Romano Amerio, penseur philosophique et théologique suisse (1905–1997), avait très tôt opéré une lecture critique de l’événement conciliaire et des textes qui en sont issus, insistant sur les tendances amphibologiques du langage employé, susceptible par conséquent d’interprétations diverses et opposées. Son oeuvre la plus connue, Iota unum (1985, rééditée en 2009), mettait en cause, au-delà du flou ainsi créé, la manière dont s’exerçait depuis lors une fonction magistérielle, en même temps très autoritaire et très subordonnée à la dictature de l’Opinion, c’est-à-dire de l’idéologie dominante colportée par les médias.
Enrico Maria Radaelli est sans aucun doute son disciple le plus actif. Philosophe de l’esthétique, il vient de terminer un livre d’un abord parfois difficile mais ouvrant de très nombreuses pistes érudites en matière d’art, de philosophie et de théologie : La Bellezza che ci salva – La Beauté qui nous sauve (pro manuscripto, Hoepli, Milan, 2011, 306 p., 35 €). L’auteur nous a fait parvenir cet ouvrage, ce dont nous le remercions vivement, auquel est joint en annexe un appel qu’il nous a incités à faire connaître. Ajoutons qu’il s’est efforcé de donner à cette initiative un caractère international en diffusant le même texte en différentes langues. Il s’agit d’une invitation à dépasser différences d’opinions et acceptions de personnes parmi les catholiques « traditionnistes », afin qu’ils convergent en un unique et vaste « réseau de paix », « un mouvement religieux, spirituel et culturel qui se fixe pour commun objectif de base un seul vaste projet : avec des livres, des articles, des interviews, des débats, des tables rondes, des congrès, des leçons, des doctorats et tout autre moyen approprié » pour recréer « un milieu commun où l’Eglise recommence à respirer l’air pur du dogme ». Par « traditionnistes », l’auteur entend signifier « vie, continuité, futur », récusant le terme de « traditionalistes », évoquant pour lui « immobilisme, attachement au statu quo, et vague sens de mort ». Il est permis de se demander si ce néologisme n’est pas artificiel et superflu, et pourquoi il ne suffirait pas de s’en tenir, pour une plus grande rigueur, au terme de « catholiques », suivant en cela le conseil pressant que Benoît XV avait formulé il y a presque un siècle dans son encyclique Ad beatissimi, en 1914 ((. « Nous voulons aussi que les nôtres s’abstiennent de certaines appellations, dont on a commencé depuis peu à faire usage, pour distinguer les catholiques des catholiques : qu’elles soient évitées, non seulement en tant que profanas vocum novitates, qui ne sont conformes ni à la vérité ni à l’équité, mais encore parce qu’il en résulte parmi les catholiques une grave agitation et une grande confusion. La Foi catholique est d’une nature telle qu’on ne peut rien lui ajouter, rien lui retrancher : ou on la possède tout entière, ou on ne la possède pas du tout : Haec est fides catholica, quam nisi quisque fideliter firmiterque crediderit, salvus esse non poterit (Symb. Athanas.). Il n’est pas besoin de qualificatifs pour signifier la profession du catholicisme ; à chacun il suffit de dire : Christianus mihi nomen, catholicus cognomen. »)) .
Quoi qu’il en soit, la double invitation à surmonter les querelles de personnes et de clans, et à penser avec sérieux et sans préjugés répond à une évidente nécessité, après tant d’années d’une large abdication intellectuelle face au monopole de fait de la pensée moderniste et de son double « modéré ». Un long argumentaire vient auparavant justifier cette conclusion pratique.
L’auteur s’intéresse d’abord au trait principal de Vatican II, concile décidément historiquement inédit, à savoir son « caractère pastoral », qui a permis aux novateurs d’introduire sans crainte leurs idées avant qu’aujourd’hui cela ne se retourne contre eux, puisque ce même caractère rend discutable tout ce qu’ils ont édifié. Les extraits que nous publions ci-après, tirés du texte qui nous a été adressé directement en français, visent à surmonter les scrupules des pusillanimes et leur exploitation par les adeptes de troisièmes voies aux motivations opaques.
