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Appel à réta­blir un cli­mat dog­ma­tique

Roma­no Ame­rio, pen­seur phi­lo­so­phique et théo­lo­gique suisse (1905–1997), avait très tôt opé­ré une lec­ture cri­tique de l’événement conci­liaire et des textes qui en sont issus, insis­tant sur les ten­dances amphi­bo­lo­giques du lan­gage employé, sus­cep­tible par consé­quent d’interprétations diverses et oppo­sées. Son oeuvre la plus connue, Iota unum (1985, réédi­tée en 2009), met­tait en cause, au-delà du flou ain­si créé, la manière dont s’exerçait depuis lors une fonc­tion magis­té­rielle, en même temps très auto­ri­taire et très subor­don­née à la dic­ta­ture de l’Opinion, c’est-à-dire de l’idéologie domi­nante col­por­tée par les médias.
Enri­co Maria Radael­li est sans aucun doute son dis­ciple le plus actif. Phi­lo­sophe de l’esthétique, il vient de ter­mi­ner un livre d’un abord par­fois dif­fi­cile mais ouvrant de très nom­breuses pistes éru­dites en matière d’art, de phi­lo­so­phie et de théo­lo­gie : La Bel­lez­za che ci sal­va – La Beau­té qui nous sauve (pro manus­crip­to, Hoe­pli, Milan, 2011, 306 p., 35 €). L’auteur nous a fait par­ve­nir cet ouvrage, ce dont nous le remer­cions vive­ment, auquel est joint en annexe un appel qu’il nous a inci­tés à faire connaître. Ajou­tons qu’il s’est effor­cé de don­ner à cette ini­tia­tive un carac­tère inter­na­tio­nal en dif­fu­sant le même texte en dif­fé­rentes langues. Il s’agit d’une invi­ta­tion à dépas­ser dif­fé­rences d’opinions et accep­tions de per­sonnes par­mi les catho­liques « tra­di­tion­nistes », afin qu’ils convergent en un unique et vaste « réseau de paix », « un mou­ve­ment reli­gieux, spi­ri­tuel et cultu­rel qui se fixe pour com­mun objec­tif de base un seul vaste pro­jet : avec des livres, des articles, des inter­views, des débats, des tables rondes, des congrès, des leçons, des doc­to­rats et tout autre moyen appro­prié » pour recréer « un milieu com­mun où l’Eglise recom­mence à res­pi­rer l’air pur du dogme ». Par « tra­di­tion­nistes », l’auteur entend signi­fier « vie, conti­nui­té, futur », récu­sant le terme de « tra­di­tio­na­listes », évo­quant pour lui « immo­bi­lisme, atta­che­ment au sta­tu quo, et vague sens de mort ». Il est per­mis de se deman­der si ce néo­lo­gisme n’est pas arti­fi­ciel et super­flu, et pour­quoi il ne suf­fi­rait pas de s’en tenir, pour une plus grande rigueur, au terme de « catho­liques », sui­vant en cela le conseil pres­sant que Benoît XV avait for­mu­lé il y a presque un siècle dans son ency­clique Ad bea­tis­si­mi, en 1914 ((. « Nous vou­lons aus­si que les nôtres s’abstiennent de cer­taines appel­la­tions, dont on a com­men­cé depuis peu à faire usage, pour dis­tin­guer les catho­liques des catho­liques : qu’elles soient évi­tées, non seule­ment en tant que pro­fa­nas vocum novi­tates, qui ne sont conformes ni à la véri­té ni à l’équité, mais encore parce qu’il en résulte par­mi les catho­liques une grave agi­ta­tion et une grande confu­sion. La Foi catho­lique est d’une nature telle qu’on ne peut rien lui ajou­ter, rien lui retran­cher : ou on la pos­sède tout entière, ou on ne la pos­sède pas du tout : Haec est fides catho­li­ca, quam nisi quisque fide­li­ter fir­mi­terque cre­di­de­rit, sal­vus esse non pote­rit (Symb. Atha­nas.). Il n’est pas besoin de qua­li­fi­ca­tifs pour signi­fier la pro­fes­sion du catho­li­cisme ; à cha­cun il suf­fit de dire : Chris­tia­nus mihi nomen, catho­li­cus cogno­men. »)) .
