Revue de réflexion politique et religieuse.

La place du prêtre et de l’autel dans la litur­gie

Article publié le 11 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 89]

Le fait que le prêtre célèbre le plus sou­vent le sacre­ment de l’eucharistie face aux fidèles consti­tue l’un des chan­ge­ments les plus frap­pants qui ont affec­té la litur­gie catho­lique durant les der­nières décen­nies. Cette évo­lu­tion a été accom­pa­gnée de la mise en place d’autels iso­lés, ce qui a sou­vent entraî­né dans des églises char­gées d’histoire des tra­vaux de trans­for­ma­tion aus­si radi­caux que contro­ver­sés. L’impression s’est ins­tal­lée — et pas seule­ment dans l’opinion publique interne à l’Eglise — que la posi­tion du célé­brant ver­sus popu­lum lors de la messe était une obli­ga­tion, et même que celle-ci avait été pres­crite par la réforme de la litur­gie lan­cée par le concile Vati­can II. Or la lec­ture des docu­ments du Concile et de l’après-Concile montre qu’il n’en est rien. Dans la consti­tu­tion conci­liaire sur la litur­gie Sacro­sanc­tum Conci­lium, il n’est ques­tion ni d’une célé­bra­tion ver­sus popu­lum ni de la construc­tion de nou­veaux autels. Les règles litur­giques actuel­le­ment en vigueur consi­dèrent comme sou­hai­table que l’autel prin­ci­pal d’une église soit éle­vé à une cer­taine dis­tance du mur pour qu’il soit pos­sible d’en faire le tour et afin qu’une célé­bra­tion face au peuple soit pos­sible. En aucun cas il n’est dit que l’orientation du prêtre vers le peuple doit être consi­dé­rée tou­jours et par­tout comme la meilleure manière de célé­brer la messe. De nom­breuses per­sonnes, dès les années soixante, ont expri­mé un avis cri­tique sur l’extension de ce mode de célé­bra­tion ver­sus popu­lum. Aux côtés du litur­giste d’Innsbruck Josef Andreas Jung­mann, s.j., et de l’oratorien fran­çais Louis Bouyer, on peut men­tion­ner Joseph Rat­zin­ger — qui était alors jeune théo­lo­gien ayant par­ti­ci­pé au Concile et qui est depuis deve­nu le pape Benoît XVI ((. J. Rat­zin­ger, « Der Katho­li­zis­mus nach dem Kon­zil », Auf dein Wort hin. 81. Deut­scher Katho­li­ken­tag vom 13. Juli bis 17. Juli 1966 in Bam­berg, Ver­lag Boni­fa­cius-Dru­cke­rei, Pader­born, 1966, pp. 245–264 ; J. A. Jung­mann, « Der neue Altar », Der Seel­sor­ger, n. 37, 1967, pp. 374–381 ; L. Bouyer, Litur­gy and Archi­tec­ture, Notre-Dame, India­na, 1967, trad. fran­çaise : Archi­tec­ture et litur­gie, Cerf, coll. « foi vivante », 1991.)) .
L’orientation du célé­brant face au peuple durant la tota­li­té de la céré­mo­nie eucha­ris­tique n’a dans les faits jamais été offi­ciel­le­ment pres­crite ni même intro­duite par la réforme litur­gique. En géné­ral, les argu­ments tirés de l’histoire litur­gique et invo­qués en sa faveur sont la réfé­rence à la pra­tique litur­gique pré­su­mée de l’Eglise des pre­miers temps. Les argu­ments pro­pre­ment théo­lo­giques, quant à eux, sont déri­vés de la notion de par­ti­ci­pa­tio actuo­sa, la « par­ti­ci­pa­tion active » des croyants à la litur­gie, telle que l’avait pré­sen­tée le pape saint Pie X et qui a été pla­cée au centre de la Consti­tu­tion litur­gique Sacro­sanc­tum Conci­lium. Ces der­nières années, une nou­velle approche cri­tique a vu le jour ; elle exige un appro­fon­dis­se­ment théo­lo­gique de cette impor­tante notion face à l’interprétation qui en a été don­née dans la période de l’après-Concile. On dis­cute le fait que le vis-à-vis per­ma­nent du prêtre et des fidèles soit pro­fi­table à une véri­table par­ti­ci­pa­tion des croyants — telle qu’elle est exi­gée par le Concile Vati­can II. Dans son livre fon­da­men­tal sur L’Esprit de la litur­gie, le car­di­nal Rat­zin­ger fai­sait ain­si une dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre litur­gie de la Parole et litur­gie eucha­ris­tique au sens strict : « L’aspect secon­daire de ces actions exté­rieures devrait être clai­re­ment mani­fes­té ; l’évidence doit s’imposer : l’oratio ouvre l’espace à l’actio de Dieu. Et lorsque se déroule cette phase essen­tielle de la litur­gie, lorsque com­mence la Prière eucha­ris­tique, toute acti­vi­té doit ces­ser. Le com­prendre, c’est com­prendre qu’il n’est plus alors ques­tion d’observer ni même de regar­der le prêtre, mais de contem­pler ensemble le Sei­gneur et d’aller à sa ren­contre. » ((. L’Esprit de la litur­gie, « Par­ti­ci­pa­tion active », Ad Solem, Genève, 2001, p. 139. ))
