Revue de réflexion politique et religieuse.

Du bloc catho­lique à l’intégration. Ori­gines et évo­lu­tion de la démo­cra­tie-chré­tienne chi­lienne

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En Europe comme au-delà des océans, la démo­cra­tie chré­tienne a connu des évo­lu­tions paral­lèles. La plu­part du temps issue d’un catho­li­cisme social aspi­rant à ins­tau­rer dans son inté­gra­li­té un ordre social chré­tien, à l’encontre de ses deux enne­mis modernes, le libé­ra­lisme et le socia­lisme (et son appen­dice com­mu­niste), le catho­li­cisme des XIXe et XXe siècles n’a pas réus­si à échap­per au piège de la par­ti­ci­pa­tion, que ce soit du fait d’un « ral­lie­ment » à l’ordre éta­bli ou en rai­son d’un jeu d’alliances élec­to­rales condui­sant à l’inverse des buts ini­tia­le­ment pour­sui­vis.
Le cas du Chi­li est inté­res­sant à connaître pour confir­mer la réa­li­té de ce phé­no­mène de récu­pé­ra­tion ou d’enfouissement, terme final d’une concep­tion sociale bien inten­tion­née mais insuf­fi­sam­ment éta­blie sur des prin­cipes fermes ni sur une cri­tique cohé­rente des struc­tures du sys­tème post-révo­lu­tion­naire. On y retrouve en effet quelques-uns des élé­ments qui ont pesé en Europe dans un sens com­pa­rable : l’opposition décla­rée d’une par­tie notable du cler­gé aux consé­quences sociales injustes du capi­ta­lisme libé­ral, appe­lant une réponse pla­ni­fi­ca­trice mais aus­si jus­ti­fiant des choix fré­quem­ment oppor­tu­nistes ; une influence idéo­lo­gique des pen­seurs euro­péens, au pre­mier rang des­quels Jacques Mari­tain ; un faux débat autour de la notion de « par­ti catho­lique » ou du « plu­ra­lisme des options » ((. Cf. José Díaz Nie­va, Chile : de la Falange Nacio­nal a la Demo­cra­cia Cris­tia­na, UNED, Madrid, 2001, spé­cia­le­ment pp. 29, 46, 51, 60.)) , et pour finir, les ten­ta­tions symé­triques de faire cause com­mune avec l’ennemi, libé­ral-conser­va­teur ou pro­gres­siste-révo­lu­tion­naire.
Après une indé­pen­dance conquise sur la cou­ronne d’Espagne, les Chi­liens se dotèrent, à l’issue de la vic­toire rem­por­tée par les milieux les plus conser­va­teurs de la socié­té contre les libé­raux lors de la guerre civile de 1828, d’un Etat doté d’une struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle solide. La consti­tu­tion de 1833 assu­rait la domi­na­tion d’un pou­voir exé­cu­tif fort, pla­cé entre les mains d’un pré­sident élu tous les cinq ans, tout en ayant la pos­si­bi­li­té d’être réélu.
Les catho­liques chi­liens ne par­ti­ci­pèrent pas en tant que tels à ces pre­miers moments de construc­tion et de conso­li­da­tion de l’Etat nais­sant. Il fal­lut attendre la moi­tié du XIXe siècle pour les voir entrer en scène, à l’époque de la pré­si­dence de Manuel Montt et du conflit Eglise-Etat connu sous le nom d’« affaire du sacris­tain ((. En 1856, un conflit entre le pré­sident Manuel Montt et l’archevêque de San­tia­go Rafael Val­di­vie­so écla­ta à cause du licen­cie­ment du sacris­tain de la cathé­drale, Pedro San­te­lices. Ce der­nier dépo­sa une récla­ma­tion auprès du cha­pitre ecclé­sias­tique qui le main­tint dans son emploi. Cepen­dant, le vicaire géné­ral Vicente Tocor­nal confir­ma le licen­cie­ment. Cette déci­sion pro­vo­qua un appel dépo­sé par deux cha­noines, appel qui ne fut accep­té qu’avec un effet dévo­lu­tif, pous­sant les cha­noines à recou­rir à la Cour suprême. De cette façon, un fait ecclé­sias­tique pas­sa entre les mains d’un tri­bu­nal civil. La Cour suprême se pro­non­ça en faveur des prêtres qui avaient intro­duit le recours. Refu­sant de res­pec­ter ce juge­ment, l’archevêque encou­rait pour cela une peine d’exil. Val­di­vie­so deman­da au gou­ver­ne­ment de Montt d’intervenir pour évi­ter des maux plus grands, mais celui-ci répon­dit qu’il ne pou­vait agir. La Socie­dad San­to Tomás de Can­ter­bu­ry se for­ma alors pour défendre l’archevêque. Les par­ti­sans du pré­sident Montt s’unirent der­rière lui et son ministre Anto­nio Varas, au sein du Par­ti­do nacio­nal. ))  », conflit qui entraî­na la divi­sion des forces de gou­ver­ne­ment en deux par­tis : le Par­ti­do nacio­nal et le Par­ti­do conser­va­dor ((. B. Bra­vo, « Orí­genes, apo­geo y oca­so de los par­ti­dos polí­ti­cos en Chile. 1857 – 1973 [Ori­gines, apo­gée et déclin des par­tis poli­tiques du Chi­li] », Polí­ti­ca [San­tia­go], n. 7, 1985.)) .
Les conser­va­teurs chi­liens sou­te­naient les prin­cipes de l’Eglise et la reli­gion. Au fil du temps, ils s’opposèrent poli­ti­que­ment à toutes les ini­tia­tives ten­dant à dimi­nuer l’influence de l’Eglise sur les familles, comme ce fut le cas lors de l’institution du Registre civil, enti­té qui – dès 1884 – com­men­ça à tenir le registre des nais­sances, des mariages et des décès. En outre, le Par­ti­do conser­va­dor pré­sen­ta plu­sieurs fois des prêtres en tant que can­di­dats au Congrès, et ce jusqu’à un XXe siècle bien enta­mé. Ce fut le cas de l’évêque José Joa­quín Gan­da­rillas, élu dépu­té en 1864 pour la cir­cons­crip­tion de Rere.