Quoi qu’il en soit, la double invi­ta­tion à sur­mon­ter les que­relles de per­sonnes et de clans, et à pen­ser avec sérieux et sans pré­ju­gés répond à une évi­dente néces­si­té, après tant d’années d’une large abdi­ca­tion intel­lec­tuelle face au mono­pole de fait de la pen­sée moder­niste et de son double « modé­ré ». Un long argu­men­taire vient aupa­ra­vant jus­ti­fier cette conclu­sion pra­tique.
L’auteur s’intéresse d’abord au trait prin­ci­pal de Vati­can II, concile déci­dé­ment his­to­ri­que­ment inédit, à savoir son « carac­tère pas­to­ral », qui a per­mis aux nova­teurs d’introduire sans crainte leurs idées avant qu’aujourd’hui cela ne se retourne contre eux, puisque ce même carac­tère rend dis­cu­table tout ce qu’ils ont édi­fié. Les extraits que nous publions ci-après, tirés du texte qui nous a été adres­sé direc­te­ment en fran­çais, visent à sur­mon­ter les scru­pules des pusil­la­nimes et leur exploi­ta­tion par les adeptes de troi­sièmes voies aux moti­va­tions opaques.

La ques­tion des nou­veau­tés doc­tri­nales

Le « carac­tère pas­to­ral » est donc utile aux deux par­ties, bien que pour des motifs oppo­sés : à l’une pour atté­nuer dès le début la « désur­na­tu­ra­li­sa­tion », venin mor­tel dont sont impré­gnées les nou­veau­tés que l’autre pro­page ; à l’autre elle per­met de dis­si­mu­ler ce venin et de pou­voir ain­si l’utiliser sans être cen­su­rée. De quelles nou­veau­tés s’agit-il ?
Il convient de noter que, pour ce qu’on pou­vait com­prendre du concile à ses débuts, per­sonne n’attendait et per­sonne n’annonçait aucune nou­veau­té : le pape Jean XXIII avait clai­re­ment affir­mé que l’intention du concile était seule­ment celle de rap­pro­cher l’Eglise du monde.
Mais c’est jus­te­ment ici, dans cette « ouver­ture au monde », que se situe, au moins impli­ci­te­ment, la rai­son de cette inter­mi­nable tirade sur « faillible-infaillible », « pas­to­ral-dog­ma­tique », « conti­nui­té-rup­ture », etc. Les par­ti­sans de la Nou­velle Théo­lo­gie, les Che­nu, de Lubac, Congar, Rah­ner et d’autres encore, ne firent pas mys­tère de leurs inten­tions clai­re­ment inno­va­trices, dont ils confièrent l’accomplissement à un grand nombre d’évêques sans que le Pon­tife, lui-même déjà sen­sible à de tels clai­ron­ne­ments, s’y soit oppo­sé. Il fal­lut seule­ment deux jours après l’ouverture du concile pour qu’éclate une conspi­ra­tion patiente mais déter­mi­née : le 13 octobre 1962, le car­di­nal Lié­nart réus­sit d’un coup de main la rup­ture de la léga­li­té conci­liaire, jetant à l’eau deux années de tra­vail pré­pa­ra­toire dont le Pon­tife s’était d’ailleurs per­son­nel­le­ment réjoui.
Ain­si s’introduisent dans le concile les nou­veau­tés aux­quelles se réfé­re­ra le Pape Paul VI à l’audience du 12 jan­vier 1966 ou à celle du 2 juillet 1969 : « Le mot “nou­veau­té” nous a été don­né comme un ordre, comme un pro­gramme ». La par­tie nova­trice s’appuie fon­da­men­ta­le­ment sur la thèse que cha­cune de ces nou­veau­tés serait en conti­nui­té avec l’équivalente doc­trine pré­cé­dente. Mais comme le font remar­quer les tra­di­tion­nistes, l’assertion est affir­mée, oui, mais cepen­dant jamais démon­trée.
