ments en contra­dic­tion avec la loi du Christ, et conten­ter jusqu’à un cer­tain point ou jusqu’à un cer­tain moment ceux qui pos­sèdent de grands pou­voirs sur une par­tie de la Pla­nète. Au-delà, les équi­libres géo­po­li­tiques sont instables et mal pré­vi­sibles à terme, de sorte que ce sou­tien essen­tiel peut très bien ces­ser du jour au len­de­main.

L’aspect posi­tif de l’affaire est qu’elle vient révé­ler bien des inten­tions cachées, en même temps qu’elle mani­feste sa nature par­ti­sane. Elle consti­tue aus­si une révé­la­tion des pos­si­bi­li­tés offertes par l’option « pas­to­rale » conci­liaire, carac­té­ri­sée par l’élaboration assez fré­quente de textes inter­pré­tables en des sens divers, débou­chant néces­sai­re­ment sur le plu­ra­lisme des inter­pré­ta­tions, et ouvrant la voie au pri­mat de la praxis, d’abord vic­to­rieux, puis tenu en échec, retrou­vant main­te­nant son ins­pi­ra­tion pre­mière, celle que ses par­ti­sans avaient appe­lée l’esprit du concile. Désor­mais toute recherche de miti­ga­tion en forme de « troi­sième voie » est exclue, ce qui, en défi­ni­tive, est un bien.

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