Revue de réflexion politique et religieuse.

Les dérives de la fonc­tion judi­ciaire

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Depuis une dizaine d’années, la pro­fes­sion de juge fait les gros titres des jour­naux. Les juges des tri­bu­naux suprêmes (ou dans cer­tains pays les juges de cas­sa­tion) ou des cours consti­tu­tion­nelles, lorsqu’elles existent de manière dis­tincte des pré­cé­dents, ne sont pas les seuls concer­nés. On y voit paraître aus­si les magis­trats de la jus­tice pénale, admi­nis­tra­tive, civile et prud’hommale. Il n’est pas facile de cer­ner les fac­teurs qui ont entraî­né cette situa­tion, en fonc­tion des cultures juri­diques ou des orga­ni­sa­tions consti­tu­tion­nelles propres. Cer­tains aspects concernent l’organisation de l’administration de la jus­tice, d’autres la com­pré­hen­sion de la fonc­tion juri­dic­tion­nelle.

Le pou­voir des juges dans le cadre de la « sépa­ra­tion des pou­voirs »

Mal­gré les sim­pli­fi­ca­tions dont sa pen­sée a fait l’objet, Mon­tes­quieu n’a jamais employé l’expression « sépa­ra­tion des pou­voirs » , et n’a uti­li­sé qu’une seule fois, sur un mode seule­ment néga­tif, le verbe « sépa­rer » , se réfé­rant alors « au pou­voir de juger en rela­tion avec les deux autres » , donc sans les concer­ner. Cette expres­sion « sépa­ra­tion des pou­voirs » ne cor­res­pond pas à sa pen­sée, qui visait à une « non confu­sion » des pou­voirs légis­la­tif et exé­cu­tif. Il refu­sait la confu­sion totale des pou­voirs, ou tout au moins de deux des trois organes qui repré­sentent les trois pou­voirs, qui ne devraient pas repo­ser sur les mêmes têtes. Pour Mon­tes­quieu, ceux qui exercent une fonc­tion judi­ciaire doivent être exclus du pou­voir poli­tique suprême, et res­ter indé­pen­dants des pou­voirs légis­la­tif et exé­cu­tif. Quant à ces der­niers, ils devraient se faire contre­poids, s’équilibrer et se contre-balan­cer afin qu’ils soient contraints de se mettre d’accord pour que le veto de l’un n’immobilise pas l’autre .
La dif­fé­rence entre la thèse de Mon­tes­quieu – contre­poids, équi­libre et non confu­sion des pou­voirs – et la théo­rie de la sépa­ra­tion des pou­voirs telle qu’elle a été mise en œuvre par la Révo­lu­tion fran­çaise aide à mieux com­prendre ces nuances. Dif­fé­rence bien com­prise par Sieyès, qui avait noté que selon Mon­tes­quieu, « trois équipes d’ouvriers dans une uni­té orga­ni­sée » devaient par­ti­ci­per à l’œuvre d’Etat, de sorte que l’une pou­vait éven­tuel­le­ment défaire ce que l’autre avait fait, « chaque équipe [devant] avoir sa fonc­tion propre ». Bien enten­du, Mon­tes­quieu ne pen­sait pas en termes de groupes d’ouvriers, mais de contre-pou­voirs devant s’équilibrer pour ne pas tom­ber sous la domi­na­tion des­po­tique de l’un ou l’autre. Sieyès, lui, pré­fé­rait des équipes de gou­ver­nants rem­plis­sant les fonc­tions où se tra­dui­saient les pou­voirs exé­cu­tif et judi­ciaire pro­cé­dant selon lui du pou­voir sou­ve­rain, dont le mono­pole reve­nait à l’assemblée des repré­sen­tants du légis­la­tif. Mon­tes­quieu visait à ce que le pou­voir poli­tique ne soit pas exer­cé de manière trop uni­la­té­rale et ne serve que les inté­rêts incar­nés dans cha­cun des pou­voirs, ou qu’ils réa­lisent seule­ment les idées d’une fac­tion déter­mi­née de la socié­té, même si celle-ci est majo­ri­taire. Rous­seau affir­mait la pri­mau­té du pou­voir légis­la­tif – expres­sion de la volon­té géné­rale – alors que Mon­tes­quieu avait essayé de créer un « équi­libre ins­ti­tu­tion­nel » qui soit aus­si un « équi­libre social » .
