Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : L’État de jus­tice en France

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Profes­seur d’histoire du droit à l’Université de Tou­louse, Jacques Kry­nen a récem­ment publié deux volumes consa­crés à « L’Etat de jus­tice » en France, du XIIIe au XXe siècle ((. Jacques Kry­nen, L’Etat de jus­tice, France, XIIIe-XXe siècle, t. I, L’idéologie de la magis­tra­ture ancienne, NRF, Gal­li­mard, 2009 ; t. II, L’emprise contem­po­raine des juges, NRF, Gal­li­mard, 2012.)) . Le pre­mier ana­lyse « L’idéologie de la magis­tra­ture ancienne », c’est-à-dire la concep­tion que les magis­trats de l’Ancien Régime se fai­saient de leur office. Inti­tu­lé « L’emprise contem­po­raine des juges », le second retrace le pro­ces­sus his­to­rique qui a per­mis d’abord à la Cour de Cas­sa­tion puis au Conseil d’Etat et enfin au Conseil consti­tu­tion­nel, de recon­qué­rir un pou­voir au moins aus­si impor­tant que ne l’était celui des par­le­ments à la fin de l’Ancien Régime. L’ouvrage se ter­mine par une réflexion sub­stan­tielle sur le défi­cit actuel de légi­ti­mi­té des juges et la pos­si­bi­li­té de recou­rir à l’élection pour résoudre ce pro­blème.
Le prin­ci­pal apport de ces deux ouvrages est de trai­ter inté­gra­le­ment la ques­tion de l’office du juge à par­tir d’une ana­lyse his­to­rique qui part du droit romain et s’achève sur les contro­verses rela­tives aux dys­fonc­tion­ne­ments de la jus­tice qui ont eu lieu au cours du der­nier quin­quen­nat pré­si­den­tiel. Qui plus est, les réflexions pros­pec­tives déve­lop­pées à la fin du second tome dépassent le champ de l’analyse his­to­rique et pro­posent très concrè­te­ment une solu­tion aux pro­blé­ma­tiques mises en lumière aupa­ra­vant. Il en res­sort ain­si un très grand nombre de don­nées his­to­riques qui nour­rissent la réflexion sur la déli­cate ques­tion de l’office du juge.
L’objet prin­ci­pal de l’œuvre est de mettre en lumière « cette don­née intel­lec­tuelle et poli­tique his­to­ri­que­ment fon­da­men­tale : depuis la nais­sance de l’Etat royal et sans dis­con­ti­nuer, des gens de robe longue ayant tou­jours pen­sé l’absolutisme comme le vec­teur de la jus­tice ont tou­jours œuvré pour que celui-ci s’exerce sous leur contrôle » (t. I, p. 277). Et aujourd’hui, « la jus­tice contem­po­raine fait bien plus que tran­cher les litiges. Là où la reli­gion, la poli­tique et les mœurs, là où le prêtre, le dépu­té, le maire, l’instituteur et les parents défaillent désor­mais, « elle fixe l’injuste dans la mémoire col­lec­tive » » (t. II, p. 378). Ain­si, pour l’auteur l’emprise contem­po­raine des juges, c’est-à-dire le pou­voir poli­tique que se sont arro­gé les hautes cours fran­çaises, n’est que le pro­lon­ge­ment actua­li­sé de l’ancienne concep­tion de la magis­tra­ture. La prin­ci­pale dif­fé­rence est que « là où régnait la plu­ra­li­té, la pro­vin­cia­li­sa­tion et l’enchevêtrement des déci­sions avant 1789 pré­do­mine désor­mais la spé­cia­li­sa­tion et l’unité de la juris­pru­dence. Nos trois cours suprêmes n’ont pas les vastes com­pé­tences des par­le­ments de la royau­té, mais cha­cune, dans son domaine, judi­ciaire, admi­nis­tra­tif, consti­tu­tion­nel, agit en authen­tique sou­ve­raine » (t. II, p. 417). Ain­si, par exemple, « le sur­gis­se­ment récent de la jus­tice consti­tu­tion­nelle en France peut être ana­ly­sé comme une revi­vis­cence, assu­ré­ment non dési­rée, mais cela importe peu, des don­nées doc­tri­nales et des pra­tiques de l’Etat de jus­tice démo­li à la Révo­lu­tion » (t. II, p. 325).
Or, c’est pré­ci­sé­ment sur ce point que, en dépit des pré­cau­tions prises par l’auteur pour évi­ter les rac­cour­cis et les confu­sions, l’analyse peine à convaincre. L’établissement d’une conti­nui­té entre la phi­lo­so­phie de la magis­tra­ture sous l’Ancien Régime et l’actuel « gou­ver­ne­ment des juges » n’est éta­blie qu’au prix d’une adhé­sion sans réserve à une concep­tion ultra-posi­ti­viste du droit selon laquelle tout tri­bu­nal est « l’instance ultime de la fixa­tion du bien et du mal, le lieu de la sépa­ra­tion du juste et de l’injuste » (t. I, p. 375). Cette concep­tion per­met ain­si à l’auteur de pla­cer sur un pied d’égalité la phi­lo­so­phie du droit natu­rel (clas­sique ou même moderne) propre à la magis­tra­ture ancienne avec le rela­ti­visme contem­po­rain selon lequel le juge n’est là que pour enté­ri­ner les évo­lu­tions du droit et des mœurs dans la socié­té, voire sur­tout à les devan­cer ou les pro­vo­quer. C’est éga­le­ment cette concep­tion qui conduit l’auteur à pré­co­ni­ser l’élection comme « ren­for­ce­ment de la légi­ti­mi­té des juges […], seul moyen de lui épar­gner une défiance géné­rale au pré­texte d’un into­lé­rable gou­ver­ne­ment des juges » (t. II, p. 379).
[…]

-->