Revue de réflexion politique et religieuse.

La théo­lo­gie en mode mineur

Article publié le 13 Avr 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans le numé­ro 99 de catho­li­ca]

Jésuite, pro­fes­seur de théo­lo­gie fon­da­men­tale et de théo­lo­gie dog­ma­tique au Centre Sèvres de Paris, le P. Theo­bald est cer­tai­ne­ment l’une des réfé­rences théo­lo­giques du moment. Il a, par exemple, pro­non­cé une des deux confé­rences magis­trales au ras­sem­ble­ment natio­nal Eccle­sia 2007 des caté­chistes à Lourdes au cours du mois d’octobre de l’année der­nière. C’est peu dire s’il occupe le pre­mier rang par­mi les théo­lo­giens écou­tés et consul­tés par nos pas­teurs. Or le P. Théo­bald vient de publier un impo­sant ouvrage qui, à plu­sieurs titres, peut être consi­dé­ré comme une recherche fon­da­men­tale. Le titre — Le Chris­tia­nisme comme style — est à lui-même tout un pro­gramme et le pro­jet annon­cé, mal­gré son ambi­tion, est réa­li­sé par ce mil­lier de pages denses ((. Chris­toph Theo­bald, Le Chris­tia­nisme comme style. Une manière de faire de la théo­lo­gie en post­mo­der­ni­té, « Cogi­ta­tio fidei 260 et 261 », Cerf, 2007, 1110 pages, 45 et 50 €.)) . De fait, nous nous trou­vons devant un expo­sé com­plet d’une cer­taine manière de faire de la théo­lo­gie dans un monde post­mo­derne, c’est-à-dire sécu­la­ri­sé et mar­qué par le rela­ti­visme ((. Le livre a été pré­sen­té par Laurent Vil­le­min dans La Croix. Le recen­seur parle d’une œuvre magis­trale et conclut ain­si : « Si le voca­bu­laire n’était pas si loin du style musi­cal baroque qu’affectionne l’auteur, on se ris­que­rait à dire que se laisse entendre dans ces pages une belle rhap­so­die de l’existence et du bon­heur chré­tien ».)) . Mais au lieu de s’interroger sur la manière de faire entendre, envers et contre tout, à temps et à contre­temps, pour reprendre l’expression de saint Paul, l’Evangile du Salut, l’auteur relit et réin­ter­prète le mes­sage du salut, la doc­trine de la foi, et plus géné­ra­le­ment l’histoire de l’Eglise, dans les limites étroites de ce qu’il per­çoit de la post­mo­der­ni­té. S’il faut saluer le remar­quable effort intel­lec­tuel, l’impressionnante éru­di­tion phi­lo­so­phique et théo­lo­gique et les qua­li­tés péda­go­giques de l’ouvrage (l’auteur a tou­jours le sou­ci de syn­thé­ti­ser, d’annoncer les pro­chains déve­lop­pe­ments, de ren­voyer à un pas­sage anté­rieur de son ouvrage), il n’en reste pas moins qu’il pose de redou­tables pro­blèmes et pré­sente d’indéniables dan­gers. Nous sui­vrons l’exposé en pré­sen­tant et en dis­cu­tant à chaque fois quelques points saillants.

