Revue de réflexion politique et religieuse.

Le leurre fédé­ra­liste

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il y a près de vingt ans j’avais abor­dé la ques­tion, déjà rebat­tue depuis des décen­nies, de la « crise de l’Etat », sorte de toile de fond qui nous per­met de contem­pler, en plan rap­pro­ché, un ensemble de thèmes appa­rem­ment indé­pen­dants mais qui sont, en der­nier res­sort, très for­te­ment asso­ciés ((. Miguel Ayu­so, ¿Des­pués del Levia­than ? Sobre el Esta­do y su signo, Spei­ro, Madrid, 1996. )) . Cinq niveaux au moins de consi­dé­ra­tion peuvent ain­si être dis­tin­gués. Tout d’abord la faillite de la nation, entre l’intégration supra­na­tio­nale et la dés­in­té­gra­tion infra­ré­gio­nale, avec pour corol­laire l’éclosion des natio­na­lismes. Second bloc d’investigation : devant le recul pal­pable du poli­tique ou du public, le « retour » sup­po­sé de la socié­té. Puis nous trou­vons la recon­si­dé­ra­tion du rôle de l’Etat dans l’économie glo­ba­li­sée et régie par une « gou­ver­nance ». Arrive ensuite le dis­cré­dit du sys­tème poli­tique domi­nant – à l’opposé du mirage qui l’imaginait, il y a peu encore, ins­tal­lé dans la splen­deur de la « fin de l’histoire » – dis­cré­dit qui nous plonge dans le désen­chan­te­ment et l’épuisement. Pour finir, la ques­tion du plu­ra­lisme bour­geonne de nou­veau avec le para­digme du « mul­ti­cul­tu­ra­lisme ». Pour résu­mer d’un mot, on pou­vait dire que nous nous trou­vions ain­si devant les marques de la post­mo­der­ni­té, carac­té­ri­sée par la sécu­la­ri­sa­tion radi­cale et la dis­so­lu­tion totale des reli­gions civiles. Cepen­dant, la nature fluide, c’est-à-dire, dans l’absolu, conso­li­dée, de la situa­tion qu’il s’agissait de com­prendre, et son carac­tère cri­tique du fait d’être affec­tée inexo­ra­ble­ment de signes contra­dic­toires, obli­geait à modu­ler avec beau­coup de soin les juge­ments appor­tés. Ain­si, en pre­mier lieu, beau­coup d’Etats natio­naux – spé­cia­le­ment les plus anciens et les plus cohé­rents – pré­sentent des bases plus solides que celles des nou­velles for­mules d’organisation : en Espagne, par exemple, il semble néces­saire de pro­té­ger un ordre natio­nal, simul­ta­né­ment atro­phié et hyper­tro­phié, face aux natio­na­lismes sépa­ra­tistes pure­ment dis­sol­vants ou à la ten­dance à l’amoralisme des ins­ti­tu­tions tech­no­cra­tiques, cryp­to­cra­tiques ou com­mu­nau­taires. En même temps cepen­dant, la ten­dance clai­re­ment per­cep­tible vers un « régio­na­lisme fonc­tion­nel » réunit des avan­tages indu­bi­tables en com­pa­rai­son de la rigi­di­té éta­tique. D’un second point de vue, la socié­té civile peut n’être aujourd’hui qu’un amas assez informe de lob­bies et de groupes de pres­sion, plu­tôt qu’un corps vivant ; cepen­dant le retour d’une socié­té civile – quelle qu’elle soit – intro­duit des fac­teurs salu­taires de vita­li­té et d’initiative dans une situa­tion vieillis­sante. La crise de l’Etat-providence contri­bue à rame­ner le colosse éta­tique à des pro­por­tions plus rai­son­nables – cer­tains vou­draient même pour­suivre la réduc­tion en des­sous du mini­mum indis­pen­sable – et aban­donne à son sort l’insane uto­pie socia­liste ; mais elle consacre le règne du néo­li­bé­ra­lisme en com­pre­nant faus­se­ment le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té – qui dans son accep­tion cor­recte sup­pose, selon le cas, aus­si bien l’abstention que l’aide – et favo­rise l’injustice et l’absence de soli­da­ri­té. La déca­dence des méca­nismes repré­sen­ta­tifs et même de toute la machi­ne­rie poli­tique moderne annonce – et nous arri­vons au der­nier point – la fin d’une cer­taine mytho­lo­gie, mais en même temps elle cache à peine la convoi­tise des grands inté­rêts, des grandes frus­tra­tions et des mises à l’écart. Pour finir, le plu­ra­lisme exa­cer­bé, poli­tique et cultu­rel, per­met, d’une part, de récu­pé­rer par­tiel­le­ment le sens de la com­mu­nau­té, en même temps qu’il menace de détruire la vie en com­mun aux niveaux supé­rieurs. Et ain­si de suite. C’est pour­quoi, et telle était la conclu­sion, après avoir abat­tu l’Etat moderne, on cou­rait le risque de dis­soudre quelque chose de plus pro­fond et de plus stable, à savoir la com­mu­nau­té poli­tique elle-même ((. Ibid., pp. 188–189. )) .

État fédé­ral et crise de l’État

Il convient donc d’approfondir dans ce tableau le pre­mier des niveaux énu­mé­rés et, en par­ti­cu­lier, la signi­fi­ca­tion du fédé­ra­lisme dans la culture juri­dique contem­po­raine. Celui-ci appa­raît dans les deux ten­dances signa­lées plus haut, c’est-à-dire la subor­di­na­tion inexo­rable de l’Etat à des ins­tances supra­na­tio­nales, et le relâ­che­ment de l’unité interne des Etats sous l’effet des ten­sions inter­ré­gio­nales. Mais tan­dis que, dans le pre­mier cas, les dif­fé­rences sont à peine per­cep­tibles, la gra­vi­té du deuxième est plus accu­sée dans cer­taines nations que dans d’autres, au point que l’on peut dire que si la forme fédé­rale de l’Etat semble mieux résis­ter, c’est pré­ci­sé­ment parce que – dans une cer­tain mesure – elle inclut déjà la divi­sion, bien que sans arri­ver à la rup­ture ((. Cf. Álva­ro d’Ors, La vio­len­cia y el orden, Dyr­sa, Madrid, 1987, pp. 107 ss. )) . Il est remar­quable dans ce sens que les Etats-Unis, comme aupa­ra­vant l’Union sovié­tique, pré­sentent cette forme consti­tu­tion­nelle, tout comme l’Allemagne d’une manière dif­fé­rente. L’Italie et l’Espagne, qui pour leur part sont d’authentiques Etats régio­naux, uni­taires certes, mais décen­tra­li­sés non seule­ment admi­nis­tra­ti­ve­ment mais aus­si poli­ti­que­ment, ont connu une forte accen­tua­tion fédé­ra­li­sante dans les der­nières décen­nies. Il semble que seule la France pré­sente une forte résis­tance à la décom­po­si­tion ter­ri­to­riale inté­rieure, ce qui est logique puisque l’Etat y est né et n’a nulle part atteint une plus grande pure­té. Et cela mal­gré le fait que soit sor­ti d’elle, dans une direc­tion appa­rem­ment oppo­sée, le plan d’organisation du ter­ri­toire euro­péen comme ensemble de régions : « l’Europe des régions ».
Peut-être que le cas espa­gnol est de toutes façons celui qui montre le plus net­te­ment la ten­dance à la désa­gré­ga­tion.
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