La pre­mière carac­té­ris­tique vrai­ment inat­ten­due de l’actuelle ren­gaine est que les cham­pions de la nou­veau­té ne sont pas que des car­di­naux, évêques et théo­lo­giens, mais aus­si les papes, même si ce n’est pas per­cep­tible d’emblée. Il s’agit d’une par­ti­cu­la­ri­té ori­gi­nale qui intro­duit l’élément majeur du pro­blème et même le dra­ma­tise ; mais on ver­ra, en démon­trant com­ment tout cela a pu arri­ver, que c’est un faux pro­blème.
Les trois degrés de magis­tère : deux dog­ma­tiques et un « pas­to­ral »
Com­men­çons par le point qui recueille l’adhésion uni­ver­selle : de fait, tous (mais non pas ceux de l’Ecole de Bologne, à cause de la réserve men­tale liée à l’historicisme qui les dis­tingue depuis tou­jours) s’accordent sur l’infaillibilité des doc­trines déjà défi­nies par le magis­tère de l’Eglise et pré­sentes dans les textes conci­liaires, en par­ti­cu­lier (mais pas seule­ment) dans les Consti­tu­tions appe­lées jus­te­ment « dog­ma­tiques ». Le consen­sus cesse sur l’infaillibilité de ce que les nova­teurs ont pré­sen­té comme des déve­lop­pe­ments doc­tri­naux des­dites défi­ni­tions, et que les tra­di­tion­nistes, en revanche, consi­dèrent comme des nou­veau­tés abso­lues, qui ne découlent abso­lu­ment pas de ces mêmes défi­ni­tions.
Les défen­seurs de la conti­nui­té répondent affir­ma­ti­ve­ment à un tel pro­blème, puisqu’en cas contraire, la conti­nui­té se vola­ti­li­se­rait. Donc la ques­tion est la sui­vante : le déve­lop­pe­ment magis­té­riel d’une doc­trine de foi peut-il être un déve­lop­pe­ment faux ? Bien sûr que oui, le déve­lop­pe­ment d’une doc­trine vraie en elle-même peut être faux, car la por­tée de la pré­misse peut être sub­jec­ti­ve­ment faus­sée. Dans le cas d’un concile, à par­tir de la pré­misse vraie, donc infaillible, de pré­cé­dentes défi­ni­tions, la conclu­sion qui en découle pour­rait n’être pas néces­sai­re­ment aus­si vraie, que ce soit pour la rai­son qui a été men­tion­née, ou parce que le concile a pré­fé­ré adop­ter une posi­tion pas for­mel­le­ment rigide par rap­port au pré­cé­dent patri­moine dog­ma­tique.
Cela s’est pro­duit lors du der­nier concile, décla­ré for­mel­le­ment pas­to­ral, comme on l’a vu, au moins à trois reprises : à son ouver­ture, et c’est ce qui compte, puis à l’ouverture de la deuxième ses­sion et, enfin, à sa clô­ture. Voi­là que, dans cette assem­blée, à par­tir de pré­misses vraies on a par­fois pu abou­tir aus­si à des conclu­sions au moins dis­cu­tables (qui rentrent, cano­ni­que­ment par­lant, dans le 3e degré de “contrainte” magis­té­rielle, celui qui, trai­tant de ques­tions à carac­tère moral, pas­to­ral ou juri­dique, requiert uni­que­ment un « res­pect reli­gieux ») quand elles n’étaient pas « car­ré­ment erro­nées », comme le recon­naissent les nova­teurs eux-mêmes en se contre­di­sant (cf. http://chiesa.espresso. repubblica.it/articolo1348041, Post Scrip­tum 2a), « et en tout cas non infaillibles » (ibid.) et qui, par consé­quent, « peuvent éga­le­ment être modi­fiées » (ibid.). Donc, ces conclu­sions n’engagent pas for­mel­le­ment comme si elles étaient dog­ma­tiques, mais « seule­ment » mora­le­ment, par consi­dé­ra­tion de la haute Chaire qui les pro­clame.