Ouver­ture

L’ouverture et les trois pre­mières par­ties de l’ouvrage consti­tuent comme une intro­duc­tion géné­rale, un trai­té de théo­lo­gie fon­da­men­tale, un expo­sé sur les condi­tions de pos­si­bi­li­té d’un dis­cours théo­lo­gique aujourd’hui. La qua­trième et der­nière par­tie passe en revue les grands mys­tères de la foi, inter­pré­tés, pré­sen­tés et rééva­lués à la lumière de ce qui a été posé pré­cé­dem­ment.
Mais il faut d’abord défi­nir ce que l’auteur entend par « style ». Il ne s’agit de rien d’autre que d’une manière d’habiter le monde. Autre­ment dit, il y a une manière spé­ci­fi­que­ment chré­tienne de se situer par rap­port à soi-même, aux autres et à Dieu. La théo­lo­gie se doit donc de rendre compte de façon intel­li­gible de l’« être au monde » chré­tien. Pour cela, il faut regar­der Jésus-Christ. C. Theo­bald revien­dra à de mul­tiples reprises au conte­nu des Evan­giles, appré­hen­dés non d’abord comme la matrice de concepts théo­lo­giques voire de dogmes, mais comme des récits qu’il faut accueillir et inter­pré­ter comme tels. Or ce qui frappe chez le pré­di­ca­teur gali­léen, c’est sa capa­ci­té à offrir à tous un type d’hospitalité abso­lu­ment unique (cf. p. 61 ((. La pagi­na­tion est conti­nue sur les deux volumes. Nous nous conten­tons donc de men­tion­ner la page mais pas le tome.)) ), ouvrant à cha­cun un espace inat­ten­du et gra­tuit, le ren­voyant à sa propre liber­té et lui per­met­tant de poser un acte de « foi » (c’est l’auteur lui-même qui met l’expression entre guille­mets) en la vie, res­tant lui-même « jusqu’au bout dans une pos­ture d’apprentissage et de des­sai­sis­se­ment de soi » (p. 74). Voi­là pour­quoi la pre­mière com­mu­nau­té chré­tienne se montre à la fois fidèle au Maître et créa­trice. Cette ouver­ture mani­feste ce que l’auteur appelle « la déme­sure mes­sia­nique » que l’on trouve syn­thé­ti­sée dans la Règle d’or (« ce que vous vou­driez que l’on fît pour vous, faites-le pour les autres ») et qui consti­tue comme le canon dans le canon, clef d’interprétation de l’ensemble des écrits néo-tes­ta­men­taires.
Mais le théo­lo­gien, pour rendre compte de la foi, se doit de tenir compte du contexte. L’Eglise se trouve face au monde moderne, façon­né d’abord par la ratio­na­li­té propre des Lumières qui a main­te­nu la néces­si­té d’un garant divin de l’ordre social et cos­mique, puis par le refus de toute trans­cen­dance pro­fes­sée par le posi­ti­visme du XIXe siècle, enfin par la post­mo­der­ni­té qui « tout en étant de plus en plus déchi­rée entre idéo­lo­gies oppo­sées, com­mence à déve­lop­per une conscience cri­tique de la moder­ni­té par rap­port à ses propres pré­sup­po­sés » (p. 141). C’est ici que le P. Theo­bald pré­sente rapi­de­ment la réplique de l’Eglise dans sa phase anti­mo­der­niste. L’institution n’a pu accep­ter que l’histoire comme science rui­nât ses titres de légi­ti­mi­té. Elle répli­qua par le Concile Vati­can I qui affirme la péren­ni­té des énon­cés dog­ma­tiques et l’impossibilité d’une contra­dic­tion entre les véri­tés natu­relles et les véri­tés révé­lées, blo­quant du même coup l’entrée de l’Eglise dans le para­digme her­mé­neu­tique (cf. p. 189). L’éclatement contem­po­rain entre les dif­fé­rents types de ratio­na­li­té oblige donc la foi à être repen­sée dans ce nou­veau contexte. C’est ce qu’a ten­té de faire Vati­can II, concile pas­to­ral, qui a tenu compte pour éla­bo­rer sa doc­trine, de ceux à qui celle-ci s’adressait.
En par­tant de ces prin­cipes, il est pos­sible à l’auteur de décrire la situa­tion contem­po­raine de la foi et de ten­ter de l’analyser.

