Une « théologie de la laïcité »
Le terme « évangélisation » recouvre des réalités différentes, dont celle – si tant est qu’elle soit unique – qu’on nomme « nouvelle évangélisation ». Il y aurait, pour le temps présent, une évangélisation qui relève de certains aspects particuliers, irréductibles à une évangélisation qui aurait caractérisé les temps passés, comme à une évangélisation s’adressant à ces régions et populations à qui l’évangile n’a jamais été annoncé. Car s’il est une caractéristique propre de cette « nouvelle évangélisation » qui apparaisse à tous, c’est qu’elle a son champ d’application dans les pays occidentaux qui reçurent l’évangile, furent culturellement, socialement et politiquement structurés par cet évangile et l’Eglise, mais actuellement le sont moins, de moins en moins, voire ne le sont plus. Reconduire, en leur redonnant force, les pratiques qui eurent cours durant les siècles antérieurs, dans ces pays, est-ce envisageable ? Ce serait, affirme-t-on souvent, méconnaître le changement radical advenu dans les sociétés en question. Faut-il s’en désoler ? Certainement pas, avancent un grand nombre de théologiens, de pasteurs et de fidèles, car on négligerait la dimension fondamentalement positive de ce changement. Pour « l’Eglise dans le monde de ce temps », la forme de ce monde-ci doit susciter joie et espoir – gaudium et spes. L’un des tenants de cette position, prêtre et théologien, Severino Dianich ((. Professeur d’ecclésiologie et de christologie dans des facultés de théologie romaines et italiennes, président de l’Association théologique italienne (1989–1995), il a été curé de paroisse durant de nombreuses années.)) – dont on se propose de présenter, sur ce point, la pensée – attire l’attention en particulier sur la structure politique des sociétés occidentales, c’est-à-dire « une société pluraliste et sécularisée, organisée démocratiquement selon la forme d’un Etat laïc » ((. Severino Dianich, Chiesa e laicità dello Stato. La questione teologica, San Paolo, Milan, 2011, 102 p. ; ici p. 18. On fera encore référence à un article récent du même : « La Chiesa dopo la Chiesa », Il Regno-Attualità [Bologne], 14/2013, pp. 463–475. Ce dernier texte résume les principaux arguments du livre, en en précisant certains. Les citations indiquées seulement par un numéro de page sont extraites du livre ; on ajoutera « Il Regno » pour désigner celles qui proviennent de l’article.)) . La question de la place de l’Eglise ou de l’évangile – on reviendra sur cette possible disjonction – dans un tel espace doit, selon lui, être envisagée à un niveau théologique, ecclésiologique plus exactement ; et la justification de cela tient, non pas aux simples constatations sur la situation actuelle que la sociologie permet, mais en ce que le concile Vatican II a affirmé que la mission est constitutive de la nature même de l’Eglise. « Mission et nature de l’Eglise se meuvent dans un cercle vertueux » (p. 17). Dès lors, selon cet auteur, si « les paradigmes de la mission de l’Eglise dans le monde » sont profondément bouleversés, il en ira semblablement pour l’Eglise, pour « la conscience que l’Eglise a d’elle-même » (ibid.). L’ecclésiologie qui doit être élaborée, ne saurait ainsi être « autoréférentielle » (ibid.), ce qu’était l’ecclésiologie des siècles passés : sur fond d’une conversion des peuples provoquée par la conversion du souverain, et jamais remise en question si ce n’est par une nouvelle conversion (par exemple, la Réforme protestante), la mission se déployait selon les axes privilégiés et presque exclusifs qu’étaient la transmission de la foi par les familles et – ceci relevant de la hiérarchie ecclésiastique – la défense de l’orthodoxie doctrinale et morale par, notamment, une prétention à influencer publiquement les mœurs et les législations civiles. Ce qui eut une certaine justification et efficacité ne saurait perdurer ; et Dianich de dénoncer la tentation récurrente de l’Eglise de se penser encore selon ce modèle : outre la démobilisation et la déresponsabilisation des laïcs qu’il induit, cela ne peut à ses yeux que se retourner contre l’Eglise. Sous Pie XI déjà, il était inefficace ; aujourd’hui une telle évangélisation relève de l’illusion nostalgique et ne saurait susciter que rejet, ce qu’on ne voit que trop souvent. Rejet – et nous suivons toujours l’auteur –, car la société pluraliste et sécularisée n’accepte pas qu’un groupe revendique une position de surplomb, un droit à faire prévaloir sa conception de l’existence. Seul le passage par le débat démocratique donne quelque légitimité à une parole publique, à partir de laquelle l’adhésion de quelques-uns ou même d’un grand nombre pourra être envisagée.
