Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Lan­ci­nante ques­tion conci­liaire

Article publié le 11 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Deux ouvrages récents, de taille modeste et d’approche presque tou­jours aisée, publiés en Ita­lie, s’accordent sur une affir­ma­tion pré­li­mi­naire, comme sur le bien-fon­dé qu’il y a pour­tant d’écrire encore sur le sujet : « Je crois qu’il n’est pas un point ou une vir­gule [des docu­ments du concile Vati­can II] qui attende encore d’être sou­mis à un exa­men cri­tique ». Mgr Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni signe le pre­mier de ces livres ((. Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, Contrap­pun­to conci­liare, Lin­dau, Turin, mai 2013, 112 p. La pre­mière cita­tion s’y trouve page 19.)) , dans lequel il pro­pose quelques réflexions conci­liaires selon la caté­go­rie du contre­point. Le second ouvrage est né sous la plume de Ste­fa­no Fon­ta­na, « un simple fidèle de l’Eglise » ain­si qu’il se nomme lui-même, où il entend prendre acte que le Concile doit être, et en défi­ni­tive a été ren­du à l’Eglise, à tra­vers dix ques­tions sur le der­nier concile ((. Ste­fa­no Fon­ta­na, Il conci­lio res­ti­tui­to alla Chie­sa. Die­ci domande sul Vati­ca­no II, La Fon­ta­na di Siloe, Turin, avril 2013, 192 p. L’ouvrage est pré­fa­cé par l’archevêque-évêque de Trieste, Mgr Cre­pal­di. Il n’est pas sans inté­rêt de noter que « La Fon­ta­na di Siloe » est une marque des édi­tions Lin­dau ; de même, rele­vons que l’auteur est le direc­teur de l’Observatoire inter­na­tio­nal Car­di­nal Van Thuân sur la doc­trine sociale de l’Eglise, dont le siège est éga­le­ment à Trieste.)) .
Le point de départ des deux auteurs est com­mun, que signale la cita­tion sui­vante : « Le concile a eu lieu, il a cer­tai­ne­ment été un évé­ne­ment de grâce – un kai­ros – pour la vie de l’Eglise, mais il n’en a pas moins été un séisme consi­dé­rable dont les secousses se pro­duisent encore, et ce en rai­son de ses seize docu­ments » (Ghe­rar­di­ni, p. 15). Il s’agit ain­si d’une démarche a pos­te­rio­ri : au vu des bou­le­ver­se­ments, de leur enchaî­ne­ment et de leur gra­vi­té ; au vu sur­tout de la reven­di­ca­tion conci­liaire de ceux qui les ont mis et les mettent en œuvre, on ne peut que remon­ter au Concile lui-même, non pas sim­ple­ment en por­tant un regard his­to­rique sur le dérou­le­ment des évé­ne­ments, sur les luttes d’influence et les acteurs publics ou cachés, mais essen­tiel­le­ment en posant une ana­lyse théo­lo­gique de Vati­can II comme concile de l’Eglise et de ses docu­ments. Il n’est alors pas pos­sible d’éluder la ques­tion de la res­pon­sa­bi­li­té de Vati­can II dans la situa­tion post­con­ci­liaire. Certes, et Ste­fa­no Fon­ta­na entre­prend ici ce que Mgr Ghe­rar­di­ni a fait en de pré­cé­dents ouvrages, on peut et on doit évo­quer la main­mise sur le concile par les tenants d’une inter­pré­ta­tion, théo­rique et pra­tique, du concile comme évé­ne­ment. Pour la contrer, une juste appré­hen­sion de ce que sont la Tra­di­tion et le Magis­tère – et donc de ce qu’est un concile – est néces­saire. Sans aucun doute y a‑t-il aus­si quelque ensei­gne­ment à tirer d’une mise en pers­pec­tive de cette récente évo­lu­tion de l’Eglise avec les évo­lu­tions socio­cul­tu­relles des der­nières décen­nies. On peut encore por­ter l’analyse à un niveau plus pro­fond, celui des fumées de Satan qui se sont intro­duites dans l’Eglise ; et com­ment ne pas en conve­nir ? « Il est dif­fi­cile d’expliquer la période post-conci­liaire sans faire réfé­rence au mys­te­rium ini­qui­ta­tis » (Fon­ta­na, p. 40). Mais cela, qui est vrai, ne suf­fit pas à rendre compte de ce qui s’est pas­sé ; car l’on doit tenir qu’il s’est bien pas­sé quelque chose, on ne peut « vivre et se com­por­ter comme si rien n’était arri­vé » (Ghe­rar­di­ni, p. 15). Il s’est bien pas­sé quelque chose, et si – telle est la thèse de Ste­fa­no Fon­ta­na – le concile Vati­can II n’en est pas direc­te­ment res­pon­sable, il en est la cause ou l’occasion, en ce que c’est en lui (son orien­ta­tion pas­to­rale reven­di­quée, réaf­fir­mée, et ses docu­ments) que se trouvent les fis­sures par les­quelles un esprit étran­ger à l’Eglise s’est insi­nué en elle. C’est en ce sens, selon Fon­ta­na, qu’il y a bien « un pro­blème Concile » (Fon­ta­na, p. 40).
