Revue de réflexion politique et religieuse.

Du res­pect eucha­ris­tique

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les miracles eucha­ris­tiques sont admi­rables et émou­vants, spé­cia­le­ment ceux qui de siècle en siècle voient l’hostie se chan­ger en chair et lais­ser cou­ler du sang, phé­no­mènes dûment attes­tés puis scien­ti­fi­que­ment confir­més. Pour­tant, ils ont presque tous, dans le même temps, une face obs­cure, celle d’autant de pro­tes­ta­tions divines à l’encontre d’une faute ou d’un péché envers la Sainte Eucha­ris­tie : défi­cience de la foi du célé­brant ou du com­mu­niant, négli­gence cou­pable d’un prêtre ou « simple » mal­adresse de sa part, vol sacri­lège d’hosties… et à l’époque actuelle, comme en août 1996 à Bue­nos Aires, le fait qu’une hos­tie soit lais­sée sous un banc après que, sans doute, quelqu’un eut reçu la com­mu­nion dans la main et s’en était allé sans que per­sonne n’ait véri­fié qu’il l’avait consom­mée. Mais le Ciel n’intervient pas tou­jours… L’Eglise, alors, a tenu à pres­crire des règles tou­chant à la mani­pu­la­tion des Espèces eucha­ris­tiques, notam­ment dans les rites de com­mu­nion. Parce qu’en eux, plus qu’en nul autre domaine, sont requis, par l’objet même de la com­mu­nion, une digni­té et un soin par­ti­cu­liers ((. Dès le com­men­ce­ment, l’Eglise s’en est pré­oc­cu­pée : « Que l’homme s’éprouve donc lui-même, et qu’ainsi il mange de ce pain et boive de ce calice. Car celui qui mange et boit indi­gne­ment, mange et boit sa condam­na­tion, ne dis­cer­nant pas le corps du Sei­gneur. » (1 Co 11, 28–29) Sans doute saint Paul parle-t-il d’une digni­té inté­rieure qui relève de l’état de grâce ; cepen­dant le contexte de ces ver­sets traite plu­tôt d’une indi­gni­té exté­rieure : le Repas du Sei­gneur s’est trou­vé mêlé à un repas pro­fane où rejaillit l’inégalité des condi­tions, cha­cun man­geant ce qu’il a appor­té, mais aus­si où pré­valent avec indé­cence les pas­sions d’ivrognerie et de glou­ton­ne­rie.))  ; plus encore, et ceci fonde cela, parce que l’objet de la Sainte Eucha­ris­tie est une Per­sonne, Dieu. L’ensemble du sacre­ment relève du droit du Christ, dona­teur et don : c’est lui qui se rend pré­sent, le prêtre agis­sant in per­so­na Chris­ti, et il est réel­le­ment pré­sent sous les appa­rences du pain et du vin : c’est la trans­sub­stan­tia­tion.
C’est de cette réa­li­té que découlent tous les argu­ments d’un récent et bref ouvrage de Mgr Atha­na­sius Schnei­der, Cor­pus Chris­ti ((. Mgr Atha­na­sius Schnei­der, Cor­pus Chris­ti. La com­mu­nion dans la main au cœur de la crise de l’Eglise [2013], trad. franc. RCP-Contre­temps, Issy-les-Mou­li­neaux, 2014, 108 p. Cette édi­tion fran­çaise est pré­fa­cée par le car­di­nal Burke.)) , sur les rites de la com­mu­nion eucha­ris­tique : « On peut avan­cer des rai­sons pas­to­rales en faveur de la pour­suite de la pra­tique de la com­mu­nion debout et dans la main comme, par exemple, le droit des fidèles. De tels droits, cepen­dant, violent les droits du Christ, le seul Saint, le Roi des Rois : Lui a le droit de rece­voir l’excellence des hon­neurs divins, y com­pris dans la petite et sainte hos­tie » (p. 59). Peut-être se sou­vient-on d’une confé­rence, remar­quée en son temps, du même évêque auxi­liaire de l’archidiocèse d’Astana, capi­tale du Kaza­khs­tan, pro­non­cée en jan­vier 2012 à Paris ((. Mgr Atha­na­sius Schnei­der, « Les cinq plaies de la litur­gie », confé­rence lors de la 4e ren­contre pour l’unité catho­lique, Reu­ni­ca­tho, Paris, 14 jan­vier 2012. La confé­rence peut être lue et télé­char­gée, par exemple, sur le site du dio­cèse de Tou­lon, à l’adresse sui­vante : http://www. diocese-frejus-toulon.com/IMG/pdf/Mgr_Schneider.pdf.))  : il y avait énon­cé et dénon­cé « cinq usages litur­giques […] que l’on peut dési­gner comme étant les cinq plaies du corps mys­tique litur­gique du Christ ». La pre­mière tient en ce que le prêtre célèbre ver­sus popu­lum, face à l’assemblée, et non, avec l’assemblée, tour­né vers le Sei­gneur. La seconde plaie est la com­mu­nion dans la main. Quant aux autres ce sont les prières de la « pré­pa­ra­tion des dons » – et non plus l’offertoire –, la dis­pa­ri­tion du latin dans l’immense majo­ri­té des célé­bra­tions, l’intrusion dans le chœur de per­sonnes en civil, notam­ment des femmes, pour assu­rer les ser­vices litur­giques de lec­teur et d’acolyte. Chaque plaie, et sur­tout leur conjonc­tion et leur géné­ra­li­sa­tion à la presque tota­li­té des messes conduit, affir­mait Mgr Schnei­der, à don­ner à celles-ci un carac­tère pro­fane dont la consé­quence n’est pas sim­ple­ment l’indifférence, mais une forme eucha­ris­tique de l’hérésie arienne, un « semi-aria­nisme eucha­ris­tique ». Dans son récent petit livre, le pré­lat foca­lise donc son atten­tion, et veut atti­rer la nôtre, sur une de ces plaies, la com­mu­nion dans la main ; et le motif en est ce qui a été dit plus haut : le droit du Christ réel­le­ment pré­sent dans le sacre­ment. Le car­di­nal Burke, dans la pré­face de l’édition fran­çaise, pense sem­bla­ble­ment, qui rap­pelle que le culte eucha­ris­tique, depuis l’architecture des églises, les maté­riaux des orne­ments et des vases sacrés jusqu’aux céré­mo­nies de la messe, appelle à l’adoration et à la révé­rence envers le Saint-Sacre­ment, enseigne et mani­feste le carac­tère émi­nem­ment pré­cieux des Espèces eucha­ris­tiques, mais que, s’il faut pré­ci­ser, les règles qui ordonnent la com­mu­nion eucha­ris­tique res­sor­tissent en plus à ce ius Chris­ti, réel­le­ment pré­sent et s’offrant en nour­ri­ture spi­ri­tuelle.
Ce droit abso­lu est celui de Dieu, « le seul Saint, le Roi des rois » ; il relève donc de la majes­té divine. Il est, dans le même temps, celui de Dieu en tant qu’Il se fait, comme aux jours de sa vie ter­restre, petit et pauvre : Jésus Christ, dans l’Eucharistie, est « l’Etre le plus pauvre, le plus faible et le plus dému­ni » (p. 99) ; au droit de la majes­té divine, s’ajoute « le droit du plus faible dans l’Eglise » (p. 59) ((. Sous cet angle, en conclu­sion, Mgr Schnei­der avance que la révé­rence envers le Saint-Sacre­ment est un cri­tère de la qua­li­té chré­tienne, méri­toire, de la défense des plus pauvres dans la socié­té, et qu’il y a un manque de cohé­rence à se por­ter vers celle-ci tout en négli­geant celle-là (cf. p. 101).)) .
De cette pau­vre­té eucha­ris­tique qui, alliée à la majes­té divine et curieu­se­ment peut-être plus qu’elle ((. C’est une ten­dance de l’auteur et, à notre avis, comme on le montre plus loin, une fai­blesse du livre.)) , fonde les droits du Christ dans le sacre­ment et devrait alors orien­ter tous les rites, le texte de Mgr Schnei­der four­nit une pré­sen­ta­tion selon deux axes, dont le second nous paraît plus fruc­tueux, même si le pre­mier a peut-être plus de force émo­tive. S’inscrivant dans une tra­di­tion plu­ri­sé­cu­laire, dont la figure du « divin pri­son­nier du taber­nacle » fut une expres­sion popu­laire ((. Cf. par exemple le can­tique Loué soit à tout ins­tant, dont le pre­mier cou­plet est le sui­vant : « Jésus veut par un miracle / Près de nous la nuit, le jour, / Habi­ter au Taber­nacle, / Pri­son­nier de son Amour. »)) , la pre­mière qua­li­fi­ca­tion de la pau­vre­té eucha­ris­tique affirme que Jésus-Christ est plus pauvre en son Corps eucha­ris­tique qu’il ne l’était entre l’Annonciation et la Cru­ci­fixion, car les « espèces visibles et maté­rielles du pain et du vin » cachent « l’apparence exté­rieure de Sa nature humaine », celle-ci voi­lant la divi­ni­té. Plus encore, « [d]ans la pré­sence eucha­ris­tique, Jésus ne s’est pas dépouillé seule­ment de Sa richesse divine et humaine mais aus­si de Sa force et de Sa puis­sance, divines comme humaines […] C’est en ver­tu de cette pau­vre­té et de cette fai­blesse que Jésus