Par ailleurs, si à des degrés dif­fé­rents de magis­tère on ne fait pas cor­res­pondre des degrés dif­fé­rents d’assentiment des fidèles, on ne com­prend pas la rai­son de ces dif­fé­rents degrés de magis­tère. Les dif­fé­rents degrés de magis­tère sont dus à leurs dif­fé­rents degrés de proxi­mi­té avec la divine Révé­la­tion. Alors il appa­raît comme évident que les doc­trines direc­te­ment révé­lées par Dieu exigent un res­pect tota­le­ment contrai­gnant (1er degré), quant aux doc­trines qui leur sont connexes et défi­nies comme telles par le magis­tère de l’Eglise, il leur sera dû un res­pect iden­tique (2e degré) ; les doc­trines sans doute liées à la source révé­lée mais dépour­vues de la défi­ni­tion ecclé­siale n’appartiennent ni au 1er ni au 2e degré, elles méritent néan­moins un res­pect inté­rieur et exté­rieur comme expres­sion du prin­cipe de Lérins, acquis avec Vati­can I (quod sem­per, quod ubique, quod ab omni­bus cre­di­tum est). Les trois degrés garan­tissent aux fidèles l’authenticité de la doc­trine ecclé­siale. Le garant dans cha­cun de ces degrés est le munus dog­ma­tique de l’Eglise (Mt 16, 16–19 ; 18, 18), à laquelle fut assu­rée l’assistance infaillible de l’Esprit Saint, aux condi­tions que nous avons rap­pe­lées. Ce munus, de consé­quence, crée chez les fidèles le lien de l’oboedientia fidei et il exige de la part de l’Eglise la même obé­dience aux condi­tions qui la rendent infaillible.
Le seul exa­men pour recon­naître à une doc­trine la cer­ti­tude due à sa proxi­mi­té avec la Révé­la­tion consiste à la confron­ter au feu dog­ma­tique : la paille brû­le­ra, mais l’or divin res­plen­di­ra de tout son éclat.
Les doc­trines de l’Immaculée Concep­tion et de l’Assomption, aujourd’hui recon­nues comme dogmes, c’est-à-dire articles de foi, appar­tiennent au 2e degré, elles sont inves­ties en tant que telles du cha­risme de l’infaillibilité ecclé­siale et exigent la sus­dite oboe­dien­tia fidei : mais res­pec­ti­ve­ment jusqu’à 1854 et 1950 elles appar­te­naient aux doc­trines en dis­cus­sion, c’est-à-dire au 3e degré et on leur devait seule­ment le « res­pect reli­gieux ». De fait, un iden­tique « res­pect reli­gieux » est éga­le­ment dû à ces doc­trines nou­velles qui, en l’absence du cha­risme d’infaillibilité, consti­tuent l’enseignement de l’Eglise depuis 1962 jusqu’à aujourd’hui.
