Revue de réflexion politique et religieuse.

Haber­mas, ou la reli­gion domes­ti­quée par la démo­cra­tie post­sé­cu­lière

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’entre­tien qu’Eduardo Men­die­ta a réa­li­sé avec Jür­gen Haber­mas en 2011 vient d’être édi­té en Ita­lie sous la forme d’un petit livre avec un titre sug­ges­tif : La reli­gion et la poli­tique, et un sous-titre intri­guant, Expres­sions de foi et déci­sions publiques ((. Jür­gen Haber­mas inter­vi­sta­to da Eduar­do Men­die­ta, Le reli­gio­ni e la poli­ti­ca. Espres­sio­ni di fede e deci­sio­ni pub­bliche, EDB, Bologne, 2013, 45 p. , 5 €. Cette bro­chure reprend la publi­ca­tion du même entre­tien dans la revue Ricerche Teo­lo­giche, n. 22 (2011), chez le même édi­teur. Eduar­do Men­die­ta est pro­fes­seur de phi­lo­so­phie à la State Uni­ver­si­ty of New York.)) . Le livre pour­rait s’inscrire dans la série de publi­ca­tions récentes dans les­quelles on s’interroge sur le rôle de la reli­gion dans les socié­tés démo­cra­tiques actuelles ; plus spé­ci­fi­que­ment il rejoint la ronde des réflexions du phi­lo­sophe alle­mand autour du pro­blème des rela­tions entre la reli­gion, la sécu­la­ri­sa­tion et les fon­de­ments d’un ordre poli­tique glo­bal, comme il l’a mon­tré dans son débat avec le car­di­nal Joseph Rat­zin­ger ((. Joseph Rat­zin­ger, Jür­gen Haber­mas, Ragione e fede in dia­lo­go, Marsilio/I libri di Reset, Venise, 2005. Trad. fr. : Rai­son et reli­gion. La dia­lec­tique de la sécu­la­ri­sa­tion, Sal­va­tor, Mul­house, 2010. Cf. mon com­men­taire : « El diá­lo­go entre Joseph Rat­zin­ger y Jür­gen Haber­mas y el pro­ble­ma del dere­cho natu­ral cató­li­co », Ver­bo (Madrid), n. 457–458 (2007), pp. 631–670.)) , et dans une suite pro­lon­gée d’articles, de confé­rences et de livres ((. Cf. le recueil Entre natu­ra­lisme et reli­gion. Les défis de la démo­cra­tie, Gal­li­mard, 2008 ; l’article « Reli­gion in the public sphere », Euro­pean Jour­nal of Phi­lo­so­phy, v. 14, n. 1 (2006), pp. 1–25 ; et le livre col­lec­tif de Judith But­ler, Jür­gen Haber­mas, Charles Tay­lor, Cor­nel West, The power of reli­gion in the public sphere, Colum­bia U. P., New York, 2011 – trad. esp. El poder de la reli­gión en la esfe­ra públi­ca, Trot­ta, Madrid, 2011.)) . Au fil des ques­tions de Men­die­ta, Haber­mas expose ses spé­cu­la­tions actuelles confron­tées, dia­lec­ti­que­ment, avec son oeuvre et son inter­pré­ta­tion du monde moderne tar­dif.
La ques­tion cen­trale à laquelle répond Haber­mas est celle de savoir si la reli­gion consti­tue un défi pour le monde glo­ba­li­sé d’aujourd’hui et quel rôle joue ce nou­veau prin­temps reli­gieux, cette « vita­li­té per­sis­tante des reli­gions du monde » (p. 6), dans sa thèse de la sépa­ra­tion entre théo­rie de la moder­ni­té et théo­rie de la sécu­la­ri­sa­tion. Pour com­men­cer, Haber­mas affirme qu’il n’y a pas une seule moder­ni­té, mais de mul­tiples moder­ni­tés ((. Catho­li­ca a abor­dé ce thème dans son n. 119 (prin­temps 2013) ; voir spé­cia­le­ment le texte d’Ignacio Ande­reg­gen, « Contri­bu­tion à une ana­lyse phi­lo­so­phi­co-spi­ri­tuelle de la moder­ni­té », pp. 20–37.)) , avec des mani­fes­ta­tions propres dans chaque pays, région ou conti­nent, et que, mal­gré la sécu­la­ri­sa­tion, chaque moder­ni­té se com­prend dans la pers­pec­tive de chaque tra­di­tion sin­gu­lière. Alors, sommes-nous invi­tés à pen­ser la moder­ni­té indé­pen­dam­ment de la sécu­la­ri­sa­tion ? Cette approche géné­rale requiert quelques mises au point.

