Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­tures : La force de frappe du Coran

Article publié le 18 Nov 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les peuples du Livre sont inéga­le­ment ser­vis ; dès le début de leur ouvrage sur l’action psy­cho­lo­gique dans le Coran ((. Domi­nique et Marie-Thé­rèse Urvoy, L’action psy­cho­lo­gique dans le Coran, Cerf, 2007, 104 p., 20 €.)) , Marie-Thé­rèse et Domi­nique Urvoy rap­pellent le mot de Mas­si­gnon qui fait d’Israël le peuple de l’Espérance, des chré­tiens le peuple de la Cha­ri­té, la Foi étant dévo­lue à l’islam. Belle for­mule, éga­le­ment répar­ti­trice, mais faus­sée, bien sûr. Entre les livres (le sin­gu­lier est trom­peur car, pour les musul­mans, le seul Livre est le Coran, qu’on peut accom­pa­gner si néces­saire, mais c’est en fait tota­le­ment super­flu, de la Bible et des Evan­giles tels que le Coran les cite et tronque), l’inégalité est sans cor­rec­tion pos­sible : Bible et Evan­giles sont des oeuvres créées (par des hommes, néces­sai­re­ment impar­faits) alors que le Coran est incréé, sim­ple­ment trans­mis de « la Table bien gar­dée » d’Allah à son der­nier pro­phète par l’archange Jibril / Gabriel. Pour le croyant, pas de pro­blème : parole de Dieu, le Coran est la Véri­té, les autres livres, oeuvres humaines ins­pi­rées de Dieu, ont été cen­su­rées, per­ver­ties, et ne peuvent appor­ter aucune cer­ti­tude. Cette don­née de base est d’autant plus faci­le­ment accep­tée que le Coran tel que nous le connais­sons, c’est-à-dire tel qu’il a été mis en forme peu à peu après la mort du Pro­phète, en décou­pant et refa­çon­nant les sou­rates (cha­pitres), en inter­po­lant des ver­sets révé­lés à des moments très divers, en sup­pri­mant peut-être cer­tains pas­sages comme les « ver­sets sata­niques », se révèle une arme de per­sua­sion remar­quable.
Par­tant d’une consta­ta­tion géniale du père Jomier en 1996, et pour­sui­vant son tra­vail jusqu’à un terme qu’il ne pou­vait envi­sa­ger lui-même, les deux pro­fes­seurs tou­lou­sains mettent à jour les res­sorts de cette « action psy­cho­lo­gique » qui abou­tit à « la cer­ti­tude psy­cho­lo­gique du musul­man ». C’est l’un des miracles du Coran offi­ciel que d’avoir su uti­li­ser toute une pano­plie de tech­niques lit­té­raires et/ou ora­toires pour condi­tion­ner le lec­teur, le plus sou­vent avec dis­cré­tion, comme il se doit pour cette arme psy­cho­lo­gique qui est et doit res­ter imper­cep­tible pour l’ensemble de la « cible humaine » ((. Sur ce point, les auteurs rap­pellent que cer­tains com­men­ta­teurs musul­mans ont per­çu l’influence de ces tech­niques, et que cela a ren­for­cé leur cer­ti­tude que le Coran est bien divin.)) . Et c’est le miracle de ce court livre d’avoir pu abou­tir sans for­cer la note, sans tri­cher, Coran sous les yeux et cita­tions irré­fu­tables à l’appui. Puisqu’il est court, très lisible avec un peu (et plus faci­le­ment beau­coup) d’attention, mal­gré sa den­si­té et sa tech­ni­ci­té, il faut abso­lu­ment lire ce livre, sur­tout quand les chré­tiens et leur cler­gé cherchent à « dia­lo­guer » sur le plan reli­gieux, ce que le père Mous­sa­li décla­rait impos­sible, comme Roger Arnal­dez : la Véri­té étant le Coran, et le dia­logue ten­dant à décou­vrir une véri­té com­mune, même par­tielle, la seule solu­tion est d’adopter le Coran qui exclut toute diver­gence, tout doute, toute réserve, toute remise en cause, sur­tout au nom de la rai­son.