En 1854 et en 1950 le feu du dogme impri­ma dans la doc­trine de l’Immaculée et de l’Assomption la sphraghìs, le sceau de la divine Révé­la­tion, au moins indi­recte ou impli­cite, les décla­rant ab ini­tio et per se véri­tés abso­lu­ment cer­taines car dotées d’un solide fon­de­ment révé­lé. Le munus dog­ma­tique les sous­trayait au domaine des doc­trines dis­cu­tables, les revê­tant de la splen­dide parure de doc­tri­nae fidei. C’est par leur lec­ture authen­tique et par leur inter­pré­ta­tion infaillible de la divine Révé­la­tion que les Sou­ve­rains Pon­tifes ont acquis une telle recon­nais­sance ; ils ne pro­cé­dèrent donc pas à une trans­for­ma­tion de l’objet, comme d’ailleurs ne le feraient jamais des cri­tiques d’art. En obser­vant une oeuvre sous tous les points de vue utiles pour l’expertiser – cer­ti­fi­cats de pro­ve­nance, de chan­ge­ment de pro­prié­té et de lieu, test de pig­men­ta­tion, de gla­cis, radio­gra­phies et réflec­to­gra­phie – les pro­fes­sion­nels y recon­naissent, comme les papes devant une doc­trine, l’indiscutable et écla­tante authen­ti­ci­té d’un tableau de maître.
Cela se pro­dui­sit pour les deux doc­trines déjà men­tion­nées : une fois recon­nue, leur ori­gine divine fut décla­rée. Si donc l’une de ces doc­trines plus récentes connues comme nou­velle doc­trine de la Révé­la­tion, iré­nisme, pré­sence du même Dieu dans les « trois grandes reli­gions mono­théistes » ou autre, pro­vient de la même main très haute ou au contraire d’une main apo­cryphe et fan­geuse, on le consta­te­ra pai­si­ble­ment par le plus sûr et le plus splen­dide des moyens : le munus, l’examen dog­ma­tique vu pré­cé­dem­ment.
Grâce à cet exemple, on peut remar­quer que la carac­té­ris­tique d’un « nou­veau » dogme est sa conti­nui­té avec la doc­trine révé­lée et déjà dog­ma­ti­sée. D’ailleurs, depuis Vati­can II, il n’existe aucun « nou­veau domaine dog­ma­tique », selon l’expression des nova­teurs, dans lequel inclure les nou­veau­tés conci­liaires et post­con­ci­liaires, Vati­can II étant un simple « domaine pas­to­ral », bien qu’extraordinaire et solen­nel – de la solen­ni­té propre à tous les conciles oecu­mé­niques, comme le relève Ghe­rar­di­ni – : aucun de ses docu­ments ne pos­sède de fait les carac­té­ris­tiques de l’aspect dog­ma­tique que les nova­teurs vou­draient lui recon­naître pour requé­rir l’obéissance des fidèles.
Dès le début, ils furent pour­tant les pre­miers à ne pas enga­ger le concile dans cette direc­tion, pour ne pas se trou­ver liés eux-mêmes au devoir de l’oboedientia fidei. Aucun de ces docu­ments, disais-je, ne peut affi­cher une auto­ri­té supé­rieure à celle confé­rée par les Pères du concile et éma­nant d’une assem­blée qui s’est vou­lue d’orientation seule­ment pas­to­rale, qui s’était clai­re­ment et osten­si­ble­ment décla­rée contraire à la méthode dog­ma­tique, afin de don­ner au monde uni­que­ment quelques indi­ca­tions de « carac­tère pas­to­ral ».
Donc, à la ques­tion : sont-elles éga­le­ment infaillibles ces doc­trines que les nova­teurs voient comme des déve­lop­pe­ments doc­tri­naux dans la suite des pré­cé­dentes défi­ni­tions dog­ma­tiques – et les tra­di­tion­nistes, au contraire, comme incon­sé­quents –, la logique alé­thique ((. C’est-à-dire la logique de la véri­té. [Ndlr]))  donne une réponse néga­tive.

