Revue de réflexion politique et religieuse.

La Cité des hommes : entre dis­pa­ri­tion et vie

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Un livre éton­nant, construit comme une oeuvre archi­tec­tu­rale ((. Rafael Gam­bra, Le silence de Dieu, tra­duit de l’espagnol par Jacques Fol­lon, Artège, Per­pi­gnan, octobre 2012, 140 p., 14,90 €.)) . Avec ses pas­sages et ses issues, ses espaces où reten­tissent et s’interpellent des voix : acteurs d’une pen­sée vivante. Les roman­tiques et les phi­lo­sophes qui leur sont proches, Schel­ling en par­ti­cu­lier, pla­çaient la poé­sie plus haut que la phi­lo­so­phie pour sa capa­ci­té à révé­ler l’essence des choses. L’ouvrage de Rafael Gam­bra accède à ce degré dif­fi­ci­le­ment atteint où poé­sie et phi­lo­so­phie se fondent en un seul tout. Comme chez les anciens tels que Héra­clite, Par­mé­nide, Pla­ton, Plo­tin… La poé­sie, selon le mot de Hei­deg­ger, ouvre la porte de « la mai­son de l’être ». Cette mai­son qui est le lan­gage humain. La poé­sie sait accé­der aux strates les plus pro­fondes du lan­gage, à la source d’eau vive du coeur où prend nais­sance, d’après saint Tho­mas d’Aquin, la parole pre­mière.
Dans le vaste cadre de ce livre se mêlent plu­sieurs voix, ce qui lui confère éga­le­ment une dimen­sion musi­cale. A la voix prin­ci­pale de l’auteur se joignent celles de Iones­co, de Kaf­ka et – avec une vigueur toute par­ti­cu­lière – celle de Saint-Exu­pé­ry. Il est ici le défen­seur des tra­di­tions morales de l’aristocratie qu’il place au-des­sus du bien-être maté­riel, et son image est très éloi­gnée du cli­ché roman­tique de l’écrivain-aviateur.
Comme un contre­point de fugue on devine aus­si une voix indi­gnée issue des psaumes : L’insensé dit en son coeur : « il n’y a point de Dieu ! » (Psaume 14). Dans tout le livre – comme dans l’histoire de l’humanité – se déroule une bataille, entre l’insensé qui rejette la grâce divine et va de plus en plus loin dans sa dépra­va­tion et sa vision cor­rom­pue des choses et l’homme de foi qui ne conçoit pas l’existence sans la sagesse de Dieu.
L’insensé d’aujourd’hui, écrit Rafael Gam­bra, n’est pas l’insensé de saint Anselme « puisqu’on passe d’un insen­sé illo­gique à un insen­sé logi­ciste… Avec ses réduc­tions logiques, la rai­son dés­in­car­née détruit le sens des choses, et pro­duit un effri­te­ment de l’habitacle humain qui fait que l’homme lui-même y pour­rit ».
On peut dire que deux voies s’ouvrent de prime abord à l’homme, l’une défi­nie de manière radi­cale par Des­cartes est la voie méca­nis­tique, celle de la Rai­son et du cal­cul auto­sa­tis­fait ; et l’autre la voie du Coeur, une voie contem­pla­tive qui est celle choi­sie par Pas­cal, hor­ri­fié par les rai­son­ne­ments car­té­siens. D’abord d’amusants auto­mates mus par des res­sorts ; désor­mais des sys­tèmes infor­ma­tiques com­plexes dont l’immense capa­ci­té de cal­cul menace d’influencer la conscience humaine.
En contre-pied, l’envol médi­ta­tif du poète, comme écrit Gam­bra à pro­pos de Saint-Exu­pé­ry : « Ce scru­ta­teur soli­taire des pre­miers hori­zons aériens au-des­sus des cités de la terre a su péné­trer comme per­sonne le lien mys­té­rieux qui rat­tache l’homme à son monde et à l’au-delà. Là se trouvent les racines exis­ten­tielles (his­to­riques et sacrées) de la vie humaine authen­tique, face aux réa­li­sa­tions mas­si­fi­ca­trices d’une rai­son dés­in­car­née et d’un faux huma­nisme abs­trait, qui tra­hit la véri­table des­ti­née de l’homme. »
Ce livre a été publié pour la pre­mière fois en Espagne, il y a plus de cin­quante ans. Son actua­li­té n’a pas dimi­nué d’un iota. Au contraire, ain­si qu’un bon vin acquiert avec le temps une force et un goût par­ti­cu­liers, l’argumentation du phi­lo­sophe se véri­fie au fil des ans. L’ouvrage de Gam­bra nous montre que l’histoire est pré­vi­sible dans une cer­taine mesure.
L’auteur ne men­tionne pas le nom de son com­pa­triote José Orte­ga y Gas­set mais sa pré­sence se per­çoit dans le livre. Lorsque Gam­bra met sur le même plan le socia­lisme et le libé­ra­lisme comme deux sys­tèmes basés sur le même concept ration­nel, on sent qu’il fait allu­sion à Orte­ga, adepte du libé­ra­lisme. Sous le socia­lisme contem­po­rain, l’Etat (qui demeure comme sous le libé­ra­lisme la seule struc­ture de la socié­té, consi­dère Gam­bra) « dépasse sa fonc­tion, en quelque sorte pas­sive, de gar­dien du droit, pour se trans­for­mer en fac­teur actif d’organisation et de four­ni­ture de ser­vices ». Dans la concep­tion libé­rale de la socié­té, l’Etat est en quelque sorte extrin­sèque à l’homme, c’est un règle­ment de simple coha­bi­ta­tion des indi­vi­dus entre eux. « Il y a plus : pour les théo­ri­ciens du ratio­na­lisme poli­tique, la socié­té authen­tique ou véri­table n’est que le pro­duit d’un pacte ou d’un contrat pas­sé entre des hommes essen­tiel­le­ment auto­nomes, entre des indi­vi­dus faits et for­més en marge de la socié­té elle-même. Aus­si, lorsque celle-ci dépasse ces limites et consti­tue une com­mu­nau­té faite de liens ou dotée, d’une cer­taine manière, d’un sens, elle repré­sente un mal pour l’homme ou même l’origine pré­cise du mal et de la cor­rup­tion par­mi les hommes, qui sont bons et ration­nels par nature… », écrit Gam­bra.
Rien d’étonnant si de tels sys­tèmes engendrent Rhi­no­cé­ros et Rhi­no­cé­rite, images scé­niques de Iones­co : les humains se trans­forment en rhi­no­cé­ros dans l’abîme confor­miste de leur chute.
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