Revue de réflexion politique et religieuse.

Appel à réta­blir un cli­mat dog­ma­tique

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Roma­no Ame­rio, pen­seur phi­lo­so­phique et théo­lo­gique suisse (1905–1997), avait très tôt opé­ré une lec­ture cri­tique de l’événement conci­liaire et des textes qui en sont issus, insis­tant sur les ten­dances amphi­bo­lo­giques du lan­gage employé, sus­cep­tible par consé­quent d’interprétations diverses et oppo­sées. Son oeuvre la plus connue, Iota unum (1985, réédi­tée en 2009), met­tait en cause, au-delà du flou ain­si créé, la manière dont s’exerçait depuis lors une fonc­tion magis­té­rielle, en même temps très auto­ri­taire et très subor­don­née à la dic­ta­ture de l’Opinion, c’est-à-dire de l’idéologie domi­nante col­por­tée par les médias.
Enri­co Maria Radael­li est sans aucun doute son dis­ciple le plus actif. Phi­lo­sophe de l’esthétique, il vient de ter­mi­ner un livre d’un abord par­fois dif­fi­cile mais ouvrant de très nom­breuses pistes éru­dites en matière d’art, de phi­lo­so­phie et de théo­lo­gie : La Bel­lez­za che ci sal­va – La Beau­té qui nous sauve (pro manus­crip­to, Hoe­pli, Milan, 2011, 306 p., 35 €). L’auteur nous a fait par­ve­nir cet ouvrage, ce dont nous le remer­cions vive­ment, auquel est joint en annexe un appel qu’il nous a inci­tés à faire connaître. Ajou­tons qu’il s’est effor­cé de don­ner à cette ini­tia­tive un carac­tère inter­na­tio­nal en dif­fu­sant le même texte en dif­fé­rentes langues. Il s’agit d’une invi­ta­tion à dépas­ser dif­fé­rences d’opinions et accep­tions de per­sonnes par­mi les catho­liques « tra­di­tion­nistes », afin qu’ils convergent en un unique et vaste « réseau de paix », « un mou­ve­ment reli­gieux, spi­ri­tuel et cultu­rel qui se fixe pour com­mun objec­tif de base un seul vaste pro­jet : avec des livres, des articles, des inter­views, des débats, des tables rondes, des congrès, des leçons, des doc­to­rats et tout autre moyen appro­prié » pour recréer « un milieu com­mun où l’Eglise recom­mence à res­pi­rer l’air pur du dogme ». Par « tra­di­tion­nistes », l’auteur entend signi­fier « vie, conti­nui­té, futur », récu­sant le terme de « tra­di­tio­na­listes », évo­quant pour lui « immo­bi­lisme, atta­che­ment au sta­tu quo, et vague sens de mort ». Il est per­mis de se deman­der si ce néo­lo­gisme n’est pas arti­fi­ciel et super­flu, et pour­quoi il ne suf­fi­rait pas de s’en tenir, pour une plus grande rigueur, au terme de « catho­liques », sui­vant en cela le conseil pres­sant que Benoît XV avait for­mu­lé il y a presque un siècle dans son ency­clique Ad bea­tis­si­mi, en 1914 ((. « Nous vou­lons aus­si que les nôtres s’abstiennent de cer­taines appel­la­tions, dont on a com­men­cé depuis peu à faire usage, pour dis­tin­guer les catho­liques des catho­liques : qu’elles soient évi­tées, non seule­ment en tant que pro­fa­nas vocum novi­tates, qui ne sont conformes ni à la véri­té ni à l’équité, mais encore parce qu’il en résulte par­mi les catho­liques une grave agi­ta­tion et une grande confu­sion. La Foi catho­lique est d’une nature telle qu’on ne peut rien lui ajou­ter, rien lui retran­cher : ou on la pos­sède tout entière, ou on ne la pos­sède pas du tout : Haec est fides catho­li­ca, quam nisi quisque fide­li­ter fir­mi­terque cre­di­de­rit, sal­vus esse non pote­rit (Symb. Atha­nas.). Il n’est pas besoin de qua­li­fi­ca­tifs pour signi­fier la pro­fes­sion du catho­li­cisme ; à cha­cun il suf­fit de dire : Chris­tia­nus mihi nomen, catho­li­cus cogno­men. »)) .
