Revue de réflexion politique et religieuse.

Gaëlle Deme­le­mestre : Les deux sou­ve­rai­ne­tés et leur des­tin. Le tour­nant Bodin-Althu­sius

Article publié le 10 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les grands auteurs fon­da­teurs de la moder­ni­té poli­tique, ou sup­po­sés tels, conti­nuent de sus­ci­ter la réflexion en un temps où, pour­tant, les axiomes juri­diques long­temps consi­dé­rés comme indis­cu­tables plient sous l’effet des muta­tions poli­tiques contem­po­raines. Il est pro­bable que ce soit pour cette rai­son que nombre d’intellectuels se replongent dans la lec­ture des auteurs du XVIe et du XVIIe siècle, afin d’y recher­cher ce que nos contem­po­rains semblent vou­loir reje­ter ou dis­cu­ter, et de déce­ler les rai­sons de cette désaf­fec­tion. La concep­tion bodi­nienne de la sou­ve­rai­ne­té fait par­tie de ce cor­pus moderne dis­cu­té. Elle n’est pour­tant pas la seule énon­cée au tour­nant de ces deux siècles, comme le rap­pelle l’essai de Gaëlle Deme­le­mestre qui la com­pare avec l’analyse du phi­lo­sophe et théo­lo­gien alle­mand Johannes Althu­sius, auteur en 1603 de la Poli­ti­ca metho­dice…, qui fit sa célé­bri­té. Les deux théo­ries sont étu­diées sépa­ré­ment, pré­ser­vant ain­si toute la rigueur interne de deux démons­tra­tions enra­ci­nées dans des contextes poli­tiques dif­fé­rents.
Jean Bodin est-il pour l’auteur un vrai fon­da­teur de la moder­ni­té ? On sait que le voca­bu­laire du juriste ange­vin reste très tra­di­tion­nel. Il recourt allè­gre­ment aux notions romaines de digni­tas et de majes­tas, et la place accor­dée à la jus­tice comme attri­but fon­da­men­tal du pou­voir demeure. Cepen­dant, repre­nant l’analyse de Kan­to­ro­witcz sur l’évolution des concepts, l’auteur voit poindre der­rière ce voca­bu­laire clas­sique une inter­pré­ta­tion très moderne. Ain­si, par exemple, « Bodin fera certes de la Jus­tice la fina­li­té du geste sou­ve­rain, mais dans une tra­duc­tion telle qu’elle ne sera plus tant au ser­vice de l’équité entre les indi­vi­dus que de la juste dis­tri­bu­tion des fonc­tions publiques » (p. 51). Plus signi­fi­ca­tif encore, la sou­ve­rai­ne­té telle que l’entend l’auteur ange­vin révo­lu­tionne le rap­port société/pouvoir héri­té d’Aristote, qui dédui­sait la dimen­sion poli­tique de l’homme de sa nature sociale. Selon G. Deme­le­mestre, en consé­quence du pri­mat du sou­ve­rain qui détient l’ensemble des droits poli­tiques, « la nature sociale n’est qu’une déduc­tion d’une cer­taine opé­ra­tion abso­lue et incon­tes­table
du pou­voir » (p. 127). En occul­tant les normes natu­relles et divines aux­quelles Jean Bodin se réfère tou­jours, à l’inverse de ses suc­ces­seurs, la sou­ve­rai­ne­té moderne laï­ci­sée entre de plain-pied dans l’artificialité la plus abso­lue, dont l’aboutissement sera le légi­cen­trisme révo­lu­tion­naire.
De son côté, la concep­tion d’Althusius accorde un rôle pré­pon­dé­rant aux dif­fé­rents corps qui com­posent le tout social. La citoyen­ne­té s’exerce « à un niveau plus élé­men­taire de par­ti­ci­pa­tion à la vie quo­ti­dienne » (p. 224). Les droits de sou­ve­rai­ne­té sont par­ta­gés entre l’ensemble des corps sociaux, au-des­sus des­quels s’exerce l’autorité du Magis­trat suprême qui doit veiller au bien de l’ensemble des ins­ti­tu­tions pla­cées sous son com­man­de­ment, et d’où il tire son exis­tence.

On com­prend alors en quoi la confron­ta­tion de ces deux théo­ries de la sou­ve­rai­ne­té ne revêt pas aux yeux de l’auteur un simple inté­rêt his­to­rique sur la nais­sance de la moder­ni­té poli­tique. L’ouvrage s’achève par quelques sug­ges­tions pour notre temps, mar­qué par l’éclatement social et de pro­fondes muta­tions attes­tées par un chan­ge­ment lin­guis­tique et concep­tuel signi­fi­ca­tif, à l’image du pas­sage du gou­ver­ne­ment à la gou­ver­nance, emblé­ma­tique de l’échec de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Dans ce contexte nous dit-on, la théo­rie althu­sienne de la répu­blique démo­cra­tique cor­po­ra­tive offri­rait des solu­tions qui pour­raient se cou­ler dans notre cadre éta­tique moderne, en modi­fiant sim­ple­ment la concep­tion de la repré­sen­ta­tion. La voie d’un « fédé­ra­lisme socié­tal non cen­tra­li­sé » s’adapterait mieux à la frag­men­ta­tion sociale, dont on se contente de prendre acte. A la lec­ture des pro­pos conclu­sifs de l’auteur, émergent une nou­velle fois les grandes inter­ro­ga­tions poli­tiques contem­po­raines, à com­men­cer par celle-ci : com­ment orga­ni­ser la vie poli­tique d’une socié­té écla­tée ? Le pro­blème majeur reste tou­te­fois en sus­pens ; doit-on se conten­ter de consta­ter son écla­te­ment ? C’est la pers­pec­tive finale pour­sui­vie qui doit gui­der le choix des options contem­po­raines, et l’exemple liba­nais don­né en conclu­sion n’annonce rien de réjouis­sant.

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