La question des nouveautés doctrinales
Le « caractère pastoral » est donc utile aux deux parties, bien que pour des motifs opposés : à l’une pour atténuer dès le début la « désurnaturalisation », venin mortel dont sont imprégnées les nouveautés que l’autre propage ; à l’autre elle permet de dissimuler ce venin et de pouvoir ainsi l’utiliser sans être censurée. De quelles nouveautés s’agit-il ?
Il convient de noter que, pour ce qu’on pouvait comprendre du concile à ses débuts, personne n’attendait et personne n’annonçait aucune nouveauté : le pape Jean XXIII avait clairement affirmé que l’intention du concile était seulement celle de rapprocher l’Eglise du monde.
Mais c’est justement ici, dans cette « ouverture au monde », que se situe, au moins implicitement, la raison de cette interminable tirade sur « faillible-infaillible », « pastoral-dogmatique », « continuité-rupture », etc. Les partisans de la Nouvelle Théologie, les Chenu, de Lubac, Congar, Rahner et d’autres encore, ne firent pas mystère de leurs intentions clairement innovatrices, dont ils confièrent l’accomplissement à un grand nombre d’évêques sans que le Pontife, lui-même déjà sensible à de tels claironnements, s’y soit opposé. Il fallut seulement deux jours après l’ouverture du concile pour qu’éclate une conspiration patiente mais déterminée : le 13 octobre 1962, le cardinal Liénart réussit d’un coup de main la rupture de la légalité conciliaire, jetant à l’eau deux années de travail préparatoire dont le Pontife s’était d’ailleurs personnellement réjoui.
Ainsi s’introduisent dans le concile les nouveautés auxquelles se référera le Pape Paul VI à l’audience du 12 janvier 1966 ou à celle du 2 juillet 1969 : « Le mot “nouveauté” nous a été donné comme un ordre, comme un programme ». La partie novatrice s’appuie fondamentalement sur la thèse que chacune de ces nouveautés serait en continuité avec l’équivalente doctrine précédente. Mais comme le font remarquer les traditionnistes, l’assertion est affirmée, oui, mais cependant jamais démontrée.
La première caractéristique vraiment inattendue de l’actuelle rengaine est que les champions de la nouveauté ne sont pas que des cardinaux, évêques et théologiens, mais aussi les papes, même si ce n’est pas perceptible d’emblée. Il s’agit d’une particularité originale qui introduit l’élément majeur du problème et même le dramatise ; mais on verra, en démontrant comment tout cela a pu arriver, que c’est un faux problème.
Les trois degrés de magistère : deux dogmatiques et un « pastoral »
Commençons par le point qui recueille l’adhésion universelle : de fait, tous (mais non pas ceux de l’Ecole de Bologne, à cause de la réserve mentale liée à l’historicisme qui les distingue depuis toujours) s’accordent sur l’infaillibilité des doctrines déjà définies par le magistère de l’Eglise et présentes dans les textes conciliaires, en particulier (mais pas seulement) dans les Constitutions appelées justement « dogmatiques ». Le consensus cesse sur l’infaillibilité de ce que les novateurs ont présenté comme des développements doctrinaux desdites définitions, et que les traditionnistes, en revanche, considèrent comme des nouveautés absolues, qui ne découlent absolument pas de ces mêmes définitions.
Les défenseurs de la continuité répondent affirmativement à un tel problème, puisqu’en cas contraire, la continuité se volatiliserait. Donc la question est la suivante : le développement magistériel d’une doctrine de foi peut-il être un développement faux ? Bien sûr que oui, le développement d’une doctrine vraie en elle-même peut être faux, car la portée de la prémisse peut être subjectivement faussée. Dans le cas d’un concile, à partir de la prémisse vraie, donc infaillible, de précédentes définitions, la conclusion qui en découle pourrait n’être pas nécessairement aussi vraie, que ce soit pour la raison qui a été mentionnée, ou parce que le concile a préféré adopter une position pas formellement rigide par rapport au précédent patrimoine dogmatique.