Post­mé­ta­phy­sique, reli­gion et post­sé­cu­la­risme

Pour Haber­mas, la sécu­la­ri­sa­tion du pou­voir, qui est le noyau dur de la moder­ni­té, est une conquête libé­rale impres­crip­tible. Les pro­grès atteints dans la pre­mière moder­ni­té en ce qui concerne l’autonomie de la conscience (la réflexi­vi­té de la conscience comme auto­ré­flexion) auraient mené à une forme ration­nelle de morale et de pié­té inté­rieure. Mais ces résul­tats seraient mena­cés par les coups de bou­toir frap­pant la rai­son ain­si que par la crise de la pié­té cau­sée par le fon­da­men­ta­lisme reli­gieux. Selon Haber­mas, dans cette époque post­sé­cu­lière nous assis­tons à l’affrontement entre une reli­gio­si­té fon­da­men­ta­liste et une autre ins­ti­tu­tion­nelle et com­pa­tible avec la démo­cra­tie. Tan­dis que le fon­da­men­ta­lisme se retire du monde ou s’affronte à lui agres­si­ve­ment, la foi réflexive se met en contact avec d’autres reli­gions, accepte la science et res­pecte les droits de l’homme, parce qu’elle se situe au coeur de la vie com­mu­nau­taire et n’est pas vécue dans la seule sub­jec­ti­vi­té.
Men­die­ta pose une ques­tion judi­cieuse : com­ment cette affir­ma­tion peut-elle cadrer avec la théo­rie de Haber­mas qui affirme que la phi­lo­so­phie est entrée dans une époque post-méta­phy­sique ((. Jür­gen Haber­mas, Post­me­ta­phy­si­cal thin­king : phi­lo­so­phi­cal essays, tr. W. M. Hohen­gar­ten, The MIT Press, Cam­bridge (Mass.), 1985.))  mar­quée par l’avènement d’une socié­té glo­bale post­sé­cu­lière ((. Cf. Jür­gen Haber­mas, « What is meant by a “post-secu­lar socie­ty” », dans Europe, the fal­te­ring pro­ject, Poli­ty Press, Cam­bridge, 2009, pp. 59–77 – trad. esp. ¡Ay, Euro­pa ! Pequeños escri­tos polí­ti­cos, Trot­ta, Madrid, 2009, pp. 64–80 ; Jür­gen Haber­mas, « Notes on post-secu­lar socie­ty », New Pers­pec­tives Quar­ter­ly, vol. 25, n. 4 (2008), pp. 17–29.))  ? La réponse de Haber­mas est que la pen­sée post­mé­ta­phy­sique, dans une situa­tion que l’on dit post­sé­cu­lière, conti­nue en fait d’être sécu­lière. Et cela parce que le post­mé­ta­phy­sique ne s’identifie pas avec le post­sé­cu­lier. Le terme « post­mé­ta­phy­sique » ren­voie à un concept que défi­nit l’insaisissable struc­ture du monde de la vie – contre la cen­tra­li­té du sujet et contre l’objectivation du monde – qui relève d’une caté­go­rie généa­lo­gique venant de Kant et de sa dia­lec­tique trans­cen­dan­tale, elle-même héri­tière de la révo­lu­tion nomi­na­liste, expri­mée dans les caté­go­ries de la sub­jec­ti­vi­té ou du lan­gage inter­sub­jec­tif comme consti­tu­tifs du monde, autre­ment dit d’une her­mé­neu­tique de la par­ti­ci­pa­tion, par oppo­si­tion à l’objectivation scien­ti­fi­co-méta­phy­sique (p. 13). « Post­sé­cu­lier » est en revanche un concept socio­lo­gique, un terme des­crip­tif de la socié­té d’aujourd’hui, qui tient compte de la per­sis­tance des com­mu­nau­tés reli­gieuses et de l’importance des diverses tra­di­tions reli­gieuses, même sécu­la­ri­sées ((. Sécu­lier signi­fie la sépa­ra­tion de la foi et du savoir comme deux manières de tenir quelque chose pour vrai. Post­sé­cu­lier, en revanche, désigne la situa­tion dans laquelle la rai­son sécu­lière et la conscience reli­gieuse deve­nue réflexive entrent en dia­logue (p. 17). Voir note 11 infra.)) . Post­sé­cu­lier ne désigne pas la socié­té même mais le chan­ge­ment de conscience qu’ont d’elles-mêmes les socié­tés sécu­la­ri­sées contem­po­raines (p. 14). La phi­lo­so­phie, dans la socié­té post­sé­cu­lière, repose sur les preuves empi­riques quand elle sou­tient que la reli­gion reste une forme contem­po­raine de l’esprit capable d’entrer en dia­logue avec la phi­lo­so­phie, sans pour autant que la pen­sée post­mé­ta­phy­sique cesse d’être tota­le­ment laïque. […]

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