Revue de réflexion politique et religieuse.

Culture de masse. Un entre­tien avec Jacques Ellul

Article publié le 5 Juil 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Or le réel ne prend sa pleine valeur que lorsqu’il est com­plet : ce n’est pas la même chose de voir un pay­sage com­plet ou juste une petite pho­to du pay­sage. Or la télé­vi­sion ne donne jamais qu’une petite pho­to du monde réel. C’est très agréable d’avoir des illus­tra­tions. Mais il faut savoir que ce ne sont que des illus­tra­tions.
Et l’interprétation ne peut se faire qu’à condi­tion d’avoir le temps, d’avoir d’autres sources de docu­men­ta­tion, etc., et il est très dif­fi­cile de pas­ser d’un lan­gage visuel à un lan­gage par­lé. J’ai long­temps diri­gé un ciné-club dans lequel je fai­sais un expo­sé après la pro­jec­tion du film. Le moment où j’étais obli­gé de pas­ser de cette forme de lan­gage que je venais d’avoir pen­dant deux heures avec le film à un lan­gage qui était par­lé était un moment très dif­fi­cile parce que fina­le­ment ce n’est pas le même lan­gage, ce ne sont pas les mêmes enchaî­ne­ments ni les mêmes moyens d’expression. D’où la dif­fi­cul­té de faire une cri­tique cor­recte sur un film dont on n’a gar­dé que des séquences ou la ligne géné­rale.

En fin de compte, vou­lez-vous dire que la télé­vi­sion paraît avoir pris la place de la pein­ture et plus géné­ra­le­ment des arts visuels ?

C’est-à-dire que la pein­ture a été obli­gée de chan­ger de cadre et de moyens d’expression pour échap­per à n’être qu’un rési­du des médias visuels. Cela a d’ailleurs pro­duit des effets extrê­me­ment heu­reux. Les peintres ont été obli­gés de trou­ver des formes nou­velles, et nom­breux sont quand même ceux qui ont su échap­per à l’imitation pure et simple de la réa­li­té ou à la ten­ta­tion de par­tir dans le pur ima­gi­naire ou le sur­réel qui n’a pas de sens pour l’homme. Par contre il y a un cer­tain nombre de peintres qui ont su tra­duire un sur­réel qui n’était pas sim­ple­ment une éva­sion. J’attends de la pein­ture qu’elle m’apporte un sens du réel et pas sim­ple­ment sa repro­duc­tion.

Est-ce que vous pen­sez que cette perte de sens, aus­si bien en ce qui concerne l’art que la télé­vi­sion, est défi­ni­tive ? Y a‑t-il un espoir d’en sor­tir ?

L’art ne peut retrou­ver sa force cri­tique et sa parole que s’il rompt avec le sys­tème tech­ni­cien, cesse de fonc­tion­ner dans le brut et le per­mu­ta­tion­nel, de se pas­sion­ner pour des maté­riaux et des engins nou­veaux, etc. On ne peut évi­ter de retom­ber dans les valeurs, l’éthique et le sens. Un sens qui en même temps soit signi­fi­ca­tion de notre vie et direc­tion pour notre volon­té. Je suis convain­cu que sauf effon­dre­ment de la socié­té occi­den­tale l’homme retrou­ve­ra un sens parce que trop de gens en souffrent. Je ren­contre d’ailleurs dans tous les milieux, même les plus simples, des gens qui me disent que la vie n’a pas de sens ou qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue et qu’il n’est pas pos­sible que cela conti­nue indé­fi­ni­ment comme cela. Il fau­dra retrou­ver un sens et je pense dans une cer­taine mesure à ces jeunes qui retrouvent un sens de la com­mu­nau­té chré­tienne à tra­vers de nom­breux groupes. Ce n’est pas une action arti­fi­cielle de l’Eglise, cela vient du fond d’eux-mêmes. Ils ont besoin de trou­ver quelque chose qui vaut la peine d’être vécu.

Mais actuel­le­ment il n’y a guère de pro­po­si­tions de rem­pla­ce­ment…

Non, dans la mesure où la der­nière à laquelle on ait cru — moi aus­si j’y ai cru pen­dant long­temps — a été le socia­lisme, et le socia­lisme est raté. Alors on ne peut plus mettre son espoir dans le sens de la vie et l’avenir de la socié­té socia­listes. Il faut évi­dem­ment trou­ver autre chose.
C’est une ques­tion poli­tique et une ques­tion spi­ri­tuelle en même temps. Je suis chré­tien et je dirai que c’est dans une réno­va­tion du chris­tia­nisme, non pas une mise à jour et une adap­ta­tion à la socié­té tech­ni­cienne, mais presque une intran­si­geance. Il faut que le chris­tia­nisme soit car­ré­ment du chris­tia­nisme et pas quelque chose de miti­gé. Chaque fois que j’ai ren­con­tré des gens qui ont retrou­vé la foi chré­tienne et des gens qui ont retrou­vé le sens autre que rituel, tra­di­tion­nel de la Révé­la­tion de Jésus-Christ, ils retrou­vaient un sens de leur vie. Il n’y a pas de doute. Je ne dis pas que ce soit le seul, je ne serai pas exclu­sif. Je ne jet­te­rai pas l’excommunication sur d’autres recherches, mais pour moi c’est celle qui me paraît de loin la plus riche et répon­dant le plus aux besoins de l’homme actuel. Parce que c’est dans un chris­tia­nisme, non pas réno­vé, mais pen­sé en fonc­tion de notre socié­té qu’il y a les vraies réponses. Quand je dis chris­tia­nisme, pour moi évi­dem­ment, qui suis pro­tes­tant, je pense for­cé­ment à la Bible. Le texte biblique est un texte qui peut se lire aujourd’hui exac­te­ment comme il y a mille ou deux mille ans et appor­ter à l’homme actuel je ne dis pas une réponse mais un cer­tain type de ques­tion et un hori­zon qui est dif­fé­rent et tout à fait moderne.
Un élé­ment impor­tant est de ne pas appor­ter des réponses toutes faites. C’est quelque chose que l’homme ne cesse de trou­ver dans la socié­té : on lui four­nit des réponses auto­ma­tiques, caté­go­rielles, sec­to­rielles. Le chris­tia­nisme doit au contraire poser les vraies ques­tions et deman­der à l’homme de répondre à ces vraies ques­tions. Il ne s’agit pas du tout d’une dog­ma­tique, ni de faire une éthique chré­tienne qui s’appliquerait comme ça mais il s’agit de mettre l’homme en mou­ve­ment dans sa liber­té, lui affir­mer qu’il est libé­ré par Dieu et que, à par­tir de cette liber­té, il doit inven­ter un sens à sa propre vie, et que c’est pos­sible.

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