Diag­nos­tic théo­lo­gique du moment pré­sent

En cette pre­mière par­tie de l’ouvrage l’auteur dresse un état des lieux du monde moderne. Mais en quoi consiste la crise moder­niste ? Il ne s’agit de rien d’autre que de la décou­verte par l’Eglise qu’il existe d’autres manières de se situer dans le monde moderne. S’appuyant sur la recherche de Loi­sy, le P. Theo­bald note que les énon­cés de la foi sont deve­nus incom­pré­hen­sibles dans le contexte des nou­velles ratio­na­li­tés. Il faut donc inter­pré­ter à nou­veaux frais l’héritage chré­tien pour déter­mi­ner une nou­velle manière chré­tienne d’être au monde.
L’auteur cherche à mon­trer com­ment, dans la crise moder­niste, l’œuvre phi­lo­so­phique de Mau­rice Blon­del (1869–1949) a ten­té de rendre compte phi­lo­so­phi­que­ment de la pré­sence, dans la struc­ture des actes humains, de « l’attente cor­diale du mes­sie incon­nu et du média­teur igno­ré » (p. 256, sou­li­gné par l’auteur). Mais à vrai dire, sans reve­nir sur l’interminable que­relle autour du Sur­na­tu­rel et de l’immanence, on ne sai­sit pas très bien en quoi la pen­sée blon­dé­lienne repré­sente une étape déci­sive dans la confron­ta­tion de l’Eglise avec le monde moderne. Lorsque l’auteur cherche à syn­thé­ti­ser l’apport de Blon­del, il devient incom­pré­hen­sible : « Au point de départ : la « loi de l’échange » (loi d’apprentissage his­to­rique) qui indique l’obstacle ou le mys­tère de la dif­fé­rence ; celui-ci déclenche l’«argument de rai­son » qui fait de l’action (de la fac­ti­ci­té néces­saire) le fon­de­ment inébran­lable de la connais­sance de la « per­fec­tion divine » et qui fait inver­se­ment de cette idée d’un dieu par­fait le prin­cipe théer­gique de l’achèvement de l’action ; immense cercle de la rai­son sys­té­ma­tique et trans­pa­rente qui trans­forme le pro­blème du « point de départ » en ques­tion tou­jours posée déjà trop tard. Et pour­tant ce cercle du « prin­cipe de rai­son » reste « tra­ver­sé » par la dif­fé­rence onto­lo­gique : certes, l’obstacle qui s’oppose à la rai­son est intro­duit jusque dans le cercle de l’adéquation par­faite en Dieu, mais il ouvre simul­ta­né­ment la dif­fé­rence entre le prin­cipe par­fait et l’infini mou­ve­ment de la per­fec­tion humaine ; le « prin­cipe cir­cu­laire de rai­son » (ratio suf­fi­ciens) devient ici « prin­cipe hié­rar­chique de fon­de­ment » (fun­da­men­tum), lais­sant le der­nier mot à l’histoire et à la mys­té­rieuse « loi de l’échange ». C’est en allant jusqu’au bout de la dif­fé­rence des ordres que se montrent leur uni­té et leur conti­nui­té » (p. 268) ((. Cet exemple carac­té­ris­tique du mode de concep­tua­li­sa­tion et de pré­sen­ta­tion est loin d’être iso­lé et nous aurions pu mul­ti­plier les cita­tions.)) .
L’essentiel semble pour le P. Theo­bald de mon­trer à quel point la moder­ni­té est un fait incon­tour­nable qui condi­tionne non seule­ment la mis­sion de l’Eglise (cela semble dif­fi­ci­le­ment contes­table) mais aus­si le conte­nu même de ce qui est annon­cé. Dès lors une chris­to­lo­gie d’« en haut » ou des­cen­dante qui part du des­sein divin du salut pour arri­ver à l’incarnation du Verbe éter­nel (qui est pour­tant bien pré­sente dans le Nou­veau Tes­ta­ment) est impos­sible car elle s’avère inca­pable « de prendre au sérieux jusqu’au bout l’enracinement his­to­rique de Jésus de Naza­reth ».
Chris­toph Theo­bald achève cette par­tie en nous pro­po­sant une thé­ma­ti­sa­tion théo­lo­gique de la Moder­ni­té com­prise comme un uni­vers intel­lec­tuel et cultu­rel ne cher­chant qu’en lui-même sa propre norme. La reli­gion se voit assi­gner dans ce contexte de nou­velles et diverses fonc­tions : « Consti­tu­tion de l’identité, gui­dance de l’action, ges­tion de la contin­gence, inté­gra­tion sociale, prise de dis­tance par rap­port au monde et cos­mi­sa­tion du monde » (p. 333) ((. Cf. note 4 !)) . Il faut donc que la théo­lo­gie adopte un nou­veau mode de pro­cé­der.

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