Cela s’est produit lors du dernier concile, déclaré formellement pastoral, comme on l’a vu, au moins à trois reprises : à son ouverture, et c’est ce qui compte, puis à l’ouverture de la deuxième session et, enfin, à sa clôture. Voilà que, dans cette assemblée, à partir de prémisses vraies on a parfois pu aboutir aussi à des conclusions au moins discutables (qui rentrent, canoniquement parlant, dans le 3e degré de “contrainte” magistérielle, celui qui, traitant de questions à caractère moral, pastoral ou juridique, requiert uniquement un « respect religieux ») quand elles n’étaient pas « carrément erronées », comme le reconnaissent les novateurs eux-mêmes en se contredisant (cf. http://chiesa.espresso. repubblica.it/articolo1348041, Post Scriptum 2a), « et en tout cas non infaillibles » (ibid.) et qui, par conséquent, « peuvent également être modifiées » (ibid.). Donc, ces conclusions n’engagent pas formellement comme si elles étaient dogmatiques, mais « seulement » moralement, par considération de la haute Chaire qui les proclame.
Par ailleurs, si à des degrés différents de magistère on ne fait pas correspondre des degrés différents d’assentiment des fidèles, on ne comprend pas la raison de ces différents degrés de magistère. Les différents degrés de magistère sont dus à leurs différents degrés de proximité avec la divine Révélation. Alors il apparaît comme évident que les doctrines directement révélées par Dieu exigent un respect totalement contraignant (1er degré), quant aux doctrines qui leur sont connexes et définies comme telles par le magistère de l’Eglise, il leur sera dû un respect identique (2e degré) ; les doctrines sans doute liées à la source révélée mais dépourvues de la définition ecclésiale n’appartiennent ni au 1er ni au 2e degré, elles méritent néanmoins un respect intérieur et extérieur comme expression du principe de Lérins, acquis avec Vatican I (quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est). Les trois degrés garantissent aux fidèles l’authenticité de la doctrine ecclésiale. Le garant dans chacun de ces degrés est le munus dogmatique de l’Eglise (Mt 16, 16–19 ; 18, 18), à laquelle fut assurée l’assistance infaillible de l’Esprit Saint, aux conditions que nous avons rappelées. Ce munus, de conséquence, crée chez les fidèles le lien de l’oboedientia fidei et il exige de la part de l’Eglise la même obédience aux conditions qui la rendent infaillible.
Le seul examen pour reconnaître à une doctrine la certitude due à sa proximité avec la Révélation consiste à la confronter au feu dogmatique : la paille brûlera, mais l’or divin resplendira de tout son éclat.
Les doctrines de l’Immaculée Conception et de l’Assomption, aujourd’hui reconnues comme dogmes, c’est-à-dire articles de foi, appartiennent au 2e degré, elles sont investies en tant que telles du charisme de l’infaillibilité ecclésiale et exigent la susdite oboedientia fidei : mais respectivement jusqu’à 1854 et 1950 elles appartenaient aux doctrines en discussion, c’est-à-dire au 3e degré et on leur devait seulement le « respect religieux ». De fait, un identique « respect religieux » est également dû à ces doctrines nouvelles qui, en l’absence du charisme d’infaillibilité, constituent l’enseignement de l’Eglise depuis 1962 jusqu’à aujourd’hui.
En 1854 et en 1950 le feu du dogme imprima dans la doctrine de l’Immaculée et de l’Assomption la sphraghìs, le sceau de la divine Révélation, au moins indirecte ou implicite, les déclarant ab initio et per se vérités absolument certaines car dotées d’un solide fondement révélé. Le munus dogmatique les soustrayait au domaine des doctrines discutables, les revêtant de la splendide parure de doctrinae fidei. C’est par leur lecture authentique et par leur interprétation infaillible de la divine Révélation que les Souverains Pontifes ont acquis une telle reconnaissance ; ils ne procédèrent donc pas à une transformation de l’objet, comme d’ailleurs ne le feraient jamais des critiques d’art. En observant une oeuvre sous tous les points de vue utiles pour l’expertiser – certificats de provenance, de changement de propriété et de lieu, test de pigmentation, de glacis, radiographies et réflectographie – les professionnels y reconnaissent, comme les papes devant une doctrine, l’indiscutable et éclatante authenticité d’un tableau de maître.
