Revue de réflexion politique et religieuse.

Les ava­tars de la science dans une culture athée. L’exemple du Cercle de Vienne

Article publié le 19 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Consi­dé­rée d’un point de vue très géné­ral, la concep­tion clas­sique de la science en Occi­dent, concep­tion d’origine grecque, est mar­quée du sceau de la théo­lo­gie. C’est pour­quoi elle revêt un carac­tère for­te­ment contem­pla­tif, qui informe l’ensemble des dis­ci­plines et confère son uni­té à cet ensemble. La fin d’une telle science est de conduire l’homme à Dieu, quelle que soit la manière dont on conçoit celui-ci. Ain­si, la science pla­to­ni­cienne, par­tant de la cri­tique de l’expérience et de l’opinion, est une ascen­sion vers la contem­pla­tion des idées, et, au-delà, de l’Un, dans la pers­pec­tive soté­rio­lo­gique ultime qu’est la réin­té­gra­tion dans cet Un ori­gi­nel. Même la poli­tique, si impor­tante chez Pla­ton, est ordon­née à cette fin. D’une manière certes dif­fé­rente, la science aris­to­té­li­cienne est éga­le­ment une élé­va­tion vers Dieu à par­tir de la connais­sance de la nature, et la contem­pla­tion de cet être par­fait, pur acte sans puis­sance, consti­tue le som­met de l’activité humaine, la vie la plus heu­reuse, selon le der­nier livre de l’Ethique à Nico­maque qui pré­co­nise de ne pas « écou­ter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de bor­ner sa pen­sée aux choses humaines, et, mor­tel, aux choses mor­telles, mais […] dans la mesure du pos­sible, (de) s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la par­tie la plus noble qui est en lui », l’intellect, ce qui est la per­fec­tion de la ver­tu ((. Cf. X, 7, 1177a 10 ss. (tra­duc­tion Tri­cot, édi­tion Vrin).)) . Une telle fina­li­té contem­pla­tive de la science fut réaf­fir­mée tant par les phi­lo­sophes arabes que par les doc­teurs chré­tiens, selon la pers­pec­tive et la tra­di­tion propres à cha­cun. Ain­si, chez les doc­teurs de l’Eglise, les sciences pro­fanes furent-elles com­prises comme une forme de prae­pa­ra­tio evan­ge­li­ca, tant en ce qui concerne les sciences pra­tiques (doc­trine des ver­tus morales), que les sciences pro­pre­ment théo­riques, ren­trant dans le cur­sus des arts majeurs. Si la néces­si­té d’étudier celles-ci a don­né lieu à dis­cus­sion, si l’ensemble des sciences pro­fanes fut inté­gré dans la dis­tinc­tion augus­ti­nienne de l’uti et du frui au titre de sciences utiles ((. Cf. De doc­tri­na chris­tia­na, Œuvres de saint Augus­tin n. 11/2, Ins­ti­tut d’Etudes augus­ti­niennes, 1997. )) , ces diverses dis­ci­plines res­tèrent néan­moins insé­rées dans la logique reli­gieuse et théo­lo­gique du che­mi­ne­ment vers Dieu, qui leur donne leur uni­té sans nier leur diver­si­té, et l’apport propre à cha­cune.
Une telle concep­tion de la science n’a évi­dem­ment aucun sens si Dieu est sup­po­sé ne pas exis­ter. Dès lors donc que la science s’est mise à igno­rer l’existence de Dieu, voire à com­battre toute théo­lo­gie en même temps que la reli­gion qui la porte, la ques­tion s’est posée de la fina­li­té de la science : si elle ne conduit plus à Dieu, à quoi conduit-elle, de manière ultime ? Et quelle est donc sa jus­ti­fi­ca­tion ?
Or, les pos­si­bi­li­tés ne sont pas en nombre indé­ter­mi­né. A vrai dire, il n’y en a vrai­ment qu’une : si Dieu n’existe pas, la rai­son d’être ultime des choses est néces­sai­re­ment la matière, étant don­né qu’il faut bien un terme pre­mier en lequel l’ensemble du réel trouve son ori­gine et son uni­té ((. Pour une dis­cus­sion récente et appro­fon­die de la ques­tion, cf. Fré­dé­ric Guillaud, Dieu existe. Argu­ments phi­lo­so­phiques, Cerf, 2013.)) . Il y a là sans aucun doute la rai­son la plus forte de la soli­da­ri­té de la science moderne avec le maté­ria­lisme, même si ce n’est pas la seule.
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