A moins que, comme me le confiait récem­ment un prêtre pas­sion­né par ces ques­tions et déçu par ce qu’on lui avait ensei­gné lors de ses études, le dia­logue ait la ver­tu de mon­trer que l’islam est com­plè­te­ment blo­qué depuis plus de dix siècles et que cela n’apparaisse aux yeux de ses fidèles. Stra­té­gie très astu­cieuse, mais sur­tout uto­piste. On se conten­te­ra de pré­sen­ter rapi­de­ment les prin­ci­pales tech­niques d’action psy­cho­lo­gique recen­sées et clai­re­ment démon­trées, tableaux à l’appui, par les auteurs. Leur démarche est double : décou­vrir les méca­nismes lit­té­raires (glo­baux et pas seule­ment ponc­tuels comme le font en géné­ral les com­men­ta­teurs musul­mans) et les lier aux méca­nismes men­taux qui impo­se­ront aux croyants la cer­ti­tude psy­cho­lo­gique. Car ce qui compte, c’est la per­cep­tion des textes par les lec­teurs, bien au-delà de leur for­mu­la­tion brute.
Cette démarche scien­ti­fique n’ignore pas que, dans leur grande majo­ri­té, les musul­mans ne connaissent qu’une petite par­tie du Coran (le début), mais les « for­ma­teurs » qui les encadrent connaissent le tout et sont eux-mêmes for­més ou for­ma­tés par cette action psy­cho­lo­gique.
Quatre séries de méca­nismes sont uti­li­sés.
1. Les pro­cé­dés ryth­miques, d’accélération ou de ralen­tis­se­ment, ont pour objec­tif d’exaspérer le lec­teur contre celui qui ose contes­ter l’enseignement ou la per­sonne du Pro­phète, ou de retar­der la réponse atten­due et dési­rée qui va, de ce fait, paraître plus per­cu­tante et déci­sive lorsque, enfin, elle sera don­née ; la démons­tra­tion à par­tir de la sou­rate II, en par­tie consa­crée aux Juifs, est très éclai­rante sur ce que les auteurs appellent « le pro­cé­dé par har­cè­le­ment et autoexas­pé­ra­tion ». A ce pro­pos appa­raît une carac­té­ris­tique impor­tante des com­men­taires du Coran (sou­vent très poin­tus voire poin­tilleux) par les grands auteurs clas­siques : contrai­re­ment aux Occi­den­taux, ils s’attachent aux détails, aux digres­sions, et ils y conforment leur inter­pré­ta­tion de l’ensemble ; entre une digres­sion incon­grue à cet empla­ce­ment (résul­tant peut-être d’une inter­po­la­tion lors de la mise en forme) et un élé­ment cen­tral du dis­cours, ils choi­sissent de s’attacher à la pre­mière, négli­geant ce qui nous paraît l’essentiel du dis­cours parce que, de toute façon, l’essentiel est sacré et hors du rai­son­ne­ment humain. On retrou­ve­ra cette méthode des com­men­ta­teurs bien mise en évi­dence par Roger Arnal­dez dans Jésus, fils de Marie. Pro­phète de l’Islam (Des­clée, 1980).
Le but essen­tiel des pro­cé­dés ryth­miques, seuls ou com­bi­nés à d’autres, est d’engluer le lec­teur dans un texte qui, par ses rup­tures de tem­po, ne lui laisse pas le temps de réflé­chir au fond, ce qui ris­que­rait de lui faire perdre le fil d’un dis­cours par­se­mé de digres­sions, d’alternances de locu­teur, de ton, de per­sonne (on passe sou­vent du sin­gu­lier au plu­riel), etc. On com­prend mieux la dif­fi­cul­té pour un non-musul­man de lire le Coran comme il lirait l’Evangile de saint Luc, sauf s’il accepte d’être gui­dé…
2. Les pro­cé­dés struc­tu­rels sont repré­sen­tés prin­ci­pa­le­ment par la répé­ti­tion de mots ou de struc­tures entières (des « refrains »). Par exemple, la pré­sen­ta­tion des pro­phètes a pour objec­tif de mon­trer, par des répé­ti­tions d’événements qui ont mar­qué leurs fonc­tions, que Muhammad/Mahomet est bien l’un d’eux, sem­blable à eux même s’il est le plus grand. De même, la pré­sen­ta­tion de Jean-Bap­tiste et celle de Issa/Jésus sont tota­le­ment paral­lèles et répé­ti­tives, ce qui tend à faire admettre que Jésus n’est qu’un pro­phète comme Jean-Bap­tiste et pas du tout le Fils de Dieu. Pour mieux convaincre encore, disons pour vaincre toute résis­tance intel­lec­tuelle, le Coran adopte sou­vent la répé­ti­tion avec ampli­fi­ca­tion, qui sub­merge, grâce à l’introduction réité­rée d’un nou­vel élé­ment, les ques­tions que pou­vait poser l’assertion simple pré­cé­dente.