Deux pôles sources pos­sibles d’erreur : « rup­ture de la conti­nui­té » et « réforme dans la conti­nui­té »

Les nova­teurs étaient actifs dans l’Eglise depuis l’époque de Pie XII – comme le sou­ligne le pro­fes­seur de Mat­tei dans son Il conci­lio Vati­ca­no II. Una sto­ria mai scrit­ta – : théo­lo­giens, évêques et car­di­naux de la Nou­velle Théo­lo­gie comme Alfrink avec son expert Schil­le­beecks ; Bea, Cama­ra, Che­nu, Car­lo Colom­bo, Congar, de Lubac, Döpf­ner, Frings et son expert Rat­zin­ger ; Gar­rone et le sien, Danié­lou ; König et les siens, Küng et Rah­ner ; Ler­ca­ro, Lié­nart, Maxi­mos IV, Mon­ti­ni-Paul VI, Ron­cal­li-Jean XXIII, Sue­nens, Tis­se­rant et, for­mant presque un groupe dis­tinct, les trois lea­ders de la dénom­mée (et puis­sante) Ecole de Bologne – hier Dos­set­ti et Albe­ri­go, aujourd’hui Mel­lo­ni. Pen­dant le dérou­le­ment de Vati­can II et durant les cin­quante années sui­vantes, ces nova­teurs ont cou­vert la rup­ture avec les doc­trines anté­rieures détes­tées, s’appuyant sur le pré­sup­po­sé de la solen­nelle et extra­or­di­naire assem­blée et échan­geant cette solen­ni­té avec la valeur dog­ma­tique que le concile avait exclue au départ. Il en découle qu’à l’exception de Bologne, d’emblée en faveur de la rup­ture tout court, les autres nova­teurs accom­plirent de fac­to un tra­vail de rup­ture et de dis­con­ti­nui­té tout en pro­cla­mant de voce per­ma­nence et conti­nui­té.
Des preuves assez nom­breuses et évi­dentes démontrent qu’il y a tou­jours eu de leur part, hier comme aujourd’hui, un indu­bi­table désir de rup­ture avec la Tra­di­tion. Vu les limites d’espace, je rap­pel­le­rai seule­ment deux exemples : le pre­mier, les plus grands déman­tè­le­ments et des­truc­tions par­tout per­pé­trés de la magni­fi­cence des anciens autels orien­tés ver­sus Domi­num ; le second, le refus, actuel et dif­fus, d’innombrables évêques d’accorder une place au Rite tri­den­tin ou gré­go­rien, ce qui est une déso­béis­sance dérai­son­nable et osten­ta­toire aux direc­tives du Motu pro­prio Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum lex oran­di, lex cre­den­di : si tout cela n’est pas un rejet de la Tra­di­tion, qu’est-ce donc ?
Non­obs­tant ces faits et leur gra­vi­té, on ne peut encore par­ler de rup­ture : l’Eglise est « tous les jours » pré­ser­vée de tout dan­ger grâce à la parole don­née par le Christ (Mt 16, 18 : « Por­tae infe­ri non præ­va­le­bunt » et Mt 28, 20 : « Ego vobis­cum sum omni­bus die­bus »), qui en garan­tit dans le temps la conti­nui­té et la pure­té doc­tri­nale contre les dis­con­ti­nui­tés doc­tri­nales obser­vables dans cer­tains recoins de son his­toire. Cela place l’Eglise à l’abri de toute crainte à cet égard, même si le dan­ger guette tou­jours. Les ten­ta­tives de rup­ture sont sou­vent actives, furi­bondes, ou, au contraire, insi­dieuses ; mais  celui qui sou­tient une rup­ture adve­nue sans recon­naître la garan­tie que le Christ donne à son Eglise et niant à la grâce sa part active dans l’histoire de l’Eglise, tombe dans le natu­ra­lisme.