Quoi qu’il en soit, la double invi­ta­tion à sur­mon­ter les que­relles de per­sonnes et de clans, et à pen­ser avec sérieux et sans pré­ju­gés répond à une évi­dente néces­si­té, après tant d’années d’une large abdi­ca­tion intel­lec­tuelle face au mono­pole de fait de la pen­sée moder­niste et de son double « modé­ré ». Un long argu­men­taire vient aupa­ra­vant jus­ti­fier cette conclu­sion pra­tique.
L’auteur s’intéresse d’abord au trait prin­ci­pal de Vati­can II, concile déci­dé­ment his­to­ri­que­ment inédit, à savoir son « carac­tère pas­to­ral », qui a per­mis aux nova­teurs d’introduire sans crainte leurs idées avant qu’aujourd’hui cela ne se retourne contre eux, puisque ce même carac­tère rend dis­cu­table tout ce qu’ils ont édi­fié. Les extraits que nous publions ci-après, tirés du texte qui nous a été adres­sé direc­te­ment en fran­çais, visent à sur­mon­ter les scru­pules des pusil­la­nimes et leur exploi­ta­tion par les adeptes de troi­sièmes voies aux moti­va­tions opaques.

La ques­tion des nou­veau­tés doc­tri­nales

Le « carac­tère pas­to­ral » est donc utile aux deux par­ties, bien que pour des motifs oppo­sés : à l’une pour atté­nuer dès le début la « désur­na­tu­ra­li­sa­tion », venin mor­tel dont sont impré­gnées les nou­veau­tés que l’autre pro­page ; à l’autre elle per­met de dis­si­mu­ler ce venin et de pou­voir ain­si l’utiliser sans être cen­su­rée. De quelles nou­veau­tés s’agit-il ?
Il convient de noter que, pour ce qu’on pou­vait com­prendre du concile à ses débuts, per­sonne n’attendait et per­sonne n’annonçait aucune nou­veau­té : le pape Jean XXIII avait clai­re­ment affir­mé que l’intention du concile était seule­ment celle de rap­pro­cher l’Eglise du monde.
Mais c’est jus­te­ment ici, dans cette « ouver­ture au monde », que se situe, au moins impli­ci­te­ment, la rai­son de cette inter­mi­nable tirade sur « faillible-infaillible », « pas­to­ral-dog­ma­tique », « conti­nui­té-rup­ture », etc. Les par­ti­sans de la Nou­velle Théo­lo­gie, les Che­nu, de Lubac, Congar, Rah­ner et d’autres encore, ne firent pas mys­tère de leurs inten­tions clai­re­ment inno­va­trices, dont ils confièrent l’accomplissement à un grand nombre d’évêques sans que le Pon­tife, lui-même déjà sen­sible à de tels clai­ron­ne­ments, s’y soit oppo­sé. Il fal­lut seule­ment deux jours après l’ouverture du concile pour qu’éclate une conspi­ra­tion patiente mais déter­mi­née : le 13 octobre 1962, le car­di­nal Lié­nart réus­sit d’un coup de main la rup­ture de la léga­li­té conci­liaire, jetant à l’eau deux années de tra­vail pré­pa­ra­toire dont le Pon­tife s’était d’ailleurs per­son­nel­le­ment réjoui.
Ain­si s’introduisent dans le concile les nou­veau­tés aux­quelles se réfé­re­ra le Pape Paul VI à l’audience du 12 jan­vier 1966 ou à celle du 2 juillet 1969 : « Le mot “nou­veau­té” nous a été don­né comme un ordre, comme un pro­gramme ». La par­tie nova­trice s’appuie fon­da­men­ta­le­ment sur la thèse que cha­cune de ces nou­veau­tés serait en conti­nui­té avec l’équivalente doc­trine pré­cé­dente. Mais comme le font remar­quer les tra­di­tion­nistes, l’assertion est affir­mée, oui, mais cepen­dant jamais démon­trée.
La pre­mière carac­té­ris­tique vrai­ment inat­ten­due de l’actuelle ren­gaine est que les cham­pions de la nou­veau­té ne sont pas que des car­di­naux, évêques et théo­lo­giens, mais aus­si les papes, même si ce n’est pas per­cep­tible d’emblée. Il s’agit d’une par­ti­cu­la­ri­té ori­gi­nale qui intro­duit l’élément majeur du pro­blème et même le dra­ma­tise ; mais on ver­ra, en démon­trant com­ment tout cela a pu arri­ver, que c’est un faux pro­blème.