s’est fait l’Etre le plus impuis­sant de toute l’Eglise et de ce monde. Dans Son état eucha­ris­tique, le Fils de Dieu révèle et réa­lise Son auto­dé­pouille­ment le plus com­plet. » (pp. 99–100) Nous voi­ci sur une ligne de crête : certes, les accents de la pré­di­ca­tion et de l’exhortation peuvent tendre les intel­li­gences et sur­tout les cœurs vers le Corps eucha­ris­tique de Jésus-Christ, y dis­cer­ner et y ado­rer un état d’abaissement plus grand encore que l’incarnation et la croix réunies, sur­tout s’il s’agit de pro­tes­ter contre les manques de révé­rence, voire les sacri­lèges com­mis contre « la petite et sainte hos­tie ». Tou­te­fois, une saine théo­lo­gie recon­naît qu’il y a ici une cer­taine emphase et, si l’on for­ma­lise trop, une réelle ambi­guï­té. Elle pré­fé­re­ra sans doute mettre en évi­dence plus sobre­ment la dimen­sion sacra­men­telle (donc aus­si repré­sen­ta­tive), selon la for­mule équi­li­brée de saint Tho­mas d’Aquin : « La célé­bra­tion de ce sacre­ment est une cer­taine image repré­sen­ta­tive de la Pas­sion du Christ qui est sa véri­table immo­la­tion » (Somme théo­lo­gique, IIIa, q.83, a.1) ((. Cf. A.-M. Roguet, « Les à‑peu-près de la pré­di­ca­tion eucha­ris­tique », in : La Mai­son Dieu, n. 11, 1947, pp. 178–190 ; cita­tion p. 179. Cet article (consul­table sur le site gallica.bnf.fr) s’appuie sur des trai­tés plus fon­da­men­taux aux­quels on se rap­por­te­ra : M. de la Taille, Mys­te­rium Fidei (1931) ; Dom Vonier, La clé de la doc­trine eucha­ris­tique (1942). Des ouvrages récents expli­citent aus­si avec pré­ci­sion, dans une visée théo­lo­gique plus que de pré­di­ca­tion, ce qu’est la trans­sub­stan­tia­tion : par exemple, Sr Louise-Marie Anto­niot­ti, Le mys­tère de l’Eucharistie. Pain de la vie éter­nelle et coupe du salut, Téqui, 2011.)) .
On ne sau­rait en effet rela­ti­vi­ser le fait que le Corps eucha­ris­tique du Christ est son corps glo­rieux ((. « Les prêtres […] en pro­dui­sant Jésus res­sus­ci­té sur les autels […] le mettent dans le même état de triomphe et de gloire où il se trouve dans le sein de son Père. » (Jean-Jacques Olier, cité par A.-M. Roguet, op. cit., p. 183))) , ce que n’oublie certes pas de rap­pe­ler l’auteur : « Quand nous entrons dans une église pour par­ti­ci­per à la Sainte Messe, nous nous trans­por­tons sur le Gol­go­tha et simul­ta­né­ment fai­sons face aux cieux grands ouverts » (p. 33). On ne peut non plus négli­ger que l’Eucharistie est un sacre­ment de l’Eglise, que le Saint-Sacre­ment n’est pas « confec­tion­né » par le prêtre, ni mani­pu­lé, ni conser­vé, hors des règles de l’Eglise et de son culte dont on a rap­pe­lé qu’il s’est déployé pour ensei­gner et mani­fes­ter la gloire divine. Dès lors, puisque l’on tient que le mal inten­tion­nel n’est pas per­mis, le Saint-Sacre­ment n’est pas ce à quoi on peut ne pas pro­cu­rer les soins les plus dili­gents, l’attention et l’adoration requises. Les pres­crip­tions de l’Eglise sont là, qui ne peuvent être ni omises ni même igno­rées. En quelque manière, les céré­mo­nies et les pres­crip­tions, les vases et toute l’ornementation tiennent obli­ga­toi­re­ment lieu de la clar­té glo­rieuse et de la nuée qui entou­raient Jésus-Christ sur le mont de la Trans­fi­gu­ra­tion. Là encore, Mgr Schnei­der le sait, même si ses for­mules sur l’autodépouillement du Christ dans l’Eucharistie mettent (didac­ti­que­ment) cela entre paren­thèses, afin de sus­ci­ter un sur­croît de fer­veur. Il le sait, car tel est le pro­pos de son livre : les règles et pra­tiques nou­velles pour rece­voir la com­mu­nion (debout et dans la main) ne sont-elles pas, en elles-mêmes ou dans leurs consé­quences pré­vi­sibles – qui pour­raient et devraient donc être évi­tées –, défi­cientes quant à cette sup­pléance de digni­té et de majes­té qu’assure l’Eglise, ministres et fidèles, vis-à-vis du Christ ?
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