Revue de réflexion politique et religieuse.

L’oppression de l’homme libé­ré

Article publié le 10 Août 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le prin­cipe de l’au­to­no­mie de l’homme, cet idéal qu’on a pour­sui­vi des siècles durant, se trouve être un far­deau. L’histoire et la pen­sée modernes ont été façon­nées par l’attente de l’indépendance pro­gres­si­ve­ment réa­li­sée dans tous les domaines. Indé­pen­dance de tout contrôle cos­mique ou divin, indé­pen­dance de toute direc­tion morale assu­rée par des ins­ti­tu­tions et en fin de compte, indé­pen­dance de toute struc­ture ou modèle de pen­sée. La rai­son, par exemple, pour laquelle le régime bol­che­vique a repré­sen­té pen­dant des décen­nies un espoir abso­lu pour un très grand nombre de gens était que sa réelle bru­ta­li­té pou­vait être inter­pré­tée comme le pré­sage de l’émancipation totale à venir.

Les souf­frances qu’il infli­geait étaient res­sen­ties comme pro­por­tion­nées à l’obscurantisme de l’histoire, des griffes duquel il essayait main­te­nant de sor­tir l’humanité. Qu’un sys­tème de salut aus­si faux ait connu en ce siècle une fin hon­teuse n’a pas éteint la foi constam­ment renou­ve­lée dans le fait qu’il valait la peine de payer le prix des échecs et des défaites puisque les chaînes devaient tom­ber. Cepen­dant, mal­gré quelques étin­celles qui main­te­naient une lueur d’espoir, les illu­sions n’ont pu empê­cher l’angoisse gran­dis­sante à l’idée que l’homme moderne ne pou­vait assu­mer sa liber­té.
Il sem­blait être par­ve­nu rapi­de­ment aux limites de celle-ci lorsque sou­dain un abîme s’est ouvert : il s’est vu lui-même comme le héros d’efforts spé­cu­la­tifs, mais aus­si comme piètre construc­teur de sys­tèmes. Plus il s’entourait de garan­ties contre les risques, contre les mala­dies, la domi­na­tion poli­tique et le contrôle moral de ses actions, plus il deve­nait fra­gile, fati­gué, dépen­dant, exploi­té par le sys­tème auquel il avait contri­bué, et qui pre­nait la forme d’une nou­velle pri­son. La conclu­sion inévi­table que seuls quelques-uns en ont tiré fut que nous créons des sys­tèmes pour les détruire ensuite et en créer d’autres à par­tir de leurs dis­jec­ta mem­bra. (De là la vogue du struc­tu­ra­lisme qui enseigne que les phé­no­mènes se pré­sentent comme élé­ments d’une struc­ture à l’intérieur de laquelle, et seule­ment à l’intérieur de laquelle, ils prennent un sens

La consé­quence en est que l’homme moderne a été satu­ré de liber­té et qu’il aspire main­te­nant à l’asservissement, ou au moins à la sta­bi­li­té qu’une struc­ture exté­rieure qu’il n’aurait pas construite, et qu’une auto­ri­té peuvent offrir. Cette aspi­ra­tion se mani­feste de nom­breuses manières. L’individualisme et ses droits appa­raissent sou­dain comme exces­sifs car les gens sont sépa­rés les uns des autres et manquent de soli­da­ri­té et de convi­via­li­té. L’absence impré­vue de sen­ti­ments com­mu­nau­taires sug­gère que les liens tra­di­tion­nels, les conven­tions sociales, l’autorité poli­tique ne sont pas des entraves contrai­gnantes comme la moder­ni­té a vou­lu le faire croire, mais des ins­ti­tu­tions gran­de­ment béné­fiques, jus­te­ment parce qu’elles sont res­pec­tées et offi­ciel­le­ment encou­ra­gées.
Cela est vrai pour les liens de citoyen­ne­té, l’appartenance à une com­mu­nau­té qu’on n’a pas choi­sie comme le groupe lin­guis­tique, la nation ou l’église par­ti­cu­lière. On a consta­té que dans la mesure même où les liens anté­rieurs s’affaiblissaient, de nou­veaux se for­maient : à la place de l’Eglise, la secte ; à la place de l’autorité ins­ti­tu­tion­nelle, le gou­rou escroc ; à la place de la nation, le groupe eth­nique ; à la place de la grande com­mu­nau­té, la com­mu­nau­té cali­for­nienne. La carac­té­ris­tique de ces nou­velles confi­gu­ra­tions est leur carac­tère infor­mel et en dehors de toute ins­ti­tu­tion.