Les trois degrés de magis­tère : deux dog­ma­tiques et un « pas­to­ral »
Com­men­çons par le point qui recueille l’adhésion uni­ver­selle : de fait, tous (mais non pas ceux de l’Ecole de Bologne, à cause de la réserve men­tale liée à l’historicisme qui les dis­tingue depuis tou­jours) s’accordent sur l’infaillibilité des doc­trines déjà défi­nies par le magis­tère de l’Eglise et pré­sentes dans les textes conci­liaires, en par­ti­cu­lier (mais pas seule­ment) dans les Consti­tu­tions appe­lées jus­te­ment « dog­ma­tiques ». Le consen­sus cesse sur l’infaillibilité de ce que les nova­teurs ont pré­sen­té comme des déve­lop­pe­ments doc­tri­naux des­dites défi­ni­tions, et que les tra­di­tion­nistes, en revanche, consi­dèrent comme des nou­veau­tés abso­lues, qui ne découlent abso­lu­ment pas de ces mêmes défi­ni­tions.
Les défen­seurs de la conti­nui­té répondent affir­ma­ti­ve­ment à un tel pro­blème, puisqu’en cas contraire, la conti­nui­té se vola­ti­li­se­rait. Donc la ques­tion est la sui­vante : le déve­lop­pe­ment magis­té­riel d’une doc­trine de foi peut-il être un déve­lop­pe­ment faux ? Bien sûr que oui, le déve­lop­pe­ment d’une doc­trine vraie en elle-même peut être faux, car la por­tée de la pré­misse peut être sub­jec­ti­ve­ment faus­sée. Dans le cas d’un concile, à par­tir de la pré­misse vraie, donc infaillible, de pré­cé­dentes défi­ni­tions, la conclu­sion qui en découle pour­rait n’être pas néces­sai­re­ment aus­si vraie, que ce soit pour la rai­son qui a été men­tion­née, ou parce que le concile a pré­fé­ré adop­ter une posi­tion pas for­mel­le­ment rigide par rap­port au pré­cé­dent patri­moine dog­ma­tique.
Cela s’est pro­duit lors du der­nier concile, décla­ré for­mel­le­ment pas­to­ral, comme on l’a vu, au moins à trois reprises : à son ouver­ture, et c’est ce qui compte, puis à l’ouverture de la deuxième ses­sion et, enfin, à sa clô­ture. Voi­là que, dans cette assem­blée, à par­tir de pré­misses vraies on a par­fois pu abou­tir aus­si à des conclu­sions au moins dis­cu­tables (qui rentrent, cano­ni­que­ment par­lant, dans le 3e degré de “contrainte” magis­té­rielle, celui qui, trai­tant de ques­tions à carac­tère moral, pas­to­ral ou juri­dique, requiert uni­que­ment un « res­pect reli­gieux ») quand elles n’étaient pas « car­ré­ment erro­nées », comme le recon­naissent les nova­teurs eux-mêmes en se contre­di­sant (cf. http://chiesa.espresso. repubblica.it/articolo1348041, Post Scrip­tum 2a), « et en tout cas non infaillibles » (ibid.) et qui, par consé­quent, « peuvent éga­le­ment être modi­fiées » (ibid.). Donc, ces conclu­sions n’engagent pas for­mel­le­ment comme si elles étaient dog­ma­tiques, mais « seule­ment » mora­le­ment, par consi­dé­ra­tion de la haute Chaire qui les pro­clame.
