Revue de réflexion politique et religieuse.

L’égalité démo­cra­tique. Mythe et réa­li­tés

Article publié le 18 Nov 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

On ne peut, semble-t-il, dou­ter que l’idée d’égalité soit consub­stan­tielle à l’idée de démo­cra­tie : la démo­cra­tie est le gou­ver­ne­ment du peuple par le peuple, le pou­voir n’y est dévo­lu par nature à per­sonne en par­ti­cu­lier, tous les citoyens sont répu­tés capables de l’exercer, tous sont répu­tés être des sou­ve­rains égaux dans et par leur sou­ve­rai­ne­té. Par là même, tous les citoyens sont encore répu­tés capables de s’élever cha­cun au-des­sus de sa condi­tion par­ti­cu­lière, de ses inté­rêts par­ti­cu­liers, à la fois pour choi­sir ceux qui vont gou­ver­ner et pour exer­cer le pou­voir confié par ses conci­toyens. Il est bien clair que cela lui sera d’autant plus facile que ses inté­rêts par­ti­cu­liers seront plus proches de ceux des autres : la démo­cra­tie poli­tique, c’est-à-dire l’égalité des citoyens consi­dé­rés comme hommes publics, ne va pas sans une cer­taine démo­cra­tie sociale, une cer­taine éga­li­té des indi­vi­dus pri­vés. Les bour­geois qui firent la révo­lu­tion fran­çaise vou­laient l’égalité poli­tique avec la noblesse, mais non l’égalisation géné­rale des condi­tions (ni même d’ailleurs tout sim­ple­ment l’égalité poli­tique de tous les citoyens, le suf­frage uni­ver­sel) : il n’a pas fal­lu un demi-siècle pour que l’idée démo­cra­tique conti­nue sa course arti­fi­ciel­le­ment inter­rom­pue, et exige l’achèvement de la révo­lu­tion, c’est-à-dire d’abord le suf­frage uni­ver­sel, ensuite le socia­lisme, c’est-à-dire, au moins en théo­rie l’égalisation radi­cale des condi­tions maté­rielles.
Il y a entre les hommes des inéga­li­tés natu­relles de tous ordres, depuis la cou­leur des yeux jusqu’aux apti­tudes intel­lec­tuelles, mais le degré auquel les hommes en souffrent est émi­nem­ment variable, parce que selon les lieux et les époques, ils n’y prêtent pas uni­for­mé­ment la même atten­tion. Ain­si, dans des socié­tés maté­ria­listes, les inéga­li­tés maté­rielles sont évi­dem­ment les plus dou­lou­reuses. Mais, dans des socié­tés non seule­ment maté­ria­listes, mais démo­cra­tiques comme sont les socié­tés occi­den­tales contem­po­raines, il est mani­feste que les inéga­li­tés dans la manière dont les indi­vi­dus y sont consi­dé­rés ne laissent pas d’être très vive­ment res­sen­ties. Ce qui carac­té­rise la démo­cra­tie, c’est que l’égalité y est par nature comme un tout indi­vi­sible, et que la soif d’égalité, dont il va être mon­tré qu’elle y est par nature insa­tiable, en tout état de cause ne peut être satis­faite que par une éga­li­té de tous en tout. C’est pour­quoi, dans ce qui suit, je ne m’attacherai pas à une sorte d’égalité plu­tôt qu’à une autre, mais à ce désir d’égalité en lui-même. Cela étant, à consi­dé­rer sans pas­sion le déve­lop­pe­ment de la démo­cra­tie et de l’égalité dans les socié­tés occi­den­tales, je crois qu’il y a de bonnes rai­sons de se deman­der quel en a été le mobile pro­fond.

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Pour le plus grand nombre, la ques­tion est sans objet : quoi de plus natu­rel, juge-t-on usuel­le­ment, que l’égalité entre les hommes ? Nul homme n’est né pour obéir à un autre, puisqu’ils sont l’un et l’autre des hommes, et l’état natu­rel de l’homme est un état d’égalité avec ses sem­blables. Les hommes naissent libres et égaux, égaux parce qu’ils naissent libres, et libres parce qu’ils naissent égaux : le prin­cipe n’a pas besoin de démons­tra­tion, il a la force de l’évidence, c’est l’axiome fon­da­men­tal des socié­tés qui savent res­pec­ter la nature de l’homme.
Pour­tant, il devient dès lors inévi­table d’expliquer pour­quoi un prin­cipe si natu­rel a pu être, en tout cas dans les socié­tés occi­den­tales, si peu appli­qué qu’il ait fal­lu une révo­lu­tion pour qu’il s’impose enfin comme prin­cipe pre­mier de toute socié­té légi­time. A nou­veau, l’explication paraît géné­ra­le­ment cou­ler de source : si l’égalité, qui est natu­relle, ne pré­vaut pas natu­rel­le­ment dans les socié­tés humaines, c’est qu’il y a eu des hommes per­vers qui ont fait fi de la nature et qui, par force ou par ruse, usant de sophismes ou de faux-sem­blants, ont fait pas­ser pour natu­relles des ins­ti­tu­tions arti­fi­cielles, et ont réus­si à convaincre leurs sem­blables que l’égalité était contre la nature des socié­tés humaines. L’inégalité a régné par­mi les hommes parce qu’il y avait par­mi eux des méchants. Une fois ces enne­mis du genre humain mis hors d’état de nuire, l’égalité, au lieu de des­cendre par­mi les hommes comme un tor­rent dont le cours est sau­vage parce qu’il est semé d’obstacles, devient comme un long fleuve tran­quille que tous des­cendent pai­si­ble­ment de concert. Ain­si le déve­lop­pe­ment des acti­vi­tés éco­no­miques ouvertes à tous, leur pré­va­lence sur les acti­vi­tés guer­rières, la crois­sance natu­relle d’un pou­voir poli­tique tuté­laire (sous l’effet moins de la soif de pou­voir des princes que du besoin res­sen­ti par les acteurs éco­no­miques d’une pro­tec­tion du mar­ché), passent cou­ram­ment pour avoir fait qu’insensiblement mais irré­sis­ti­ble­ment, les condi­tions s’uniformisent comme d’elles-mêmes, comme si la nature – ou la Pro­vi­dence – vou­lait que les hommes devinssent spon­ta­né­ment de plus en plus égaux. Seule la résis­tance de ceux à qui cette évo­lu­tion fai­sait perdre rang et pri­vi­lèges, et qui ten­taient de s’opposer au cours natu­rel des choses, est cen­sée avoir été cause que la vio­lence et le tumulte règnent momen­ta­né­ment avant que l’égalité ne reprenne sa marche pai­sible. Si pai­sible en réa­li­té, pen­sait Toc­que­ville, que les socié­tés démo­cra­tiques finissent par ris­quer sur­tout d’être de mornes plaines ou paissent des mou­tons, dont les agi­ta­tions mes­quines n’ôtent pas grand chose à leur calme mas­sif. […]

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