Cela se produisit pour les deux doctrines déjà mentionnées : une fois reconnue, leur origine divine fut déclarée. Si donc l’une de ces doctrines plus récentes connues comme nouvelle doctrine de la Révélation, irénisme, présence du même Dieu dans les « trois grandes religions monothéistes » ou autre, provient de la même main très haute ou au contraire d’une main apocryphe et fangeuse, on le constatera paisiblement par le plus sûr et le plus splendide des moyens : le munus, l’examen dogmatique vu précédemment.
Grâce à cet exemple, on peut remarquer que la caractéristique d’un « nouveau » dogme est sa continuité avec la doctrine révélée et déjà dogmatisée. D’ailleurs, depuis Vatican II, il n’existe aucun « nouveau domaine dogmatique », selon l’expression des novateurs, dans lequel inclure les nouveautés conciliaires et postconciliaires, Vatican II étant un simple « domaine pastoral », bien qu’extraordinaire et solennel – de la solennité propre à tous les conciles oecuméniques, comme le relève Gherardini – : aucun de ses documents ne possède de fait les caractéristiques de l’aspect dogmatique que les novateurs voudraient lui reconnaître pour requérir l’obéissance des fidèles.
Dès le début, ils furent pourtant les premiers à ne pas engager le concile dans cette direction, pour ne pas se trouver liés eux-mêmes au devoir de l’oboedientia fidei. Aucun de ces documents, disais-je, ne peut afficher une autorité supérieure à celle conférée par les Pères du concile et émanant d’une assemblée qui s’est voulue d’orientation seulement pastorale, qui s’était clairement et ostensiblement déclarée contraire à la méthode dogmatique, afin de donner au monde uniquement quelques indications de « caractère pastoral ».
Donc, à la question : sont-elles également infaillibles ces doctrines que les novateurs voient comme des développements doctrinaux dans la suite des précédentes définitions dogmatiques – et les traditionnistes, au contraire, comme inconséquents –, la logique aléthique ((. C’est-à-dire la logique de la vérité. [Ndlr])) donne une réponse négative.
Deux pôles sources possibles d’erreur : « rupture de la continuité » et « réforme dans la continuité »
Les novateurs étaient actifs dans l’Eglise depuis l’époque de Pie XII – comme le souligne le professeur de Mattei dans son Il concilio Vaticano II. Una storia mai scritta – : théologiens, évêques et cardinaux de la Nouvelle Théologie comme Alfrink avec son expert Schillebeecks ; Bea, Camara, Chenu, Carlo Colombo, Congar, de Lubac, Döpfner, Frings et son expert Ratzinger ; Garrone et le sien, Daniélou ; König et les siens, Küng et Rahner ; Lercaro, Liénart, Maximos IV, Montini-Paul VI, Roncalli-Jean XXIII, Suenens, Tisserant et, formant presque un groupe distinct, les trois leaders de la dénommée (et puissante) Ecole de Bologne – hier Dossetti et Alberigo, aujourd’hui Melloni. Pendant le déroulement de Vatican II et durant les cinquante années suivantes, ces novateurs ont couvert la rupture avec les doctrines antérieures détestées, s’appuyant sur le présupposé de la solennelle et extraordinaire assemblée et échangeant cette solennité avec la valeur dogmatique que le concile avait exclue au départ. Il en découle qu’à l’exception de Bologne, d’emblée en faveur de la rupture tout court, les autres novateurs accomplirent de facto un travail de rupture et de discontinuité tout en proclamant de voce permanence et continuité.