Catho­liques et sociaux-chré­tiens d’un siècle à un autre

Après la pré­do­mi­nance de gou­ver­ne­ments libé­raux (1861–1891), le Par­ti­do conser­va­dor par­ti­ci­pa à la poli­tique dite « par­le­men­ta­riste » (1891–1924). Durant cette période, les dif­fé­rents par­tis poli­tiques ont eu l’habitude de se regrou­per autour de deux grands blocs : la Coa­li­ción conser­va­do­ra et l’Alianza libe­ral. Ce sont les années où sont dif­fu­sés les ensei­gne­ments issus de l’encyclique Rerum Nova­rum de Léon XIII, laquelle eut une réper­cus­sion cer­taine au sein du conser­va­tisme, vers 1901, grâce à des pro­ta­go­nistes tels que Fran­cis­co de Bor­ja Eche­varría, les frères Concha Suber­ca­seaux, et Car­los Wal­ker Martí­nez. Au cours de leur VIIe conven­tion, Enrique Del­pia­no – repré­sen­tant de Val­pa­raí­so – expli­ci­tait ce qu’il fal­lait com­prendre par ordre social chré­tien : « Un ordre civil où toutes les forces sociales, juri­diques ou éco­no­miques, coopèrent pro­por­tion­nel­le­ment au bien com­mun », mais il ajou­tait qu’en ver­tu de la jus­tice et de la cha­ri­té, elles devaient tendre « en pre­mier lieu au bien des classes infé­rieures ((. I. Artea­ga Undur­ra­ga, Par­ti­do Conser­va­dor. XIV Conven­ción Nacio­nal 1947. Notas Histó­ri­cas (1823–1947), Impren­ta de Chile, San­tia­go, 1947, p. 240. ))  ». En 1915, Fran­cis­co Rivas Vicuña pré­ci­sait que l’humanité devait s’ancrer dans la « doc­trine du Christ qui, appli­quée aux rela­tions humaines, s’appelle démo­cra­tie chré­tienne, et dont les prin­cipes sont les seuls effi­caces pour nous por­ter vers le pro­grès, grâce à l’équilibre qu’ils intro­duisent au cœur de toute l’humanité… ((. F. Rivas Vicuña, La Demo­cra­cia Cris­tia­na, Impren­ta de Chile, San­tia­go, 1915, p. 47. ))  » La loi divine reflé­tée dans les ensei­gne­ments du Christ consti­tue­rait l’unique fon­de­ment de la jus­tice… créa­trice de liber­té et garan­tie d’un pro­grès démo­cra­tique accom­pli dans la paix la plus totale ((. Ibid., p. V.)) .
Bar­to­lo­mé Pala­cios fut un ins­ti­ga­teur des pre­miers regrou­pe­ments démo­crates-chré­tiens. Il défen­dait l’idée selon laquelle le Par­ti­do conser­va­dor condui­rait vers l’égalité véri­table et vers la fra­ter­ni­té entre les hommes. Ce prin­cipe – affir­mait-il – avait été ins­tau­ré par l’action du chris­tia­nisme. Pour cela, il était néces­saire d’abandonner l’individualisme et le socia­lisme col­lec­ti­viste, doc­trines qui étouf­faient la per­son­na­li­té des citoyens. Tout au contraire, il sug­gé­rait l’adoption des prin­cipes poli­tiques de la démo­cra­tie chré­tienne en laquelle il voyait la pos­si­bi­li­té d’atteindre au bien com­mun, ayant pour pré­oc­cu­pa­tion l’amélioration des condi­tions maté­rielles des milieux popu­laires ((. B. Pala­cios Sil­va, El Par­ti­do Conser­va­dor y el Par­ti­do Radi­cal frente a frente. (Doc­tri­na Conser­va­do­ra y Doc­tri­na Radi­cal), Impren­ta la Ilus­tra­ción, San­tia­go, 1918. )) . Tou­te­fois, à cette époque, le Par­ti­do conser­va­dor était en grande par­tie for­mé par l’élite chi­lienne, et donc méfiant à l’égard des réformes sociales qui étaient pro­po­sées ((. R. Gumu­cio Vives, El Par­ti­do Conser­va­dor, Impren­ta y encua­der­na­ción Lourdes, San­tia­go, 1911, p. 10. )) .
Cette pré­oc­cu­pa­tion pour la ques­tion sociale se maté­ria­li­sa dans le pro­jet de loi pré­sen­té par Manuel Rivas afin de créer un patro­nage en faveur des loge­ments ouvriers, idée qui fut approu­vée en 1906. Il y avait aus­si un désir de pro­mou­voir la créa­tion d’institutions syn­di­cales et de secours mutuel, comme la Grande fédé­ra­tion ouvrière du Chi­li, fon­dée par Pablo Marín, qui – les années pas­sant – finit par deve­nir le ber­ceau du Par­ti­do comu­nis­ta après être pas­sée sous le contrôle des socia­listes ((. J. Díaz Nie­va, Chile : de la Falange Nacio­nal…, op. cit., pp. 35–36. )) .
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