3. Avec les pro­cé­dés sub­li­mi­naux, on aborde un sujet plus polé­mique, car il concerne prin­ci­pa­le­ment Maho­met et sa fonc­tion. Déjà, la pro­fes­sion de foi (la cha­ha­da) com­porte-t-elle une ambigüi­té : elle affirme, néga­ti­ve­ment, le mono­théisme abso­lu de l’islam, sa carac­té­ris­tique la plus reven­di­quée et, bizar­re­ment, en face de cet abso­lu, elle ajoute la croyance au carac­tère « d’envoyé » du Pro­phète, qui, logi­que­ment, est beau­coup plus contin­gent. De manière presque insen­sible, nombre de sou­rates com­portent un tel glis­se­ment qui va de Dieu à la com­mu­nau­té des croyants puis au Pro­phète (qui en est le grand « béné­fi­ciaire »), acces­soi­re­ment aux autres déten­teurs de l’autorité qu’on oublie vite, et qui assi­mile, par­fois expli­ci­te­ment, obéis­sance à Dieu et obéis­sance au Pro­phète : « Qui­conque obéit à l’Envoyé obéit à Dieu ». On com­prend dès lors pour­quoi les Occi­den­taux ont appe­lé les musul­mans « maho­mé­tans ». Domi­nique et Marie-Thé­rèse Urvoy notent très jus­te­ment que c’est là la base de l’islam poli­tique, mais aus­si la source de divi­sions : après Maho­met, qui sont les légi­times déten­teurs de l’autorité ? Ses émirs ou leurs suc­ces­seurs à la tête des Armées, les suc­ces­seurs des pre­miers califes ou les hommes de reli­gion ? La même incer­ti­tude pour­rait d’ailleurs atteindre la per­sonne du Pro­phète : le Coran rap­pelle que les contem­po­rains disaient de lui « ce n’est qu’un homme comme nous », pour contes­ter la place émi­nente que lui taillait le Coran, texte qu’il était seule­ment char­gé de trans­mettre, selon ces récal­ci­trants. Mais la per­cep­tion du Coran a été uni­fiée et défi­ni­ti­ve­ment arrê­tée après quelques siècles, et les croyants ne peuvent com­prendre que ce qu’ont éta­bli les pre­miers com­men­ta­teurs recon­nus ; or, ceux-ci « n’ont pas sai­si le méca­nisme de la démarche per­sua­sive » (le pro­cé­dé sub­li­mi­nal) même s’ils « en ont res­sen­ti tota­le­ment les effets » (p. 82).
4. Les pro­cé­dés argu­men­ta­tifs concernent « la preuve » qui doit empor­ter la convic­tion. Dans l’arabe du Coran, plu­sieurs mots sont uti­li­sés pour la repré­sen­ter, cha­cun ayant un poids ou un conte­nu dif­fé­rent. Mais sur­tout, comme dans la plu­part des sou­rates, la « démons­tra­tion » n’est pas rec­ti­ligne ; elle entre­croise des thèmes et des argu­ments très divers, rat­ta­chés à des sujets éven­tuel­le­ment éloi­gnés. La logique est « essen­tiel­le­ment émo­tion­nelle » (p. 88). Les exemples rete­nus sont par­lants : pour cri­ti­quer ceux qui osent contes­ter le rôle des pro­phètes, donc in fine celui de Maho­met, on oppose leur atti­tude ( ils cri­tiquent les pro­phètes « en jouant, le coeur dis­trait ») à celle de Dieu lorsqu’il créa le monde, qui lui, « ne jouait pas ». Cet argu­ment ne convainc guère un lec­teur non gui­dé. Dans la même lignée, contes­ter des pro­phé­ties sur des sujets sérieux voire tra­giques, comme l’Heure der­nière est indé­cent, compte tenu du carac­tère dra­ma­tique de cette apo­ca­lypse.