Une concep­tion cor­recte de la Tra­di­tion et du Magis­tère s’impose, avons-nous rele­vé dans l’analyse de Fon­ta­na. Voi­là qui aide à réfu­ter cer­tains argu­ments ; mais voi­là aus­si qui per­met de sai­sir la place inédite de Vati­can II dans l’histoire des conciles, place qui le met en porte-à-faux avec l’exercice ordi­naire du Magis­tère conser­vant et inter­pré­tant authen­ti­que­ment la Révé­la­tion, et plus spé­ci­fi­que­ment la Tra­di­tion. En effet, ce que le Concile a affir­mé sou­lève des pro­blèmes d’interprétation ou d’herméneutique, alors que les autres conciles ont été des actes d’interprétation, au sens de cla­ri­fi­ca­tion : affir­ma­tion de la doc­trine, réfu­ta­tion et condam­na­tion des posi­tions hété­ro­doxes. Ain­si, pour la pre­mière fois, la Tra­di­tion ne s’est pas trou­vée mieux mise en lumière par cet acte magis­té­riel que fut le concile Vati­can II. Or, c’est à des choix de l’assemblée conci­liaire, choix cris­tal­li­sés dans les textes, que l’on doit cette situa­tion : refus de condam­ner, « buo­nis­mo » face au monde moderne, fac­ture non défi­ni­toire des docu­ments conci­liaires, pré­va­lence de la pas­to­rale sur la doc­trine… S’il n’écrit pas les choses aus­si direc­te­ment, Ste­fa­no Fon­ta­na les sug­gère à tout le moins. Mais il ne va pas plus loin, blo­qué qu’il est par la réponse uni­voque qu’il donne à deux de ses dix ques­tions : « Le Concile a‑t-il dit des choses nou­velles ? Y a‑t-il des erreurs dans le Concile ? » Réponse par trop simple, pro­blé­ma­tique même, à laquelle on ne peut don­ner son accord, que celle qui consiste à poser que puisque le Concile Vati­can II a été un concile œcu­mé­nique, il n’a pas pu for­mu­ler des affir­ma­tions qui ne sont pas dans le depo­si­tum fidei, dans le dépôt de la foi. L’auteur reprend alors à son compte l’herméneutique de la réforme dans la conti­nui­té telle que Benoît XVI l’avait déve­lop­pée dans le dis­cours à la curie romaine le 22 décembre 2005 : s’il y a dis­con­ti­nui­té, elle porte sur les élé­ments contin­gents de la doc­trine que les évo­lu­tions his­to­riques modi­fient sans perte sur le fond. Il concède dans le même temps, pour les regret­ter, le manque de clar­té dans la for­mu­la­tion des textes, notée plus haut, et même, par­fois, l’insuffisance de l’argumentation. A cet égard, l’assez long excur­sus sur la liber­té reli­gieuse énon­cée par Digni­ta­tis huma­nae, mérite d’être lu (pp. 128–141). Il abou­tit à cette conclu­sion : le docu­ment conci­liaire non seule­ment ne s’oppose pas au Syl­la­bus, acte défi­ni­tif du Magis­tère, mais il le sup­pose, car c’est en celui-ci que sont posés les fon­de­ments pérennes, alors que la jus­ti­fi­ca­tion de la liber­té reli­gieuse par la digni­té humaine (un des effets de la visée pas­to­rale et anthro­po­cen­trique du concile) est insuf­fi­sante ; il ne s’oppose pas non plus à un retour à la posi­tion concrète expri­mée par le Syl­la­bus, si le mou­ve­ment de sécu­la­ri­sa­tion moderne se ren­ver­sait. Il est per­mis de dou­ter que Digni­ta­tis huma­nae ou le dis­cours du 22 décembre 2005 disent cela… Au final, la conti­nui­té paraît plus pos­tu­lée que démon­trée.