Par ailleurs, si à des degrés dif­fé­rents de magis­tère on ne fait pas cor­res­pondre des degrés dif­fé­rents d’assentiment des fidèles, on ne com­prend pas la rai­son de ces dif­fé­rents degrés de magis­tère. Les dif­fé­rents degrés de magis­tère sont dus à leurs dif­fé­rents degrés de proxi­mi­té avec la divine Révé­la­tion. Alors il appa­raît comme évident que les doc­trines direc­te­ment révé­lées par Dieu exigent un res­pect tota­le­ment contrai­gnant (1er degré), quant aux doc­trines qui leur sont connexes et défi­nies comme telles par le magis­tère de l’Eglise, il leur sera dû un res­pect iden­tique (2e degré) ; les doc­trines sans doute liées à la source révé­lée mais dépour­vues de la défi­ni­tion ecclé­siale n’appartiennent ni au 1er ni au 2e degré, elles méritent néan­moins un res­pect inté­rieur et exté­rieur comme expres­sion du prin­cipe de Lérins, acquis avec Vati­can I (quod sem­per, quod ubique, quod ab omni­bus cre­di­tum est). Les trois degrés garan­tissent aux fidèles l’authenticité de la doc­trine ecclé­siale. Le garant dans cha­cun de ces degrés est le munus dog­ma­tique de l’Eglise (Mt 16, 16–19 ; 18, 18), à laquelle fut assu­rée l’assistance infaillible de l’Esprit Saint, aux condi­tions que nous avons rap­pe­lées. Ce munus, de consé­quence, crée chez les fidèles le lien de l’oboedientia fidei et il exige de la part de l’Eglise la même obé­dience aux condi­tions qui la rendent infaillible.
Le seul exa­men pour recon­naître à une doc­trine la cer­ti­tude due à sa proxi­mi­té avec la Révé­la­tion consiste à la confron­ter au feu dog­ma­tique : la paille brû­le­ra, mais l’or divin res­plen­di­ra de tout son éclat.
Les doc­trines de l’Immaculée Concep­tion et de l’Assomption, aujourd’hui recon­nues comme dogmes, c’est-à-dire articles de foi, appar­tiennent au 2e degré, elles sont inves­ties en tant que telles du cha­risme de l’infaillibilité ecclé­siale et exigent la sus­dite oboe­dien­tia fidei : mais res­pec­ti­ve­ment jusqu’à 1854 et 1950 elles appar­te­naient aux doc­trines en dis­cus­sion, c’est-à-dire au 3e degré et on leur devait seule­ment le « res­pect reli­gieux ». De fait, un iden­tique « res­pect reli­gieux » est éga­le­ment dû à ces doc­trines nou­velles qui, en l’absence du cha­risme d’infaillibilité, consti­tuent l’enseignement de l’Eglise depuis 1962 jusqu’à aujourd’hui.
En 1854 et en 1950 le feu du dogme impri­ma dans la doc­trine de l’Immaculée et de l’Assomption la sphraghìs, le sceau de la divine Révé­la­tion, au moins indi­recte ou impli­cite, les décla­rant ab ini­tio et per se véri­tés abso­lu­ment cer­taines car dotées d’un solide fon­de­ment révé­lé. Le munus dog­ma­tique les sous­trayait au domaine des doc­trines dis­cu­tables, les revê­tant de la splen­dide parure de doc­tri­nae fidei. C’est par leur lec­ture authen­tique et par leur inter­pré­ta­tion infaillible de la divine Révé­la­tion que les Sou­ve­rains Pon­tifes ont acquis une telle recon­nais­sance ; ils ne pro­cé­dèrent donc pas à une trans­for­ma­tion de l’objet, comme d’ailleurs ne le feraient jamais des cri­tiques d’art. En obser­vant une oeuvre sous tous les points de vue utiles pour l’expertiser – cer­ti­fi­cats de pro­ve­nance, de chan­ge­ment de pro­prié­té et de lieu, test de pig­men­ta­tion, de gla­cis, radio­gra­phies et réflec­to­gra­phie – les pro­fes­sion­nels y recon­naissent, comme les papes devant une doc­trine, l’indiscutable et écla­tante authen­ti­ci­té d’un tableau de maître.
Cela se pro­dui­sit pour les deux doc­trines déjà men­tion­nées : une fois recon­nue, leur ori­gine divine fut décla­rée. Si donc l’une de ces doc­trines plus récentes connues comme nou­velle doc­trine de la Révé­la­tion, iré­nisme, pré­sence du même Dieu dans les « trois grandes reli­gions mono­théistes » ou autre, pro­vient de la même main très haute ou au contraire d’une main apo­cryphe et fan­geuse, on le consta­te­ra pai­si­ble­ment par le plus sûr et le plus splen­dide des moyens : le munus, l’examen dog­ma­tique vu pré­cé­dem­ment.

-->