On a beau­coup sim­pli­fié, bien sûr ; les auteurs montrent bien qu’à des « glis­se­ments » argu­men­ta­tifs s’ajoutent des pro­cé­dés sub­li­mi­naux (pour ren­for­cer l’autorité de Maho­met) et autres. L’utilisation de ces armes psy­cho­lo­giques ne heurte pas les croyants ; d’abord, parce que la plu­part ne peuvent la remar­quer, par igno­rance ; ensuite parce que les « savants » ne s’attachent qu’aux détails et ne voient jamais le Coran de manière glo­bale ; et, pour ceux qui l’apercevraient, on l’a vu, cette tech­nique de contrainte intel­lec­tuelle ne fait que confir­mer le carac­tère incréé du Coran. La théo­lo­gie cora­nique est « par­faite » (p. 98) et « béton­née » (p. 99) : aucune ques­tion fon­da­men­tale ne peut être posée et, au sur­plus, lorsqu’un doute sur­vien­drait, la réponse (qui, pour ceux de l’extérieur, n’en est pas une) est don­née une cen­taine de fois dans le Coran : « Si Dieu le veut » (ou l’avait vou­lu), « les choses iront dans ce sens » (ou auraient été dif­fé­rentes).
Aus­si la conclu­sion est-elle nette : le Coran est un texte plus les effets psy­cho­lo­giques induits, qui ont défi­ni­ti­ve­ment façon­né l’Islam. Les par­ti­sans du dia­logue inter­re­li­gieux ne doivent jamais l’oublier ni faire l’impasse sur près de quinze siècles de for­ma­tage de la pen­sée musul­mane. Ce grand « petit livre » bou­le­verse donc les idées reçues par ceux qui connaissent mal non le Coran lui-même mais sa per­cep­tion par les « sou­mis » (sou­mis à Allah mais aus­si sou­mis à l’action psy­cho­lo­gique du texte révé­lé, tel qu’il a été mis en forme). Le plus simple est donc de le pas­ser sous silence et de dis­cré­di­ter ses auteurs, à la manière un peu sim­pliste du Pro­phète (« appor­tez vos preuves – et ils ne les appor­tèrent pas »). On trou­ve­ra une atti­tude oppo­sée et beau­coup plus inté­res­sante chez l’universitaire tou­lou­sain Mathieu Gui­dère. Dans une riche contri­bu­tion aux Mélanges offerts à Domi­nique Urvoy (Synop­ti­kos, Tou­louse-le Mirail, décembre 2011, 703 p., ici pp. 448–463), M. Gui­dère fait un paral­lèle entre les pro­cé­dés mis en évi­dence dans le livre ici pré­sen­té et leur uti­li­sa­tion dans le Manuel de recru­te­ment d’Al-Qaïda. Il note : « L’ensemble de ces pro­cé­dés se retrouve dans les textes contem­po­rains de pro­pa­gande isla­miste, les­quels usent sans modé­ra­tion de cita­tions cora­niques » (p. 448). Il conclut son étude en affir­mant que le pro­ces­sus de « com­pré­hen­sion per­son­nelle du mes­sage » et de « son appré­hen­sion indi­vi­duelle […] per­met de mieux com­prendre le lien qui unit le monde sub­jec­tif des isla­mistes aux don­nées objec­tives du texte cora­nique » (pp. 462–463). Cette remarque très exacte vaut aus­si, avec des nuances, pour tous les musul­mans avec les­quels on veut dia­lo­guer dans le domaine reli­gieux.

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