Dans ce même ouvrage, le car­di­nal Rat­zin­ger sou­li­gnait éga­le­ment le carac­tère tri­ni­taire de la litur­gie : toute célé­bra­tion de l’eucharistie est une prière adres­sée au Père par le Christ dans le Saint Esprit. Com­ment expri­mer au mieux ce com­por­te­ment inté­rieur dans les gestes litur­giques ? Lorsque nous par­lons avec quelqu’un, nous nous tour­nons natu­rel­le­ment vers cette per­sonne. Cela vaut éga­le­ment pour les céré­mo­nies litur­giques, qui impliquent que la prière du prêtre et des croyants soit orien­tée vers leur divin des­ti­na­taire ((. J. Rat­zin­ger, Das Fest des Glau­bens. Ver­suche zur Theo­lo­gie des Got­tes­dienstes, Johannes Ver­lag, Ein­sie­deln, 1993, pp. 121–123. ))  Les expres­sions cou­ram­ment employées « face au peuple » ou « dos au peuple » ne prennent d’ailleurs pas en consi­dé­ra­tion celui à qui est adres­sée la prière et le sacri­fice : le Sei­gneur.
En ce qui concerne la dimen­sion his­to­rique de la ques­tion, il faut tout d’abord sou­li­gner que, dès les pre­miers temps, les chré­tiens se tour­naient vers l’Est, vers le soleil levant, pour prier. On consi­dé­rait, tant pour la prière pri­vée que pour la célé­bra­tion litur­gique, qu’on ne devait plus suivre l’ancien usage juif consis­tant à prier vers la Jéru­sa­lem ter­restre mais qu’il fal­lait plu­tôt se tour­ner vers la nou­velle Jéru­sa­lem, la cité céleste, que le Sei­gneur res­sus­ci­té for­me­ra en ras­sem­blant les rache­tés, lorsqu’il revien­dra pour juger le monde. Le soleil levant fut consi­dé­ré par les pre­miers chré­tiens comme une expres­sion adé­quate de l’espérance de la parou­sie, du retour du Christ dans sa gloire. L’orientation vers l’Est devint déter­mi­nante pour la litur­gie et la construc­tion des églises durant les siècles sui­vants. On consi­dé­ra jusqu’à l’époque du bas moyen âge que les absides des églises et leurs autels devaient être orien­tés vers l’Est, lorsque cela, bien sûr, était pos­sible. De cette manière, la sym­bo­lique cos­mique de la messe revê­tait une forme concrète.
Même dans les lieux où le face-à-face du prêtre et des fidèles était vrai­sem­bla­ble­ment la règle — pen­sons à cer­taines églises des pre­miers siècles dont l’entrée était orien­tée vers l’Est, en par­ti­cu­lier à Rome et en Afrique du Nord —, le contact visuel n’existait pas, au moins lors de la Prière eucha­ris­tique, car tous priaient en levant les bras et en tour­nant leur regard vers le ciel. Dans l’Antiquité et à l’époque du haut moyen âge, il aurait sem­blé étrange d’associer une véri­table par­ti­ci­pa­tion de tous à l’action litur­gique au fait de pou­voir obser­ver les actions du célé­brant. En tout cas, la célé­bra­tion ver­sus popu­lum telle qu’elle est aujourd’hui com­prise était incon­nue de l’Antiquité chré­tienne. Le fait de prendre comme exemple de cette manière de célé­brer la pra­tique des basi­liques romaines et leur orien­ta­tion — comme celle de Saint-Pierre de Rome — serait un ana­chro­nisme ((. Sur ce sujet, on peut se réfé­rer aux tra­vaux du litur­giste de Ratis­bonne Klaus Gam­ber, même s’il ne sont pas tou­jours fiables quant aux détails his­to­riques. K. Gam­ber, Ritus moder­nus. Gesam­melte Auf­sätze zur Litur­gie­re­form, Pus­tet, Ratis­bonne, 1972 ; Litur­gie und Kir­chen­bau. Stu­dien zur Ges­chichte der Meß­feier und des Got­te­shauses in der Früh­zeit, Pus­tet, Ratis­bonne, 1976.)) .

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