Revue de réflexion politique et religieuse.

Le choix du banal entre art et dis­trac­tion

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La nou­velle édi­tion du livre de Fran­çois Jost paru en 2007 n’a rien per­du de son actua­li­té ((. Fran­çois Jost, Le culte du banal, CNRS Edi­tions, sep­tembre 2013, 128 p., 8 €.)) . Quant à sa per­ti­nence, nous mon­tre­rons qu’elle peut être dis­cu­tée au moins sur un point (cen­tral) de sa pro­blé­ma­tique. Ce dont il s’agit est la notion même de bana­li­té. Le mot n’a pas le même sens selon qu’il s’applique à l’art (par exemple un cer­tain natu­ra­lisme), au non-art (comme les rea­dy-made) ou une caté­go­rie de spec­tacles télé­vi­sés (tel Loft Sto­ry). Or Jost mécon­naît ces dif­fé­rences. Cela ne prive pas son opus­cule de tout inté­rêt, mais suf­fit pour com­pro­mettre la cohé­rence de son pro­pos. Voi­ci com­ment celui-ci se résume dans les termes même de l’auteur : « L’art du XXe siècle, ayant rom­pu avec le siècle pré­cé­dent en pro­je­tant l’objet com­mun dans les musées, en reven­di­quant d’utiliser le banal, les déchets et les pou­belles, n’y avait-il pas une cer­taine logique à ce que la télé­vi­sion […] s’appuie fina­le­ment sur les mêmes valeurs ? » (p. 5). Le pas­sage que je viens de citer fait allu­sion au non-art qui s’est sub­sti­tué à l’art en uti­li­sant des objets manu­fac­tu­rés, des déchets, voire des excré­ments. Or les arts du spec­tacle dont la télé­vi­sion est tri­bu­taire ou par­tie pre­nante n’ont pas été détruits par la sur­en­chère de l’avant-gardisme anar­tis­tique (concep­tuel) comme ce fut le cas pour les « arts du des­sin » (Vasa­ri). Le coût de leur pro­duc­tion et leur mode de consom­ma­tion et de consé­cra­tion ne l’ont pas per­mis. J’y revien­drai. Il s’ensuit que l’analogie fal­la­cieuse entre un dia­logue tiré tel quel de la vie quo­ti­dienne d’une part et les « objets trou­vés » ducham­piens de l’autre, conduit à confondre des phé­no­mènes essen­tiel­le­ment dif­fé­rents. Celui qui cri­tique la bana­li­té d’un spec­tacle porte un juge­ment esthé­tique. En revanche décla­rer que l’urinoir n’est pas de l’art c’est for­mu­ler un juge­ment onto­lo­gique qui, en tant que tel, ne contient pas de juge­ment de valeur. Le pre­mier cas dis­tingue Low­brow et High­brow ((. Gens sans pré­ten­tions et per­sonnes culti­vées. [ndlr])) , le deuxième dis­tingue les ama­teurs d’art (pein­ture, sculp­ture, archi­tec­ture) de ceux qui peuvent s’en pas­ser. Ce n’est pas blâ­mer un rea­dy made que de ne pas le ran­ger dans la caté­go­rie des œuvres d’art. On désap­prouve en revanche une pièce de théâtre ou un film au motif qu’ils nous ennuient en mon­trant (comme chez Vina­ver) des scènes tri­viales de la vie quo­ti­dienne. Ce qu’on est en droit de repro­cher à l’urinoir n’est pas sa bana­li­té mais le fait d’interdire l’art en occu­pant sa place. Le résul­tat du geste de Duchamp aurait été le même s’il avait pro­po­sé à une expo­si­tion un objet extra­or­di­naire et rare mais dont il n’aurait pas inven­té la forme en la façon­nant de ses mains pas plus que celui qu’il inti­tu­la Foun­tain. Le veau scié dans le sens de la lon­gueur et plon­gé dans le for­mol de notre contem­po­rain Damien Hirst n’est pas un objet banal mais il est aus­si étran­ger à l’art que la roue de bicy­clette ducham­pienne vieille d’un siècle.
Dans leur effort pour gom­mer les contra­dic­tions de leurs dis­cours, les tenants du non-art « contem­po­rain » se heurtent à des dif­fi­cul­tés redou­tables comme l’ont mon­tré les deux affaires Pinon­cel­li. En 1993, cet anar­tiste s’était atta­qué à coups de mar­teau à un uri­noir que les orga­ni­sa­teurs d’une expo­si­tion avaient abu­si­ve­ment iden­ti­fié à celui (dis­pa­ru depuis long­temps) pro­po­sé par Duchamp. Puis, en 2006, Pinon­cel­li avait réci­di­vé en uri­nant dans un objet sani­taire ana­logue le rame­nant à sa des­ti­na­tion ori­gi­naire. A ces deux occa­sions, il avait réa­li­sé une « per­for­mance », autre­ment dit une œuvre d’art concep­tuelle se met­tant ain­si à l’école de Duchamp et lui ren­dant hom­mage. Mais les bureau­crates obtus au ser­vice de l’oligarchie régnante ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils traî­nèrent Pinon­cel­li devant les tri­bu­naux et l’un d’entre eux, le conser­va­teur (oh com­bien !) Alfred Pac­que­ment, se jus­ti­fia dans un article publié par Le Monde. Selon lui l’urinoir refait étant « deve­nu de fac­to l’original de cette œuvre si essen­tielle, le détruire était aus­si grave que bri­ser la Pie­tà de Michel-Ange ». Jost qui cite cette phrase à la page 11 de son livre pour­suit : « Ce « de fac­to » me laisse son­geur […] Quelle concep­tion de l’œuvre faut-il avoir en tête pour rap­pro­cher un uri­noir, pro­duit manu­fac­tu­ré, d’une sta­tue arte­fact humain ? ».
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