La concep­tion de Mon­tes­quieu ne sup­pose donc pas une socié­té poli­tique arti­fi­cielle, com­po­sée de trois enti­tés dis­tinctes (légis­la­tive, exé­cu­tive et judi­ciaire), mais faite de divers élé­ments et de forces réelles, socio­lo­gi­que­ment et his­to­ri­que­ment imbri­quées au sein d’un tout uni­taire (Etat ou nation), qui régulent leurs inté­rêts – com­muns ou sépa­rés – en fonc­tion d’un pos­tu­lat de droit .
De telles consi­dé­ra­tions nous inté­ressent par­ti­cu­liè­re­ment ici. Dans la ver­sion jaco­bi­no-révo­lu­tion­naire, le pou­voir des juges est sou­mis à la sou­ve­rai­ne­té du par­le­ment, confor­mé­ment au prin­cipe démo­cra­tique de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire . Rem­pla­cer la volon­té popu­laire par la volon­té par­le­men­taire  est une infi­dé­li­té grave à la pen­sée de Rous­seau, mais c’est aus­si, dans une plus grande mesure, une remise en cause de Mon­tes­quieu. Certes, ses propres termes sont repris, mais hors de leur contexte, et lui font ain­si sou­te­nir que la capa­ci­té de juger « est d’une cer­taine manière nulle » ou que « le juge est la bouche qui pro­nonce les paroles de la loi » .
La pre­mière affir­ma­tion éta­blit que la fonc­tion de juger n’est pas poli­tique, et la seconde oublie, comme le dit le Baron de la Brède, que les lois ne sont pas seule­ment éta­tiques, mais que, dans une concep­tion encore par­tiel­le­ment tra­di­tion­nelle, il faut prendre en compte la loi natu­relle, c’est-à-dire la loi de la rai­son natu­relle, loi de la conser­va­tion des socié­tés et éma­nant de la nature des choses. Pour qu’il y ait liber­té, cette capa­ci­té de juger, qui n’est pas un pou­voir poli­tique, doit être indé­pen­dante des pou­voirs exé­cu­tif et légis­la­tif. Or, comme on le sait, les révo­lu­tion­naires fran­çais consi­dé­raient avec méfiance les juges et ont essayé de neu­tra­li­ser leur oppo­si­tion sup­po­sée aux nou­velles ten­dances en les pri­vant de la capa­ci­té d’interpréter les lois et en intro­dui­sant un sys­tème d’élection popu­laire. Cepen­dant la posi­tion pure­ment appli­ca­tive des lois com­por­tait un méca­nisme incom­pa­tible avec la liber­té humaine et c’est pour­quoi le non liquet – le constat d’impossibilité de conclure – réin­tro­dui­sit rapi­de­ment l’interprétation. Dans le même temps, la tech­ni­ci­sa­tion du droit allait empê­cher l’élection popu­laire .
Au sein de cette doc­trine de la divi­sion des pou­voirs consi­dé­rée de manière sim­pliste et erro­née, on pour­rait pen­ser que, de même que le gou­ver­ne­ment des pou­voirs légis­la­tif et exé­cu­tif s’appuyait res­pec­ti­ve­ment sur cha­cun d’eux, le pou­voir judi­ciaire aurait dû se gou­ver­ner lui-même. Il n’en a pour­tant pas été ain­si, et sous pré­texte qu’il ne reve­nait au pou­voir judi­ciaire que de juger, alors que la fonc­tion d’administrer (et même, on le sait, celle de juger l’administration) revient en propre à l’exécutif, on a char­gé celui-ci, par le biais du minis­tère de la jus­tice, de gou­ver­ner l’administration de la jus­tice. Ce qui a fait que le pou­voir exé­cu­tif a eu un rôle pri­mor­dial dans ses rela­tions avec les juges au cours du pro­ces­sus de décan­ta­tion de l’Etat de droit libé­ral . Simul­ta­né­ment, sous un autre angle, le carac­tère irré­sis­tible de la loi vint com­plé­ter l’ensemble.
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