Nous ne sommes ici pas très loin du contre­point tel que Mgr Ghe­rar­di­ni le met en valeur dans son der­nier opus. A cette dif­fé­rence que Ste­fa­no Fon­ta­na, s’il en usait, accor­de­rait à cette figure la dimen­sion d’harmonie que la com­po­si­tion musi­cale lui asso­cie, ce qui n’est pas le cas du pré­lat romain qui se tient volon­tai­re­ment plus proche de l’étymologie latine du vocable : le contre­point est ain­si, plus sim­ple­ment, la super­po­si­tion de deux lignes, mélo­diques dans le cas de la musique, intel­lec­tuelles dans le champ qui l’intéresse ; et ce contre­point peut témoi­gner par­fois d’une ten­sion irré­duc­tible, voire d’une oppo­si­tion (cette signi­fi­ca­tion de « situa­tion, état, pro­cé­dé contraire » étant un sens figu­ré pos­sible du terme selon le Dic­tion­naire de Moyen Fran­çais ((. Dic­tion­naire du Moyen Fran­çais, ver­sion 2012 (DMF 2012). ATILF/CNRS & Uni­ver­si­té de Lor­raine. Site inter­net : http://www.atilf.fr/dmf.)) ). Sans aucun doute est-ce – pour ne citer qu’une rai­son – parce que Mgr Ghe­rar­di­ni est plus aver­ti de ce qu’il en est des degrés d’autorité des dis­cours magis­té­riels.
Nous l’avons signa­lé, ce der­nier ne pré­tend pas appor­ter des infor­ma­tions ou des ana­lyses inédites, mais il s’est ren­du compte que ses tra­vaux pré­cé­dents avaient eu pour consé­quence qu’on le classe dans la caté­go­rie des « anti­con­ci­laires » et que, pour ce motif, on se dis­pense de le lire et de lui répondre. Le pro­cé­dé du contre­point lui per­met alors, sur quelques thèmes mar­quants de l’après-concile, de pré­sen­ter paral­lè­le­ment les diverses lignes qu’il aper­çoit dans le cor­pus de Vati­can II : tout d’abord, le dis­cours du concile en tant qu’il se situe dans le droit fil de la Tra­di­tion ; ensuite, ce que furent ses inten­tions louables et même jus­ti­fiables intro­dui­sant des nou­veau­tés pas­to­rales (l’adjectif étant pris ici dans son sens accep­table, et sans conno­ta­tion anti­dog­ma­tique), au moins ce qui se trouve trans­crit dans les textes ; mais aus­si ce qui en est sor­ti dans la pen­sée et dans la vie de l’Eglise, avec, pour cette der­nière ligne, l’affirmation expo­sée plus haut que si pro­blème il y a, il n’est pas seule­ment un pro­blème de l’après-concile, mais un « pro­blème Concile » pour reprendre la ter­mi­no­lo­gie de Ste­fa­no Fon­ta­na. Or, l’harmonie ne res­sort tou­jours pas de la conjonc­tion de ces lignes ; au contraire même, sur des points doc­tri­naux et pas­to­raux aus­si impor­tants que l’unité de l’Eglise, les dia­logues œcu­mé­nique et inter-reli­gieux (notam­ment avec le judaïsme et la reli­gion musul­mane), le gou­ver­ne­ment de l’Eglise, la liber­té reli­gieuse. L’argumentation de Mgr Ghe­rar­di­ni est ici très ramas­sée, et le lec­teur gagne sans aucun doute à avoir lu cer­tains de ses ouvrages pré­cé­dents, même si cela n’est pas indis­pen­sable. Ce lec­teur aura peut-être l’impression que le pré­lat romain se situe en retrait dans ses conclu­sions au regard de ce qu’il a déjà écrit : il nous semble que cela est dû en très grande par­tie au pro­cé­dé employé, ce contre­point auquel il serait sou­hai­table qu’on donne une réso­lu­tion har­mo­nique ; mais cela, en l’état des textes et des pra­tiques, n’est pas pos­sible. Le mode condi­tion­nel qui conclut les déve­lop­pe­ments de l’auteur contient impli­ci­te­ment sa sup­plique d’une inter­pré­ta­tion authen­tique et défi­ni­tive par le Magis­tère.
