Revue de réflexion politique et religieuse.

Athéisme, rien de nou­veau sous le soleil

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le sous-titre du livre de Comte-Spon­ville L’esprit de l’athéisme en dit très pré­ci­sé­ment le pro­pos : Intro­duc­tion à une spi­ri­tua­li­té sans Dieu ((. André Comte-Spon­ville, L’esprit de l’athéisme. Intro­duc­tion à une spi­ri­tua­li­té sans Dieu, Albin Michel, 2006 ; rééd. Le Livre de Poche, 2013, 215 p., 5,60 €.)) . Dans un pays, la France, qui comp­te­rait, selon un son­dage, plus de 60 % d’athées ou d’agnostiques, on com­prend qu’il y ait une demande pour un tel sujet. La reven­di­ca­tion d’une spi­ri­tua­li­té non dépen­dante d’une reli­gion est un trait carac­té­ris­tique de la socié­té post-chré­tienne qu’est deve­nue l’Europe. En France, fille aînée de l’Eglise, mais aus­si fille aînée d’une laï­ci­té pure et dure, au point de faire de la laï­ci­té une véri­table reli­gion, une spi­ri­tua­li­té de ce genre répond cer­tai­ne­ment à une demande. Mais peut-il exis­ter une spi­ri­tua­li­té exclu­si­ve­ment phi­lo­so­phique, à l’usage des athées, c’est l’une des trois ques­tions aux­quelles Comte-Spon­ville, auteur d’une œuvre abon­dante à l’intention du grand public et pas seule­ment d’un public dit spé­cia­li­sé, se pro­pose de répondre dans son ouvrage. Car il com­mence par poser deux autres ques­tions, dans l’ordre : « Peut-on se pas­ser de reli­gion ? » puis : « Dieu existe-t-il ? »
La réponse à la pre­mière ques­tion nous vaut un témoi­gnage de l’auteur sur son enfance chré­tienne, dont il parle sans acri­mo­nie ni dégoût, de manière très sereine : « J’ai été éle­vé dans le chris­tia­nisme. Je n’en garde ni amer­tume ni colère, bien au contraire. Je dois à cette reli­gion, donc aus­si à cette Eglise (en l’occurrence la catho­lique), une part essen­tielle de ce que je suis, ou de ce que j’essaie d’être. Ma morale, depuis mes années pieuses, n’a guère chan­gé. Ma sen­si­bi­li­té non plus. Même ma façon d’être athée reste mar­quée par cette foi de mon enfance et de mon ado­les­cence. » (pp. 9–10). On voit que le ton adop­té n’a rien d’agressif ou de revan­chard, à la dif­fé­rence d’un Michel Onfray dans ses écrits sur le chris­tia­nisme. Comte-Spon­ville, après avoir cru en Dieu d’une foi bien vive, dit-il, jusque vers dix-huit ans, a alors per­du la foi (nous sommes en 1970) – et il en parle comme d’une libé­ra­tion, d’une jubi­la­tion. Il se défi­nit comme « athée chré­tien », atta­ché à la tra­di­tion chré­tienne, plus encore à la morale évan­gé­lique. Sur toutes les grandes ques­tions morales, sou­tient-il, croire ou ne pas croire en Dieu ne change rien d’essentiel. Comte-Spon­ville se pré­sente comme un laïc inté­gral, de bonne com­pa­gnie, qui fus­tige autant le nihi­lisme (lequel abo­lit la morale) que ce qu’il appelle la sophis­tique (laquelle nie toute véri­té). Son athéisme se pré­sente comme ratio­na­liste et huma­niste.
En conclu­sion de la pre­mière par­tie, on lit : « N’attendons pas d’être sau­vés pour être humains ». Pour Comte-Spon­ville, l’homme n’a pas besoin d’être sau­vé, il lui revient de se sau­ver lui-même. Ain­si est fixée la ligne de par­tage entre le chré­tien et l’athée – que ce der­nier se qua­li­fie ou non de « chré­tien ». La spi­ri­tua­li­té athée est, ou se veut, salut. Elle sera déve­lop­pée ulté­rieu­re­ment. Dans l’immédiat, une deuxième par­tie est consa­crée à la ques­tion de l’existence de Dieu. Comte-Spon­ville ne se défi­nit pas comme agnos­tique, car il se pro­nonce sur la ques­tion de Dieu : il ne pré­tend pas savoir que Dieu n’existe pas, il le croit, ou plu­tôt il en a sim­ple­ment l’opinion. Il consi­dère cette posi­tion comme plus forte que celle de qui pré­tend savoir que Dieu existe (celui-là est consi­dé­ré comme un imbé­cile), mais aus­si de celui qui se contente de croire en Dieu.
Point donc de méta­phy­sique, point de théo­lo­gie natu­relle, la ques­tion de Dieu est par-delà tout savoir pos­sible. Comte-Spon­ville est ici un fidèle dis­ciple de Kant dont l’essentiel de l’œuvre a consis­té à nier la pos­si­bi­li­té d’une connais­sance pro­pre­ment phi­lo­so­phique. On constate les ravages de la cri­tique kan­tienne lorsqu’il sou­tient qu’il n’est pas ques­tion de prou­ver ou démon­trer Dieu, mais d’y croire ou non. Rele­vons tou­te­fois une conces­sion qu’il fait à pro­pos de l’existence des lois de la nature : « C’est en quoi l’existence de Dieu reste pen­sable, tout autant, mais pas davan­tage, que son inexis­tence » (p. 99). Mais il croit pou­voir ajou­ter que la preuve phy­si­co­théo­lo­gique a beau­coup souf­fert des pro­grès de la science, ce qui mani­feste une igno­rance de la cos­mo­lo­gie de la deuxième moi­tié du XXe siècle et de tout ce qui s’est écrit à pro­pos du prin­cipe anthro­pique.