Cepen­dant, on ne peut non plus par­ler de conti­nui­té avec la Tra­di­tion, car c’est sous les yeux de tous que les diverses doc­trines conci­liaires et post­con­ci­liaires (ecclé­sio­lo­gie, col­lé­gia­li­té, uni­ci­té des sources de la Révé­la­tion, pan-oecu­mé­nisme, syn­cré­tisme, iré­nisme sur­tout en direc­tion de l’Islam et du judaïsme, cor­rec­tion de la « Doc­trine de la sub­sti­tu­tion » de la Syna­gogue par l’Eglise en « doc­trine des deux saluts paral­lèles », liber­té reli­gieuse, anthro­po­cen­trisme, bou­le­ver­se­ment litur­gique, par­tielle mise en réserve du Chant gré­go­rien, ani­co­nisme, sans par­ler, selon Ame­rio, du « dépla­ce­ment de la divine Mono­triade » dans lequel la liber­té vole la pri­mau­té à la véri­té), bref, toutes ces doc­trines et d’autres encore ne sont pas sou­te­nues par la conti­nui­té avec la Tra­di­tion parce qu’elles ne sont pas pré­sentes dans les sources d’une manière for­melle et sub­stan­tielle : ce sont des doc­trines qui l’une après l’autre ne sou­tien­draient pas l’épreuve du feu du dogme.
Ce rai­son­ne­ment concerne éga­le­ment les déve­lop­pe­ments doc­tri­naux du concile dont on affirme sans le prou­ver qu’ils pro­viennent de pré­cé­dentes doc­trines de foi ou proches de la foi : ce sont des déve­lop­pe­ments com­plè­te­ment faillibles, qui ne peuvent pas être reliés aux doc­trines du 1er et 2e degré. D’ailleurs ils fra­gi­lisent la thèse des par­ti­sans de la conti­nui­té, thèse répé­tée désor­mais depuis cin­quante ans, jusqu’à l’anéantir. Et ils ren­forcent la thèse oppo­sée.

La thèse d’Amerio : ce qui agit dans l’Eglise est un mélange cal­cu­lé entre rup­ture de fac­to et conti­nui­té de voce

Pas de rup­ture, mais pas de conti­nui­té non plus. Alors quoi ? L’issue est sug­gé­rée par Roma­no Ame­rio avec ce que l’auteur de Iota unum (cf. éd. Lin­dau, p. 28 ((. Il s’agit de l’édition publiée en 2009 par l’éditeur de Turin, pré­pa­rée par E. M. Radael­li et pré­fa­cée par le car­di­nal Dario Cas­trillón Hoyos. Les autres cita­tions ren­voient à la même édi­tion. [Ndlr])) ) défi­nit comme « la loi de conser­va­tion his­to­rique de l’Eglise », selon laquelle « l’Eglise ne se per­drait pas dans le cas où elle n’égalerait pas la véri­té mais où elle per­drait la véri­té ».
L’Eglise n’égale pas la véri­té quand ses ensei­gne­ments de 3e degré, comme il est adve­nu avec les nou­veau­tés appor­tées par le concile et le post-concile, l’oublient ou bien la jettent dans la confu­sion, la troublent ou la mélangent (voir Iota Unum, Epi­lo­go, p. 661). L’Eglise par contre per­drait la véri­té (le condi­tion­nel est de mise, car, grâce à la garan­tie pro­mise par le Christ, elle ne peut en aucune manière la perdre) seule­ment si son plus haut magis­tère – le pape ex cathe­dra ou un concile oecu­mé­nique convo­qué par lui – frap­pait d’anathème une doc­trine vraie ou dog­ma­ti­sait une doc­trine fausse. Je veux insis­ter sur ce point qui me paraît déci­sif : ni conti­nui­té ni rup­ture, explique Ame­rio. On assiste de fait à une « ten­ta­tive de rup­ture » réité­rée et effron­tée (cf. Iota unum, p. 628) que les nova­teurs ne veulent en aucune manière mener à terme, parce que c’est seule­ment en se main­te­nant en équi­libre instable entre le dire et le non dire, qu’ils peuvent atteindre le résul­tat fixé à l’avance : rup­ture de fac­to et conti­nui­té de voce, avec une stra­té­gie cal­cu­lée mais cou­pable, tout à fait néo-moder­niste. […]
Cela signi­fie que depuis cin­quante ans un amal­game recher­ché entre conti­nui­té et rup­ture est opé­ré dans l’Eglise. Selon la lucide ana­lyse d’Amerio et comme ces pages l’ont lar­ge­ment démon­tré, une conduite étu­diée des idées et des inten­tions a vou­lu chan­ger l’Eglise sans la chan­ger, sous le cou­vert d’un magis­tère qui a volon­tai­re­ment démis­sion­né. Cela n’empêche pas que pen­dant ce demi-siècle il y ait eu des expres­sions magis­té­rielles clai­re­ment dog­ma­tiques : Huma­nae vitae de Paul VI et Ordi­na­tio sacer­do­ta­lis de Jean Paul II sont deux docu­ments typiques du magis­tère ordi­naire du Trône le plus éle­vé. Mais le pre­mier s’occupe de théo­lo­gie morale, le second de théo­lo­gie sacra­men­telle, aucun des deux n’entre donc dans le domaine théo­rique, mais pra­tique, où l’Eglise n’a pas flé­chi son munus docen­di.
