Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : La Beau­té fait-elle encore signe ?

Article publié le 11 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans un livre récent, La Beau­té fait signe ((. Paul Vala­dier, La Beau­té fait signe. Arts. Morale. Reli­gion, Cerf, 2012, 232 p. , 18 €. Les nom­breuses cita­tions de ce livre seront sim­ple­ment sui­vies de la réfé­rence des pages.)) , Paul Vala­dier, phi­lo­sophe et jésuite, entend réaf­fir­mer la per­ti­nence de la beau­té pour le temps pré­sent. Selon son argu­men­ta­tion, la beau­té prend d’abord appui sur le chris­tia­nisme. Le dogme de l’Incarnation, où l’infini trans­pa­raît dans le sen­sible et le char­nel, déclenche une his­toire féconde pour tous les arts. Il n’y a en effet aucune rai­son de déva­lo­ri­ser un monde créé par Dieu et où celui-ci a pris chair. En régime chré­tien, déclare l’auteur, « le sen­sible lui-même peut être Parole ou un signe signi­fiant » (124) : être repré­sen­té de manière sen­sible ne sus­cite en Dieu aucune crainte. C’est une ana­lyse qui conduit de fait au rejet de tout ico­no­clasme. Le P. Vala­dier note d’ailleurs fine­ment que si l’on reproche à l’Eglise d’avoir usé de la pas­to­rale de la peur, l’ampleur de son mécé­nat artis­tique prouve qu’elle croyait en réa­li­té beau­coup plus qu’on ne le disait en la beau­té, comme moyen de convaincre du salut.
« Se dif­fé­ren­ciant radi­ca­le­ment de cette approche », pour­suit le P. Vala­dier, « l’art moderne n’a émer­gé comme art spé­ci­fique et propre qu’à par­tir du moment où l’objet d’art a été déta­ché de sa fonc­tion pro­pre­ment reli­gieuse » (53). Une évo­lu­tion qui condui­sit notam­ment à la ten­ta­tion de l’« art pour art », où l’œuvre se veut auto­nome et sans au-delà. La récu­sa­tion de la source chré­tienne et la rup­ture avec la trans­cen­dance expli­que­rait-elle alors ce que l’auteur nomme « un abais­se­ment (artis­tique) lar­ge­ment déplo­ré » ?
L’ouvrage de P. Vala­dier s’appuie sur nombre de phi­lo­sophes (Dide­rot, Kant, Scho­pen­hauer, etc.) rejoints par la Sco­las­tique, pour expli­quer qu’« on ne reçoit (la beau­té) qu’à la mesure de son apti­tude à rece­voir » (202). L’art demande un effort, pour le spec­ta­teur comme pour l’artiste. Même s’il met en jeu des intui­tions, la seule spon­ta­néi­té n’est pas créa­trice. « Aucun art ne peut se dis­pen­ser d’un métier, d’un appren­tis­sage, d’un ensemble de règles et de pra­tiques héri­tées. […] Il n’est pas vrai que n’importe quel objet visible puisse être pro­cla­mé œuvre d’art » (38). L’art sup­pose donc des cri­tères, même si l’auteur rap­pelle avec Horace qu’« au peintre comme au poète, il a tou­jours été accor­dé de tout oser » (173). Un artiste qui se fait roi, et rejette tout réfé­rent, finit par obé­rer tout juge­ment de goût par son arbi­traire.
Pour l’auteur, renon­cer au juge­ment de goût, c’est démis­sion­ner. Juger d’une œuvre, c’est com­pa­rer, éta­blir des hié­rar­chies – « un mot dif­fi­cile à entendre » admet Paul Vala­dier. Lui qui s’est sou­cié de phi­lo­so­phie poli­tique se demande si le grand art ne res­pire pas un air aris­to­cra­tique, mena­cé à l’âge démo­cra­tique par le « démo­cra­tisme » où appren­tis­sage et tra­vail sont déva­lués, la spon­ta­néi­té tenant lieu de règle. Quand le refus de dif­fé­ren­cier devient ver­tu, explique-t-il, l’égalitarisme fusionne haute et basse culture. Il n’est pas sûr que ces remarques ras­surent les démo­crates aux prises avec un démo­cra­tisme galo­pant qui barre la pers­pec­tive escha­to­lo­gique pro­mise à la beau­té artis­tique : « L’artiste sai­sit intui­ti­ve­ment l’essence des choses et se révèle apte à la tra­duire à tra­vers une forme adé­quate. Il n’imite certes pas la nature : il la par­achève. » (71) Une des­crip­tion qui s’accorde avec la Genèse, celle-ci mon­trant un uni­vers non ache­vé, en attente du Jour ultime. Les arts réus­sis donnent donc un avant-goût de la per­fec­tion à venir ; la beau­té qu’ils engendrent est celle du monde en voie de rédemp­tion.
L’Art véri­table est donc un art de célé­bra­tion, qui aide, comme le dit Nietzsche, « à dire oui au monde ». Spé­cia­liste de ce phi­lo­sophe, le P. Vala­dier se livre à une mise au point (83–89) : l’ivresse pré­co­ni­sée par Nietzsche « n’est nul­le­ment une absence de contrôle de soi ou une extase éro­tique ». Elle consiste bien plu­tôt en un « sen­ti­ment d’intensification de la force, de la plé­ni­tude ». « Il faut donc se gar­der, conclut-il, des lec­tures du dio­ny­siaque faites à par­tir de Georges Bataille ou des pré­ten­dus « post­mo­dernes » qui exaltent […] pré­ci­sé­ment ce que Nietzsche repousse sous le terme de « déca­dence » ». Car Nietzsche, dit-il aus­si, ne mini­mise jamais l’importance de la forme, qui struc­ture la matière : « il appelle « déca­dence » l’incapacité de l’artiste à « don­ner forme à son chaos », son impuis­sance à maî­tri­ser le détail […] « la désa­gré­ga­tion de la volon­té » artiste vain­cue par l’immédiat ou le caprice ». Nietzsche est d’ailleurs oppo­sé à la théo­rie de l’art pour l’art, toute œuvre devant entre­te­nir chez l’auteur et le spec­ta­teur le « dire oui » à la vie, et non un pes­si­misme néga­teur. L’art a pour lui un but : être le grand sti­mu­lant de la vie. Le pas­sage par Nietzsche est donc d’un grand secours pour évi­ter, comme le dit P. Vala­dier, « les excès décons­truc­teurs de cer­tains théo­ri­ciens ou pra­ti­ciens de l’art contem­po­rain » à qui l’on pour­rait oppo­ser que ceux-ci sont tous « post­mo­dernes ». Ce que tra­dui­sait bien Dio­ny­siac en 2005, à Beau­bourg, apo­lo­gie, au nom de Nietzsche, de tout ce que Nietzsche détes­tait.
« L’art est-il moral ? » : telle est l’interrogation cen­trale du livre. A cette ques­tion, l’auteur répond en expli­quant que le juge­ment esthé­tique que l’on pro­nonce devant une œuvre obéit à une norme, tout autant que le juge­ment moral. « Ain­si le sujet est-il cen­tral […] puisque ce sujet découvre en lui ou dans l’œuvre une norme à par­tir de laquelle appré­cier ce qui est sen­ti » (155). La place impor­tante prise par le sujet montre la non-objec­ti­vi­té du Beau. Mais, comme notre appré­cia­tion esthé­tique est offerte à l’appréciation d’autrui, le beau n’est pas non plus « pure­ment sub­jec­ti­viste, puisqu’il vise l’éventuelle appro­ba­tion d’autrui, le par­tage du juge­ment de goût » (157).
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