Mais là n’est pas l’aspect essen­tiel, et on en arrive bien­tôt à être sou­mis à la contrainte et à la rigi­di­té. Il est signi­fi­ca­tif que l’individualisme soit main­te­nant en déclin : il est de plus en plus consi­dé­ré comme un far­deau, il n’apparaît plus comme un hori­zon doré. Cepen­dant, la socié­té offi­cielle reste empê­trée dans une réfé­rence à elle-même exclu­sive de toute autre, dans une sou­ve­rai­ne­té qu’elle s’arroge, dans l’autorité qu’elle se confère elle-même. Le peuple sent que ce ne sont que des for­mules creuses et que l’autorité qui ne vient pas de l’extérieur n’est pas authen­tique. Jean-Pierre Dupuy four­nit d’intéressants com­men­taires : quand les lois sont pro­duites par une socié­té sans réfé­rence exté­rieure ni trans­cen­dance, les gens com­mencent par être flat­tés, puis ras­su­rés, mais à la fin, ils se posent la ques­tion sui­vante : pour­quoi, si je me suis don­né une loi, Devrais-je y obéir lorsque elle est momen­ta­né­ment contraire à mes inté­rêts ou à mes caprices ? Et : si je suis mon propre sou­ve­rain, pour­quoi aurais-je besoin de lois ?
De ces contra­dic­tions de plus en plus évi­dentes de la moder­ni­té, il s’ensuit que des conflits s’engendrent à l’intérieur des formes actuelles de coexis­tence sociale, conflits accom­pa­gnés d’une sorte de clause tacite selon laquelle ils ne pour­raient être réso­lus. Cela sonne comme une énor­mi­té, contraire à la nature humaine et à ses incli­na­tions. Cepen­dant, une brève réflexion peut éclai­rer cette pro­po­si­tion. Le phi­lo­sophe Mar­cel Gau­chet a, à cet égard, une remarque pro­fonde : « Quand les dieux désertent le monde, quand ils cessent de venir signi­fier leur alté­ri­té, c’est le monde lui-même qui se met à nous appa­raître autre, à révé­ler une pro­fon­deur ima­gi­naire » ((Le désen­chan­te­ment du monde, Gal­li­mard, 1985, p. 297)).
L’objet de la quête de l’homme aujourd’hui est le monde dans toute son opa­ci­té puisqu’il n’est trans­pa­rent que lorsque nous per­ce­vons au-delà de lui un créa­teur. On pen­sait autre­fois que les conflits avaient pour cause des agents qui du dehors dres­saient les hommes les uns contre les autres, par­fois pour un bien ulté­rieur, par­fois pour une har­mo­nie sub­sé­quente mais non visible. Quand les conflits n’ont pas de jus­ti­fi­ca­tion trans­cen­dante aux yeux des par­ti­ci­pants, ils deviennent la rai­son d’être de l’existence, un poids qui enra­cine les hommes dans ce monde. Ils leur per­mettent de res­sen­tir leur huma­ni­té.
Le conflit se trans­forme en lutte des classes, pro­blèmes sociaux, etc., tumulte grâce auquel des per­fec­tion­ne­ments pour­ront avoir lieu. En bref, le conflit donne aux hommes un sen­ti­ment de den­si­té, la sen­sa­tion d’une exis­tence rem­plie, face à un arrière-plan de vide. Nous pour­rions nous inté­res­ser aux consé­quences à tra­vers la réflexion d’un autre phi­lo­sophe social, Louis Dumont ((Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983, pas­sim.)).
La ques­tion à laquelle il essaie de répondre est celle de savoir quel enjeu repré­sente l’individualisme moderne pour l’humanité. Sa réponse est que l’individualisme, non en tant que carac­tère, mais en tant qu’idéologie, requiert une « com­plète légi­ti­ma­tion du monde » et par consé­quent, « le trans­fert com­plet de l’individu sur le monde » pré­su­mé être le monde des tra­di­tions et des struc­tures tra­di­tion­nelles, avec en arrière-plan, la famille et la com­mu­nau­té, et plus par­ti­cu­liè­re­ment l’univers invi­sible.

