Revue de réflexion politique et religieuse.

Varia­tions sur la guerre juste

Article publié le 12 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Comme on a eu l’occasion de le regret­ter déjà dans ces colonnes, la réflexion en langue fran­çaise sur la dimen­sion morale et phi­lo­so­phique de la guerre est par­ti­cu­liè­re­ment réduite, et plus encore la parole de l’Eglise. La prise de posi­tion, citée en exergue, de Mgr Dubost ((.  « Dans les temps anciens, dans l’Eglise, on a for­gé autre­fois la théo­rie de la guerre juste. Mais l’expression est à ban­nir. […] Je peux dire par expé­rience que la guerre n’est jamais, jamais juste. On peut dis­cu­ter de savoir si elle est légi­time, mais il n’est jamais juste de détruire ce que les hommes ont construit ; il n’est jamais juste de tuer même des com­bat­tants. » Michel Dubost, La guerre. Un évêque prend la parole, Mame/Plon, 2003, p. 25.)) , qui fut dix ans évêque aux armées fran­çaises, n’en prend que plus de relief. Elle se situe de sur­croît dans un océan d’ignorance de la doc­trine tra­di­tion­nelle de l’Eglise ((. Exemple récent : Nou­velles guerres et théo­rie de la guerre juste (Info­lio, Genève, 2011), ouvrage accu­mu­lant les approxi­ma­tions et contre-véri­tés, dont l’un des seuls inté­rêts est de mettre le doigt sur un pro­blème dif­fé­rent, celui que pose l’émergence d’un ter­ro­risme « indi­vi­duel », mis en œuvre, sous réserve de confir­ma­tion, par des indi­vi­dus iso­lés du type de Moha­med Merah.)) . Le regret de cette carence n’est pas vain ou pla­to­nique, car l’actualité immé­diate illustre cruel­le­ment la néces­si­té d’une réflexion de fond sur ces sujets, qui inté­ressent, en France du moins, tous les citoyens. Va-t-on, comme on semble s’y ache­mi­ner, pas­ser par pertes et pro­fits sans aucun débat les morts et les bles­sés d’Afghanistan au moment où nos forces achèvent de s’en reti­rer sans aucun apport tan­gible ? Après le « suc­cès » de l’intervention en Libye et ses funestes consé­quences, com­ment saluer la fleur au fusil celle au Mali, et dans le même temps se satis­faire de l’inaction en Cen­tra­frique, pays auquel la France est liée par un accord de défense et que nous lais­sons livré au pillage, à la des­truc­tion de toutes les ins­ti­tu­tions et à l’imposition d’un Islam par­ti­cu­liè­re­ment sau­vage par des bandes armées en par­tie consti­tuées de sol­dats et mer­ce­naires étran­gers à ce pays ? Au moment enfin où il faut recon­si­dé­rer pour des rai­sons finan­cières pres­santes notre pos­ture de défense, peut-on dans l’indifférence et sans aucun débat confir­mer une force de dis­sua­sion nucléaire coû­teuse dont la légi­ti­mi­té est peut-être remise en cause par la dis­pa­ri­tion de la menace mas­sive que fai­sait peser sur notre ave­nir le régime tota­li­taire sovié­tique ?
Mais la réflexion sur ce sujet a une por­tée encore plus large, et éga­le­ment d’actualité, car à tra­vers la ques­tion de la jus­tesse de la guerre et de sa qua­li­fi­ca­tion morale se pose la ques­tion du rap­port du chré­tien et de l’Eglise avec le pou­voir et de leur rôle dans la socié­té poli­tique. Quels sont nos droits et nos devoirs d’orientation de son action ? Quel est notre devoir d’obéissance, voire de rébel­lion face à un pou­voir illé­gi­time ? Le lec­teur com­pren­dra que l’on fait ici réfé­rence aux péri­pé­ties récentes de la lutte au sujet du « mariage pour tous » qui a fait éclore quelques inter­ro­ga­tions bien­ve­nues, dont on veut espé­rer qu’elles ne s’évaporeront pas trop vite par manque d’un cadre de réflexion assez solide.
A défaut d’une nour­ri­ture fran­çaise plus sub­stan­tielle, l’objet pre­mier de cet article est donc d’attirer l’attention sur un ouvrage récent de deux uni­ver­si­taires chré­tiens amé­ri­cains dédié à la « tra­di­tion de la guerre juste », et d’en rendre compte suc­cinc­te­ment pour les autres, en atten­dant une éven­tuelle tra­duc­tion que nous appe­lons de nos vœux ((. David D.Corey et Daryl Charles, The just war tra­di­tion ; an intro­duc­tion, ISI Books, Wil­ming­ton, Dela­ware, 2012, 280 p.)) . On essaye­ra cepen­dant dans un deuxième temps de reve­nir sur les ques­tions plus géné­rales évo­quées ci-des­sus.
Les auteurs se livrent dans cet ouvrage à une des­crip­tion cri­tique mais tou­jours bien­veillante des réflexions déve­lop­pées sur le thème de la guerre juste par les auteurs occi­den­taux depuis les pères apos­to­liques jusqu’aux auteurs amé­ri­cains les plus récents comme Michael Wal­zer, en pas­sant par saint Augus­tin, saint Tho­mas, Luther, Locke et Kant. Il importe de sou­li­gner que leur ambi­tion n’est pas de déga­ger une « théo­rie » de la guerre juste qui, en se fixant, cour­rait le risque cer­tain de man­quer à sai­sir la tota­li­té du réel, mais de faire émer­ger les clés d’analyse et de juge­ment dont la per­ti­nence et la jus­tesse ont été véri­fiées par l’épreuve du temps et de la confron­ta­tion loyale des idées, en allant chaque fois à la source de leur expres­sion, éclai­rée par le contexte du moment.
Le pre­mier cha­pitre de ce livre ne peut que mettre en appé­tit de la suite, car il fait jus­tice, avec beau­coup de mesure, de l’opinion fausse et trop cou­rante, comme on l’a vu plus haut, selon laquelle l’Eglise des pre­miers siècles aurait été una­ni­me­ment paci­fiste et aurait condam­né sans détour le métier mili­taire comme incom­pa­tible avec la confes­sion chré­tienne.
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