Rappelons que Severino Dianich entend se placer sur un plan théologique ; ainsi, ce qui précède n’est pas le simple écho bienveillant ou complice que certains se plaisent à accorder au processus pluraliste et démocratique, mais témoigne de raisons proprement théologiques ou simplement philosophiques mais en syntonie profonde avec l’évangile. La première et la plus importante qui apparaisse au fil de la lecture, est la suivante : la présence de l’Eglise ici proposée dans le cadre social et politique actuel, consone en fait avec la structure interne de la communication de la foi, qui repose sur la relation de personne à personne et la liberté de conscience du messager comme du destinataire.
Le concile Vatican II – notre auteur y revient très souvent – a pris acte, non seulement du changement des circonstances, mais encore du bouleversement des paradigmes, avec une appréciation positive des nouveaux : Gaudium et spes (notamment n. 28) et Dignitatis humanae (notamment n. 10), entre autres textes, accordent à la société démocratique et à l’Etat laïc le crédit de garantir la dignité de la personne, ses libertés, en particulier celle, fondamentale, de la liberté religieuse. Que l’Eglise se range à l’ordre institué par l’Etat laïc, se rende à ses raisons, voilà qui n’est pas de pure tactique, mais qui augure d’une entente profonde possible, d’un modus vivendi stable et durable entre Eglise et monde ; durable pour ne pas dire définitif, car – à suivre l’auteur, plus implicitement qu’explicitement – si par hypothèse la très grande majorité était convertie à l’évangile via le processus pluraliste et démocratique, et si cela avait quelque influence, légitime, sur des orientations législatives, on ne saurait pour autant envisager le regain d’une position institutionnelle de l’Eglise dans la société qui la dispenserait de passer par le débat. Et voilà notre auteur qui reprend à son compte la réticence de l’Eglise envers la règle de la majorité… toutefois, non pas au nom de la vérité ou de la loi naturelle, mais afin de sauvegarder le cadre formel où se tient en dernière analyse la garantie de la liberté des citoyens et la liberté d’évangélisation.
Plus que des textes particuliers d’ailleurs, c’est l’orientation à la fois personnaliste (avec Jacques Maritain et la revue Esprit d’Emmanuel Mounier pour figures de proue) et communautaire (Catholicisme du P. de Lubac) du concile Vatican II qui a autorisé ce bascule-ment. En forçant quelque peu la pensée de l’auteur – mais, on le croit, plus son explicitation que son fond –, le concile Vatican II a valeur providentielle : par lui, l’œuvre visible de l’Eglise a enfin rendu explicite l’action, polymorphe sans doute, mais orientée, de l’Esprit Saint dans la création et les sociétés ; orientation manifestée clairement en deux moments fondamentaux : la proclamation de l’évangile par Jésus-Christ, l’émergence de la personne humaine et de sa primauté inaugurée par l’humanisme du XIVe siècle. Etablir la corrélation des deux et en promouvoir la jonction et la coopération, a été, pour Severino Dianich, la signification profonde de Vatican II, telle qu’en rend compte le discours de Paul VI lors de la clôture de ce concile ; avec en son centre ces paroles : « L’humanisme laïque et profane enfin est apparu dans sa terrible stature et a, en un certain sens, défié le Concile. La religion du Dieu qui s’est fait homme s’est rencontrée avec la religion (car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu. Qu’est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver ; mais cela n’a pas eu lieu. La vieille histoire du bon Samaritain a été le modèle et la règle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes pour les hommes l’a envahi tout entier. La découverte et l’étude des besoins humains (et ils sont d’autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand), a absorbé l’attention de notre Synode » (cité, plus largement, dans : Il Regno, p. 472). On ne manquera pas de remarquer ici que le théologien italien ne reprend pas la critique papale d’un humanisme profane qui s’affranchit orgueilleusement de toute loi divine ou simplement objective. Pour lui, si conflit il y a eu, la faute en revient essentiellement à l’Eglise : la « position durablement antagoniste [de l’Eglise vis-à-vis du monde moderne] a élargi, au contraire, toujours plus le fossé entre les non-croyants et la communauté chrétienne et est même à l’origine de la prise de distance de l’Eglise par de nombreux croyants, débouchant aujourd’hui sur des abandons, numériquement non négligeables, de la foi en Jésus-Christ » (Il Regno, p. 466).
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