Revue de réflexion politique et religieuse.

Nou­veaux visages de la guerre et du métier mili­taire

Article publié le 21 Fév 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ne pou­vant trai­ter dans le cadre de cette livrai­son toutes les dimen­sions d’un sujet com­plexe et aux rami­fi­ca­tions mul­tiples, on trou­ve­ra ci-après la brève recen­sion d’un cer­tain nombre d’ouvrages ou d’articles parus ces toutes der­nières années soit pour leur inté­rêt abso­lu, soit parce que leurs lacunes ou leurs insuf­fi­sances viennent com­plé­ter uti­le­ment le tableau qu’on a essayé d’esquisser de la situa­tion actuelle de la réflexion. La trans­for­ma­tion de la menace conduit à une modi­fi­ca­tion des buts et des moda­li­tés de la guerre qui pro­duit elle-même une trans­for­ma­tion du sol­dat. Quel dis­cours moral est alors pos­sible, et de façon plus par­ti­cu­lière en pro­ve­nance de l’Eglise ?

Menaces sans fron­tières

Un ouvrage récent de Fré­dé­ric Gros, phi­lo­sophe dis­ciple de Michel Fou­cault, attire au pre­mier chef l’attention ((. Fré­dé­ric Gros, Le prin­cipe sécu­ri­té, PUF 2012, repre­nant lar­ge­ment et déve­lop­pant les consi­dé­ra­tions d’un article paru dans le numé­ro de mars-avril 2008 de la revue Esprit : « Désastre huma­ni­taire et sécu­ri­té humaine, le troi­sième âge de la sécu­ri­té ».)) . Pour l’auteur, jusqu’à l’époque clas­sique, la sécu­ri­té était d’abord une notion spi­ri­tuelle illus­trée par la doc­trine de saint Augus­tin, deman­dant au pou­voir tem­po­rel de garan­tir les moyens de la tran­quilli­té inté­rieure de nature à faci­li­ter en cha­cun la par­ti­ci­pa­tion à la Cité de Dieu. Dans sa deuxième étape, la sécu­ri­té se fait plus concrète et défen­sive, autour de l’Etat qui assure par la jus­tice et sa police la sécu­ri­té inté­rieure et par son armée la sécu­ri­té exté­rieure. Dans le « troi­sième âge » que l’on voit appa­raître dès les années 1950, on assiste à une explo­sion des menaces, de la sociale à l’énergétique, en pas­sant par la sani­taire, ali­men­taire, rou­tière, etc., jusqu’à sa forme ultime, la menace sur « l’humanité ». Ain­si, la menace est par­tout, et donc l’urgence n’est plus de défi­nir l’ennemi, exté­rieur par défi­ni­tion, mais le sus­pect, qui est là par­mi nous, « au milieu des autres ». L’enjeu est doré­na­vant celui de la « sécu­ri­té humaine ». A l’image de la défi­ni­tion exten­sive de la san­té don­née par l’OMS, por­tant en germe tous les tota­li­ta­rismes (« la san­té est un état de bien-être géné­ral… »), une décla­ra­tion des Nations-Unies de 1994 dis­pose ain­si que « le sen­ti­ment de la sécu­ri­té humaine, c’est un enfant qui ne meurt pas, une mala­die qui ne se pro­page pas, un emploi qui n’est pas sup­pri­mé, une ten­sion eth­nique qui ne dégé­nère pas en vio­lence, un dis­si­dent qui n’est pas réduit au silence » ((. Rap­port mon­dial sur le déve­lop­pe­ment humain, Eco­no­mi­ca, 1994.)) . Il s’agit doré­na­vant de pro­té­ger les indi­vi­dus pris un par un contre toute souf­france. On devine com­bien ce nou­vel objec­tif ne peut appe­ler qu’à un gou­ver­ne­ment mon­dial et à l’effacement des Etats.
Para­doxa­le­ment, on peut se deman­der si dans son der­nier livre, Alain Joxe ne se fait pas fina­le­ment l’avocat de la même solu­tion, sans le vou­loir ((. Alain Joxe, Les guerres de l’empire glo­bal. Spé­cu­la­tions finan­cières, guerres robo­tiques, résis­tance démo­cra­tique, La décou­verte, 2012.)) . Le chaos actuel est vou­lu et orga­ni­sé par le monde du grand capi­tal, jus­ti­fiant une opé­ra­tion poli­cière à l’échelle mon­diale de bana­li­sa­tion et de stan­dar­di­sa­tion per­met­tant l’augmentation des pro­fits, dont ceux déri­vés de l’activité mili­taire. Mais pour lui aus­si, la sécu­ri­té qui compte est la « sécu­ri­té humaine » dénon­cée par Fré­dé­ric Gros. La preuve en est qu’elle est le fruit de l’usure : c’est le goût du lucre sans frein qui est à l’origine de tous les maux, de toutes les « insé­cu­ri­tés ». Et face à ce dan­ger, il ne peut offrir comme voie de salut que l’« indi­gna­tion » et comme exemple que les prin­temps arabes.
Pierre Hass­ner, dans son intro­duc­tion à un ouvrage publié sous sa direc­tion, fait fina­le­ment le même constat ((. Pierre Hass­ner (dir.), Masques et figures de la guerre, Paren­thèses, 2012.)) . Comme il le sou­ligne, « les guerres avancent mas­quées ». Der­rière l’évolution des moda­li­tés de l’action mili­taire, on ne peut que déce­ler une trans­for­ma­tion de la menace : main­tien de la paix, puis inter­ven­tion huma­ni­taire et opé­ra­tion de sta­bi­li­sa­tion, avant d’aboutir au der­nier ava­tar amé­ri­cain de l’OTW, « other than war », c’est-à-dire la « guerre huma­ni­taire », qui trans­cende le cadre éta­tique.
Dans le même ouvrage, Jean-Claude Monod fait une ana­lyse simi­laire, en en tirant toutes les consé­quences néfastes : ren­voyant à Carl Schmitt, il montre que cette nou­velle guerre « libé­rale », « guerre pour le droit, la paix et l’humanité », ne peut conduire qu’à trans­for­mer l’ennemi en cri­mi­nel. Le droit des gens tra­di­tion­nel a été enter­ré par les trois évo­lu­tions sui­vantes : des capa­ci­tés de des­truc­tion deve­nues illi­mi­tées, l’invention de la nation en armes avec l’avènement des démo­cra­ties modernes et enfin, l’idéologie huma­ni­ta­riste. Alors soit la guerre est déniée (dégui­sée en opé­ra­tion de police) soit elle ne peut viser qu’à en finir avec toutes les guerres et tout est per­mis, dans le jus ad bel­lum (actions pré­ven­tives sans limites) ou le jus in bel­lo. Après cette ana­lyse lucide, on ne peut mal­heu­reu­se­ment qu’être son­geur devant la parade : « déve­lop­per un cos­mo­po­li­tisme auto­cri­tique pour dénon­cer les dan­gers de l’utilisation idéo­lo­gique du titre de l’humanité, du fait de mener une guerre en son nom ».