Comme en ses autres ouvrages, la suc­ces­sion des thèmes abor­dés, qui valent en eux-mêmes, s’accompagne d’une réflexion trans­ver­sale. Dans celui-ci, il s’agit, à un pre­mier niveau, d’une cla­ri­fi­ca­tion du concept aujourd’hui omni­pré­sent de dia­logue. Pour résu­mer les réflexions de notre auteur, appli­quons-lui le pro­cé­dé contra­pun­tique : s’il est vrai que ce dia­logue prô­né s’accompagne dans les textes conci­liaires de l’affirmation claire d’une néces­saire annonce expli­cite de la foi en vue de la conver­sion ; s’il est pré­sen­té sous les moda­li­tés de la fra­ter­ni­té, de la cha­ri­té et de l’humilité, ce avec quoi on doit sans doute s’accorder en fidé­li­té à l’Evangile ; ce dia­logue a tou­te­fois pris par la suite la valeur d’une fin et non d’un moyen. Or cet « ensuite » ne trouve-t-il pas ses racines dans un iré­nisme et un anthro­po­cen­trisme assez pré­gnant dans le dis­cours conci­liaire ? Ou, pire, dans des ambi­guï­tés comme celle qui fait pro­cla­mer au concile que les musul­mans adorent le Dieu unique et misé­ri­cor­dieux ? Quelle annonce est-elle encore pos­sible ? et qu’annoncer (le Dieu unique, la Sainte Tri­ni­té, Jésus-Christ Fils de Dieu) ? D’autant que l’on a encou­ra­gé ou per­mis que le dia­logue soit entre­pris par des per­sonnes qui n’en ont pas les com­pé­tences au regard de la néces­saire pré­ci­sion de la pen­sée (la sienne, celle de l’autre)… sauf à dire et à vivre dans l’insignifiance, l’ambiguïté, l’erreur. On rejoint ici un second niveau de la réflexion trans­ver­sale de Mgr Ghe­rar­di­ni : celui du lan­gage, de la sub­sti­tu­tion de la méta­phy­sique par le dis­cours nar­ra­tif, de l’imprécision des termes en rai­son de cette sub­sti­tu­tion ou pour (inten­tion­nel­le­ment ou pas) faci­li­ter un dia­logue quelque peu iré­nique…
Au terme, la réflexion de Mgr Ghe­rar­di­ni reste comme en sus­pens, dans l’attente d’une inter­pré­ta­tion magis­té­rielle, mais peut-être plus fon­da­men­ta­le­ment d’un retour, dans le magis­tère et la théo­lo­gie, de la rai­son au sens clas­sique du terme. Ste­fa­no Fon­ta­na, qui s’accorde avec lui sur ce point comme sur d’autres, lui rap­pel­le­rait tou­te­fois que le Magis­tère a par­lé à plu­sieurs reprises et que s’il y a un « pro­blème Concile », il y a aus­si un pro­blème de l’après-concile, celui de la non-récep­tion de ces cla­ri­fi­ca­tions, c’est-à-dire un pro­blème d’obéissance. Au nombre de ces cla­ri­fi­ca­tions, le « simple fidèle de l’Eglise » met au pre­mier plan les actes litur­giques de Benoît XVI : le motu pro­prio Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum, l’exemple don­né par Benoît XVI dans ses messes. Ecrit entre la renon­cia­tion de Benoît XVI et avant l’élection de son suc­ces­seur, l’ouvrage se conclut ain­si sur une note assez enthou­siaste : si le concile Vati­can II a été en soi l’occasion – ou la cause – de graves troubles, le magis­tère y a répon­du, ren­dant le concile à l’Eglise, selon un mou­ve­ment irré­ver­sible, à tra­vers la porte d’entrée la plus noble, celle du culte ren­du à Dieu. Faut-il tem­pé­rer cet opti­misme en rap­pe­lant la réso­lu­tion du « contre­point » de la liber­té reli­gieuse ? Sédui­sante peut-être, elle est appa­rue volon­ta­riste et peu fon­dée sur les textes, qu’il s’agisse de leur conte­nu ou de leur auto­ri­té.

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