L’absence de preuve est la pre­mière rai­son invo­quée de ne pas croire, même si l’on ne peut davan­tage démon­trer la non-exis­tence de Dieu, car une inexis­tence ne peut se prou­ver. Y a‑t-il cepen­dant des argu­ments en faveur non pas seule­ment de la non-croyance ou agnos­ti­cisme, mais plus posi­ti­ve­ment – ou plus néga­ti­ve­ment – en faveur de l’athéisme ? Comte-Spon­ville nie toute expé­rience de Dieu, en tout cas lui-même n’a jamais eu ce genre d’expérience, Dieu ne s’est jamais adres­sé à lui. Mais sur ce point il fait preuve de beau­coup de tolé­rance et il veut bien croire que cer­taines per­sonnes aient pu avoir une telle expé­rience. S’il recon­naît une part de mys­tère, d’inconnaissable dans le monde, il n’est cepen­dant pas ques­tion de la résoudre en recou­rant à Dieu.
Comte-Spon­ville pré­sente trois argu­ments posi­tifs pour jus­ti­fier son athéisme, et ne pas en res­ter à une atti­tude agnos­tique. Il reprend la vieille thèse d’Epicure sur l’excès de mal dans le monde, et il l’élargit dans quelques pages sur la médio­cri­té de l’homme. Son troi­sième argu­ment se situe dans la ligne de Freud : Dieu cor­res­pond tel­le­ment bien à nos dési­rs qu’il ne peut qu’avoir été inven­té pour les satis­faire (p. 139), argu­ment qu’il pré­sente – à juste titre – comme le plus sub­jec­tif. Rien de bien neuf quant au fond – mais qui peut dire qu’il innove en une telle matière ?
Seule la troi­sième par­tie répond vrai­ment à la ques­tion posée dans le sous-titre de l’ouvrage : intro­duc­tion à une spi­ri­tua­li­té sans Dieu. L’auteur entend par spi­ri­tua­li­té une par­tie – res­treinte – de notre vie inté­rieure, « celle qui a rap­port avec l’absolu, l’infini ou l’éternité » (p. 145). Une spi­ri­tua­li­té sans Dieu, sans trans­cen­dance, sans sur­na­tu­rel, est pos­sible. Il ne s’agit pas de nier l’esprit, mais son indé­pen­dance onto­lo­gique : in fine tout est nature ou matière. La dimen­sion mys­té­rieuse de l’être ne doit pas conduire à un arrière-monde, à une trans­cen­dance, à Dieu.
Comte-Spon­ville s’inscrit dans la lignée de l’atomisme de Démo­crite et Lucrèce, du pan­théisme de Spi­no­za, et, en Orient, du boud­dhisme. De Spi­no­za, il retient son imma­nen­tisme, son éter­nisme, son rela­ti­visme, l’acceptation sereine de tout ce qui est et de tout ce qui arrive. On trouve des doc­trines tout à fait simi­laires chez cer­tains maîtres de la pen­sée orien­tale. Cette voie avait été explo­rée il y a quelques décen­nies par quelqu’un comme Pierre Hadot, qui, après avoir été prêtre, a devan­cé d’une géné­ra­tion Comte-Spon­ville dans l’apostasie et le retour à une sagesse païenne, que le chris­tia­nisme avait mar­gi­na­li­sée : fusion dans l’immensité de la nature, concep­tua­li­sée comme sen­ti­ment océa­nique d’unité avec tout l’être tel qu’il est sen­ti, concep­tion du pré­sent comme expres­sion de l’éternité, reprise de la vieille ata­raxie. C’est le même héri­tage que reven­dique un ami de Comte-Spon­ville, Luc Fer­ry, lorsqu’il explique en quoi consiste une « vie réus­sie ». Il y aurait lieu d’examiner de manière appro­fon­die les rai­sons pour les­quelles tous ces intel­lec­tuels, mal à l’aise dans l’Eglise, que ce soit avant ou peu après Vati­can II, l’ont quit­tée pour les rivages jugés plus satis­fai­sants d’une spi­ri­tua­li­té laïque.
Cette spi­ri­tua­li­té, on le voit, n’a rien de révo­lu­tion­naire, elle n’a de neuf que sa déno­mi­na­tion de laïque. Comte-Spon­ville a mené à son terme le plus logique une convic­tion athée et maté­ria­liste, mais néan­moins en quête d’un abso­lu. Son iti­né­raire a le grand inté­rêt phi­lo­so­phique de mon­trer que le pur maté­ria­lisme n’est pas vrai­ment consis­tant et satis­fai­sant. La matière à elle seule ne peut rendre compte de l’être, du monde, tels qu’ils s’offrent à notre ana­lyse. Abso­lu­ti­ser la matière oblige à sor­tir de la matière comme unique prin­cipe, et conduit natu­rel­le­ment vers quelque chose comme un pan­théisme. La pen­sée de Comte-Spon­ville a du moins ce mérite de mani­fes­ter, en creux, la seule véri­table alter­na­tive phi­lo­so­phi­co-reli­gieuse : l’absolutisation de la nature dans son uni­té ou l’adhésion à un Dieu per­son­nel trans­cen­dant et créa­teur.

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