Revue de réflexion politique et religieuse.

Emma­nuel Mou­nier : Feu la chré­tien­té

Article publié le 9 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Réédi­tion d’une confé­rence du fon­da­teur de la revue Esprit, pro­non­cée en 1949 et publiée pour la pre­mière fois l’année sui­vante. La pré­sen­ta­tion de Guy Coq est déce­vante, se conten­tant de résu­mer ce texte déjà court et par ailleurs peu dense, et néan­moins inté­res­sant. Mou­nier s’exprime dans une période char­nière, au moment où bien des construc­tions intel­lec­tuelles connaissent l’échec, mais aus­si où le pru­rit idéo­lo­gique atteint les milieux théo­lo­giques qui connaî­tront leur heure de gloire une décen­nie plus tard. L’époque est celle du pro­gres­sisme, autre­ment qua­li­fié de cryp­to-com­mu­nisme, autant que du démo­cra­tisme chré­tien issu des groupes de la résis­tance. Mal­gré les grandes rup­tures et notam­ment l’Epuration, un lien de conti­nui­té sub­siste avec les doc­trines et les ten­ta­tives de l’avant-guerre. Cet opus­cule se com­prend donc sur le fond du com­bat d’idées entre le maur­ras­sisme, les idées du Sillon de Marc San­gnier et l’activisme des mou­ve­ments d’Action catho­lique.
Mou­nier a une thèse plus néga­tive que posi­tive : il récuse le mora­lisme de San­gnier – sa réduc­tion de la poli­tique à une sorte de prê­chi-prê­cha roman­tique et idéa­liste – tout autant que le posi­ti­visme sépa­ra­tiste de Charles Maur­ras. Il récuse éga­le­ment, et plus radi­ca­le­ment, l’idée que l’on puisse reven­di­quer une civi­li­sa­tion chré­tienne, d’où son titre pres­crip­tif. Ce fai­sant il s’oppose évi­dem­ment à l’intégralisme de Pie XI et presque mot pour mot à l’affirmation de saint Pie X concluant sa Lettre sur le Sillon (1910) : « Non, la civi­li­sa­tion n’est plus à inven­ter, ni la cité nou­velle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est : c’est la civi­li­sa­tion chré­tienne, c’est la cité catho­lique. Il ne s’agit que de l’instaurer et de la res­tau­rer sans cesse sur ses fon­de­ments natu­rels et divins contre les attaques tou­jours renais­santes de l’utopie mal­saine, de la révolte et de l’impiété : Omnia ins­tau­rare in Chris­to ». Que cherche alors Mou­nier ? Pas encore ce qu’un peu plus tard on appel­le­ra la fin du constan­ti­nisme, du moins pas expli­ci­te­ment. D’une manière assez embar­ras­sée, il entend tout d’abord reje­ter une vision idéa­li­sée, idéo­lo­gique et irréa­liste, de reven­di­quer « la chré­tien­té », consta­tant qu’à tra­vers l’histoire cette essence idéale ne s’est jamais plei­ne­ment ni dura­ble­ment réa­li­sée. Il insiste aus­si, de manière plu­tôt insi­dieuse, sur le manque de base doc­tri­nale de la théo­cra­tie, telle qu’un Gilles de Rome l’avait pen­sée à la join­ture du XIIIe et du XIVe siècle : mais qui reven­dique pareille chose au XXe siècle ? Tout cela est bien évident, mais à par­tir de là Mou­nier glisse vers d’autres consi­dé­ra­tions qui le sont sans doute moins. Contre l’irréalisme d’une aspi­ra­tion toute ver­bale à une chré­tien­té qui serait comme « l’esprit sans corps, le souffle de vie sans vie, la bonne volon­té sans volon­té, la culture sans terre » (p. 54), à la nos­tal­gie d’un « royaume char­nel, dont l’ère chré­tienne devait subir la ten­ta­tion après le peuple juif » (p. 68), il est conduit à voir des semences chré­tiennes dans des réa­li­tés qui ne le sont pas, par­mi ceux que Rah­ner appel­le­ra les chré­tiens ano­nymes, « ces athées qui, décla­ra­ti­ve­ment athées, vivent cepen­dant dans la bonne volon­té au sens théo­lo­gique du mot, et sous d’autres noms se donnent réel­le­ment Dieu pour fin de leur vie » (p. 72).
En défi­ni­tive Mou­nier se montre bien proche de Mari­tain et de sa « nou­velle chré­tien­té pro­fane », tout autant que des thèmes qui éclo­ront lors de la phase conci­liaire : si l’Eglise doit avoir une influence sur la socié­té, ce doit être « par un che­mi­ne­ment de biais », le chré­tien ayant le rôle « du levain, du ferment ou du sel » (p. 68). La dif­fé­rence d’avec l’auteur de La Pri­mau­té du spi­ri­tuel, outre l’usage d’un lan­gage moins emprun­té, réside chez Mou­nier dans une tour­nure d’esprit plus concrète. Peut-être faut-il même voir dans la fin de l’ouvrage une cri­tique impli­cite du spi­ri­tua­lisme de Mari­tain, même si en défi­ni­tive l’un et l’autre abou­tissent à un conser­va­tisme de l’ordre éta­bli.

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