Des preuves assez nombreuses et évidentes démontrent qu’il y a toujours eu de leur part, hier comme aujourd’hui, un indubitable désir de rupture avec la Tradition. Vu les limites d’espace, je rappellerai seulement deux exemples : le premier, les plus grands démantèlements et destructions partout perpétrés de la magnificence des anciens autels orientés versus Dominum ; le second, le refus, actuel et diffus, d’innombrables évêques d’accorder une place au Rite tridentin ou grégorien, ce qui est une désobéissance déraisonnable et ostentatoire aux directives du Motu proprio Summorum Pontificum lex orandi, lex credendi : si tout cela n’est pas un rejet de la Tradition, qu’est-ce donc ?
Nonobstant ces faits et leur gravité, on ne peut encore parler de rupture : l’Eglise est « tous les jours » préservée de tout danger grâce à la parole donnée par le Christ (Mt 16, 18 : « Portae inferi non prævalebunt » et Mt 28, 20 : « Ego vobiscum sum omnibus diebus »), qui en garantit dans le temps la continuité et la pureté doctrinale contre les discontinuités doctrinales observables dans certains recoins de son histoire. Cela place l’Eglise à l’abri de toute crainte à cet égard, même si le danger guette toujours. Les tentatives de rupture sont souvent actives, furibondes, ou, au contraire, insidieuses ; mais celui qui soutient une rupture advenue sans reconnaître la garantie que le Christ donne à son Eglise et niant à la grâce sa part active dans l’histoire de l’Eglise, tombe dans le naturalisme.
Cependant, on ne peut non plus parler de continuité avec la Tradition, car c’est sous les yeux de tous que les diverses doctrines conciliaires et postconciliaires (ecclésiologie, collégialité, unicité des sources de la Révélation, pan-oecuménisme, syncrétisme, irénisme surtout en direction de l’Islam et du judaïsme, correction de la « Doctrine de la substitution » de la Synagogue par l’Eglise en « doctrine des deux saluts parallèles », liberté religieuse, anthropocentrisme, bouleversement liturgique, partielle mise en réserve du Chant grégorien, aniconisme, sans parler, selon Amerio, du « déplacement de la divine Monotriade » dans lequel la liberté vole la primauté à la vérité), bref, toutes ces doctrines et d’autres encore ne sont pas soutenues par la continuité avec la Tradition parce qu’elles ne sont pas présentes dans les sources d’une manière formelle et substantielle : ce sont des doctrines qui l’une après l’autre ne soutiendraient pas l’épreuve du feu du dogme.
Ce raisonnement concerne également les développements doctrinaux du concile dont on affirme sans le prouver qu’ils proviennent de précédentes doctrines de foi ou proches de la foi : ce sont des développements complètement faillibles, qui ne peuvent pas être reliés aux doctrines du 1er et 2e degré. D’ailleurs ils fragilisent la thèse des partisans de la continuité, thèse répétée désormais depuis cinquante ans, jusqu’à l’anéantir. Et ils renforcent la thèse opposée.
La thèse d’Amerio : ce qui agit dans l’Eglise est un mélange calculé entre rupture de facto et continuité de voce
Pas de rupture, mais pas de continuité non plus. Alors quoi ? L’issue est suggérée par Romano Amerio avec ce que l’auteur de Iota unum (cf. éd. Lindau, p. 28 ((. Il s’agit de l’édition publiée en 2009 par l’éditeur de Turin, préparée par E. M. Radaelli et préfacée par le cardinal Dario Castrillón Hoyos. Les autres citations renvoient à la même édition. [Ndlr])) ) définit comme « la loi de conservation historique de l’Eglise », selon laquelle « l’Eglise ne se perdrait pas dans le cas où elle n’égalerait pas la vérité mais où elle perdrait la vérité ».