Le cadavre de la guerre inter­éta­tique bouge encore…

C’est du monde anglo-saxon que vient la contes­ta­tion de ce qui finit par être le dis­cours domi­nant, avec le der­nier ouvrage du pro­fes­seur Colin Gray, conseiller écou­té des gou­ver­ne­ments bri­tan­nique et amé­ri­cain ((. Colin Gray, La guerre au XXIe siècle. Un nou­veau siècle de feu et de sang, Eco­no­mi­ca, 2008.)) . Il croit au contraire que la guerre inter­éta­tique, avec l’avènement de nou­velles grandes puis­sances éta­tiques, reste non seule­ment très pro­bable, mais de sur­croît très utile, pour régler au mieux des dif­fé­rends que la poli­tique n’aura pu tran­cher, dans une vision clau­se­wit­zienne tra­di­tion­nelle. Il estime que l’effondrement iné­luc­table de la croyance en la supé­rio­ri­té tech­no­lo­gique (dont l’Afghanistan donne un der­nier exemple) ne peut que conduire à un renou­veau du recours à la guerre clas­sique. Repre­nant une obser­va­tion de Thu­cy­dide, « la peur, l’honneur et l’intérêt », à la source des guerres, ne dis­pa­raî­tront pas de ce siècle : il faut en assu­mer les consé­quences. […]

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