Quand toute réa­li­té onto­lo­gique a été liqui­dée au pro­fit de l’individuel et du par­ti­cu­lier (c’est le triomphe du nomi­na­lisme), l’individu et ses actions acquièrent le sta­tut d’uniques exis­tants. Et c’est ain­si que l’homme moderne se pré­sente à nous. Nous sommes prêts à com­prendre que ses conflits ne peuvent pas être expli­qués plus long­temps par l’ironie supé­rieure d’un dieu, mais plu­tôt par l’analyse socio­lo­gique des inté­rêts et des droits res­pec­tifs, des motifs psy­cho­lo­giques, de l’arrière-plan idéo­lo­gique et de l’orientation poli­tique. Nous avons choi­si le conflit comme ther­mo­mètre des rela­tions humaines et sociales modernes, mais d’autres exemples auraient tout autant été valables.
Ils montrent tous le far­deau écra­sant que l’homme a pris l’habitude de par­ta­ger avec Dieu, que ce soit par le péché et le châ­ti­ment, ou la des­ti­née et la puis­sance. L’homme n’a plus de co-agent. Main­te­nant, il croit, en tant qu’individu fiè­re­ment auto­nome et sou­ve­rain, qu’il n’a plus de far­deaux à por­ter. Les far­deaux font par­tie du pas­sé. L’homme post­mo­derne est capable de mon­ter par­tout où il pose les yeux. La véri­té est que, en réa­li­té, les far­deaux sont main­te­nant de nature dif­fé­rente : c’étaient autre­fois les lois impo­sées, les déci­sions des supé­rieurs, la vie en réfé­rence aux autres et aux nom­breuses ser­vi­tudes qu’ils impliquent. Les far­deaux ont main­te­nant chan­gé, ils se nomment soli­tude, sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, et, comme nous l’avons vu plus haut, struc­tures auto-construites.

Ces nou­veaux far­deaux sont aus­si lourds à por­ter que l’était le poids des contraintes ins­ti­tu­tion­nelles anciennes. L’homme post­mo­derne n’est pas non plus exemp­té des sys­tèmes de croyance qui enfer­maient ses ancêtres dans un réseau concen­trique de pré­ten­dues super­sti­tions alié­nantes. Dans la mesure même où l’homme moderne insis­tait sur la ratio­na­li­sa­tion des mythes immé­mo­riaux et des véri­tés qui entou­raient sa vie, il a com­men­cé à recréer, de façon très incons­ciente, des sys­tèmes de sub­sti­tu­tion irra­tion­nels. Après avoir désen­chan­té l’univers et l’avoir reti­ré du cercle des forces occultes, il a com­men­cé à s’effrayer de ne plus trou­ver d’esprits ou de fan­tômes nulle part, et il a essayé d’échapper à ce désen­chan­te­ment. Il s’est retrou­vé à nou­veau dans un monde de magie, de trompe‑l’œil, d’angoisse et de ter­ri­fiants sym­boles de domi­na­tion.
En bref, “l’univers ouvert” aspi­rait à se refer­mer. C’est un lieu com­mun de dire que l’homme post­mo­derne se sent oppres­sé et cou­pable : les romans, les poèmes, les pièces et les essais phi­lo­so­phiques s’en font tous l’écho. La liber­té du Kiri­loff des Pos­sé­dés nous plonge dans un abîme puisqu’elle nous apporte la très coû­teuse nou­velle que c’est l’homme, et non Dieu, qui est le pire oppres­seur de lui-même et que c’est l’opprimé qui se sent cou­pable. « Nous avons tué Dieu », comme le résume Nietzsche. L’oppresseur et l’instigateur de la culpa­bi­li­té ne sont plus des êtres trans­cen­dants, ce sont de nou­velles struc­tures, le tra­vail de nos propres mains : la struc­ture épis­té­mo­lo­gique, sociale, cultu­relle, poli­tique, la struc­ture de l’âme et de la conscience elle-même.
Alors que le péché ori­gi­nel est ridi­cu­li­sé comme inven­tion d’hommes alar­mistes, comme astuce de curés ou comme signe d’une conscience muti­lée, la culpa­bi­li­té est brus­que­ment redé­cou­verte comme quelque chose qui ne peut s’expliquer d’aucune façon et qui ne peut cer­tai­ne­ment pas s’effacer. Elle est inté­grée aux struc­tures, à toutes les struc­tures. Plus nous effec­tue­rons des recherches sur le corps humain, sur l’âme et sur les para­mètres de l’existence, et plus nous serons appe­lés de façon urgente à réha­bi­li­ter la vieille sagesse, et peut-être aus­si les vieux démons