L’Eglise n’égale pas la vérité quand ses enseignements de 3e degré, comme il est advenu avec les nouveautés apportées par le concile et le post-concile, l’oublient ou bien la jettent dans la confusion, la troublent ou la mélangent (voir Iota Unum, Epilogo, p. 661). L’Eglise par contre perdrait la vérité (le conditionnel est de mise, car, grâce à la garantie promise par le Christ, elle ne peut en aucune manière la perdre) seulement si son plus haut magistère – le pape ex cathedra ou un concile oecuménique convoqué par lui – frappait d’anathème une doctrine vraie ou dogmatisait une doctrine fausse. Je veux insister sur ce point qui me paraît décisif : ni continuité ni rupture, explique Amerio. On assiste de fait à une « tentative de rupture » réitérée et effrontée (cf. Iota unum, p. 628) que les novateurs ne veulent en aucune manière mener à terme, parce que c’est seulement en se maintenant en équilibre instable entre le dire et le non dire, qu’ils peuvent atteindre le résultat fixé à l’avance : rupture de facto et continuité de voce, avec une stratégie calculée mais coupable, tout à fait néo-moderniste. […]
Cela signifie que depuis cinquante ans un amalgame recherché entre continuité et rupture est opéré dans l’Eglise. Selon la lucide analyse d’Amerio et comme ces pages l’ont largement démontré, une conduite étudiée des idées et des intentions a voulu changer l’Eglise sans la changer, sous le couvert d’un magistère qui a volontairement démissionné. Cela n’empêche pas que pendant ce demi-siècle il y ait eu des expressions magistérielles clairement dogmatiques : Humanae vitae de Paul VI et Ordinatio sacerdotalis de Jean Paul II sont deux documents typiques du magistère ordinaire du Trône le plus élevé. Mais le premier s’occupe de théologie morale, le second de théologie sacramentelle, aucun des deux n’entre donc dans le domaine théorique, mais pratique, où l’Eglise n’a pas fléchi son munus docendi.
Le fait de se réfugier dans l’intention pastorale, son imprécision théologique et les sympathies naturalistes, à savoir néo-modernistes qui le suggèrent, ont soustrait à l’Eglise son souffle surnaturel et ont ouvert les portes à des doctrines fausses, hors Tradition, que l’on ne peut donc pas amalgamer harmonieusement et de manière homogène dans le cadre dogmatique de toujours. Il faut en outre noter que le munus docendi, qui s’est lié à l’inspiration « pastorale », a inséré organiquement les nouveautés dans le munus sanctificandi du Novus Ordo Missae. Aujourd’hui dans l’Eglise deux méthodes magistérielles sont en train de s’opposer. Elles permettent deux doctrines, par conséquent deux rituels et presque deux sacerdoces, l’un fondé sur la communauté (sur l’amour), l’autre sur l’autorité (sur la vérité). Le recul du magistère de dogmatique à pastoral finit par permettre, au moins en puissance, que dans le même corps coexistent deux coeurs : presque deux Eglises. Avec la circonstance aggravante que la dernière génération de prêtres et de fidèles – et en grande partie de prélats – désormais ignorante du passé, ne perçoit pas la gravité de la chose.
Alors, pour conclure, et voilà le point important : l’Eglise ne « perd » pas la vérité, ne la rejette pas formellement et n’atténue même pas sa valeur dogmatique ; mais, pour employer la formule d’Amerio, elle ne l’égale pas ; ce qui fait que la forme, philosophiquement parlant, est providentiellement sauve. Mais cela, comme on peut le deviner, ne suffit certainement pas. Il n’y a en aucune manière rupture formelle, ni d’ailleurs formelle continuité, car les nouveautés n’ont pas été ratifiées parmi les vérités de 2e degré. Cela signifie que de cette façon, suivant l’image d’Amerio, l’Eglise n’égale plus la vérité – fait grave mais non pas fatal – mais ne la perd pas non plus – fait fatal néanmoins métaphysiquement impossible. En effet, le magistère, aussi bien au niveau papal qu’au niveau conciliaire, se refuse formellement à élever au rang de dogmes comme à frapper d’anathème les nouveautés non homogènes à la Tradition ; de même qu’il se refuse à déclarer épuisées et non plus en vigueur les précédentes : la politique déjà indiquée qui consiste à changer sans changer et dire sans dire, permet donc d’affirmer la coexistence de continuité et rupture, tant déclamée mais jamais prouvée.