Le fait de se réfu­gier dans l’intention pas­to­rale, son impré­ci­sion théo­lo­gique et les sym­pa­thies natu­ra­listes, à savoir néo-moder­nistes qui le sug­gèrent, ont sous­trait à l’Eglise son souffle sur­na­tu­rel et ont ouvert les portes à des doc­trines fausses, hors Tra­di­tion, que l’on ne peut donc pas amal­ga­mer har­mo­nieu­se­ment et de manière homo­gène dans le cadre dog­ma­tique de tou­jours. Il faut en outre noter que le munus docen­di, qui s’est lié à l’inspiration « pas­to­rale », a insé­ré orga­ni­que­ment les nou­veau­tés dans le munus sanc­ti­fi­can­di du Novus Ordo Mis­sae. Aujourd’hui dans l’Eglise deux méthodes magis­té­rielles sont en train de s’opposer. Elles per­mettent deux doc­trines, par consé­quent deux rituels et presque deux sacer­doces, l’un fon­dé sur la com­mu­nau­té (sur l’amour), l’autre sur l’autorité (sur la véri­té). Le recul du magis­tère de dog­ma­tique à pas­to­ral finit par per­mettre, au moins en puis­sance, que dans le même corps coexistent deux coeurs : presque deux Eglises. Avec la cir­cons­tance aggra­vante que la der­nière géné­ra­tion de prêtres et de fidèles – et en grande par­tie de pré­lats – désor­mais igno­rante du pas­sé, ne per­çoit pas la gra­vi­té de la chose.
Alors, pour conclure, et voi­là le point impor­tant : l’Eglise ne « perd » pas la véri­té, ne la rejette pas for­mel­le­ment et n’atténue même pas sa valeur dog­ma­tique ; mais, pour employer la for­mule d’Amerio, elle ne l’égale pas ; ce qui fait que la forme, phi­lo­so­phi­que­ment par­lant, est pro­vi­den­tiel­le­ment sauve. Mais cela, comme on peut le devi­ner, ne suf­fit cer­tai­ne­ment pas. Il n’y a en aucune manière rup­ture for­melle, ni d’ailleurs for­melle conti­nui­té, car les nou­veau­tés n’ont pas été rati­fiées par­mi les véri­tés de 2e degré. Cela signi­fie que de cette façon, sui­vant l’image d’Amerio, l’Eglise n’égale plus la véri­té – fait grave mais non pas fatal – mais ne la perd pas non plus – fait fatal néan­moins méta­phy­si­que­ment impos­sible. En effet, le magis­tère, aus­si bien au niveau papal qu’au niveau conci­liaire, se refuse for­mel­le­ment à éle­ver au rang de dogmes comme à frap­per d’anathème les nou­veau­tés non homo­gènes à la Tra­di­tion ; de même qu’il se refuse à décla­rer épui­sées et non plus en vigueur les pré­cé­dentes : la poli­tique déjà indi­quée qui consiste à chan­ger sans chan­ger et dire sans dire, per­met donc d’affirmer la coexis­tence de conti­nui­té et rup­ture, tant décla­mée mais jamais prou­vée.