Le pro­grès amène ain­si l’homme à de nou­velles contra­dic­tions et à la prise de conscience que son auto­no­mie, une fois ache­vée, est de nou­veau à la recherche de l’hétéronomie. Et alors il est pié­gé. Non seule­ment par son orgueil qui ne se résout pas à exté­rio­ri­ser sa thèse ; mais aus­si par l’abolition des struc­tures externes et par leur rem­pla­ce­ment par une culpa­bi­li­té interne, qui étran­ge­ment, inten­si­fie le mérite de l’individu. L’oppression est humi­liante en plus du fait qu’elle est dou­lou­reuse ; la culpa­bi­li­té ras­semble les élé­ments signi­fi­ca­tifs en l’homme, le trans­forme en objet d’importance à ses propres yeux, le mesure à la hau­teur du mal. Aus­si étrange que cela puisse paraître, alors que nous sommes cer­tains de pas être épris d’oppression, nous sommes indis­so­ciables du sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, il ne fait qu’un avec notre moi. Quoi qu’il en soit, il est notre propre créa­tion, par­ti­cu­liè­re­ment lorsque, comme aujourd’hui, il n’est pas per­çu comme un acte objec­tif de déso­béis­sance (péché ori­gi­nel), mais comme un acte qui se retourne sur lui-même.

Que l’homme libé­ré puisse se sen­tir à nou­veau oppri­mé, c’est là la véri­table condi­tion post­mo­derne qui remet en ques­tion les idéaux modernes de liber­té, de connais­sance, de pro­grès, de lois qu’on se donne à soi-même, pour les­quels on a com­bat­tu et souf­fert pen­dant des siècles. Comme si elle avait atteint les limites de son expan­sion et de son auto-accrois­se­ment, l’humanité semble main­te­nant être confron­tée à ce qu’on doit bien appe­ler une tra­gé­die. Pour para­phra­ser Mal­raux à l’Unesco en 1948, si l’homme ne peut trou­ver son propre visage divin, il sera moins qu’un homme au siècle pro­chain. Cepen­dant, décou­vrir un visage divin est impos­sible pour l’homme moderne car il a déli­bé­ré­ment sculp­té sa propre image avec des outils anti-divins.
Quoi qu’il fasse (lui, ou son nou­vel ava­tar, l’homme post­mo­derne), ses actions l’enfoncent plus pro­fon­dé­ment à l’intérieur de struc­tures d’auto-oppression que la majo­ri­té appelle encore libé­ra­tion. L’aspect est alors celui de l’homme pro- blé­ma­tique qui vient juste d’apprendre qu’il est enfer­mé dans un sys­tème, une suc­ces­sion de sys­tèmes. Ni la lin­guis­tique, ni la psy­cha­na­lyse, ces bull­do­zers de l’interprétation, ne peuvent en ouvrir les portes. Nous pré­fé­rons alors appe­ler cette sombre concep­tion « luci­di­té », et contem­pler notre vie en pri­son sans illu­sions.

Mais une nou­velle iro­nie nous attend : en même temps que nous pro­dui­sons un sys­tème et que nous en deve­nons pri­son­niers, nous pro­dui­sons aus­si l’illusion que le sys­tème peut être for­cé. Mais le sys­tème et le fait de croire que nous pou­vons avoir le des­sus sont nés tous les deux d’une même impul­sion humaine. Ceci pour­rait être la décou­verte phi­lo­so­phique cen­trale de l’âge post­mo­derne. En effet la cap­ti­vi­té dans un sys­tème nous per­met de scru­ter pour ain­si dire par der­rière la condi­tion humaine et de recon­naître son aspect noc­turne, la culpa­bi­li­té de l’inachèvement.
De là s’ouvrent deux pos­si­bi­li­tés, l’une pour les lamen­ta­tions déses­pé­rées du pri­son­nier, l’autre pour sa méta­noia, sa conver­sion et l’acceptation de sa condi­tion de créa­ture. A vrai dire, cette der­nière option est aus­si un « sys­tème », mais elle apporte jus­ti­fi­ca­tion et apai­se­ment. ((Ce texte est la tra­duc­tion d’une par­tie du cha­pitre VII de Phi­lo­so­phi­cal Grounds (Peter Lang, New York, 1991).))

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