Revue de réflexion politique et religieuse.

La phi­lo­so­phie bobok

Article publié le 10 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ce que l’on prend habi­tuel­le­ment pour la mort n’est en réa­li­té pas la vraie mort. Après l’enterrement le corps s’anime, le défunt rai­sonne mais bien sûr pas comme en haut. Il juge, désire, mène des conver­sa­tions avec les habi­tants des tombes voi­sines. Cela peut durer assez long­temps, jusqu’à six mois… L’un d’eux, presque entiè­re­ment décom­po­sé, mar­monne toutes les six semaines un mot dépour­vu de sens : « Bobok, bobok ».
C’est ain­si que le phi­lo­sophe Simon Frank com­mence son article sur les causes et le carac­tère de la révo­lu­tion russe de 1917 (« De pro­fun­dis », dans le recueil d’articles Iz glu­bi­ny, 1918) en se réfé­rant au récit phi­lo­so­phique de Fedor Dos­toïevs­ki Bobok. Jour­nal de l’écrivain (1873). Il voyait avec une incroyable clar­té ce qui se pas­sait dans le pays, et s’en effrayait. Ces évé­ne­ments condui­saient à une décom­po­si­tion de la socié­té qu’il com­pa­rait à la dis­pa­ri­tion des antiques royaumes ; ce qui se pas­sait n’était pas seule­ment la des­truc­tion de tout un peuple mais son sui­cide. Et ce tableau de la décom­po­si­tion fait sen­tir au phi­lo­sophe la res­sem­blance avec les visions de Dos­toïevs­ki. Il écrit : « Main­te­nant, tous les menus évé­ne­ments de notre vie, sou­vent absurdes comme dans un cau­che­mar, toute cette agi­ta­tion, ver­bale et sté­rile n’engendrant que sang et des­truc­tion, d’un tas de sov­deps [dépu­tés sovié­tiques] et d’excoms [comi­tés exé­cu­tifs], tous ces lam­beaux chao­tiques de pen­sées, de dis­cours et d’actions, ves­tiges d’un Etat et d’une culture russes puis­sants après la danse folle de spectres révo­lu­tion­naires, comme les der­nières petites flammes qui finissent de brû­ler après la ronde des démons — tout cela n’est-il pas un même bobok ? Et si, en suf­fo­quant et en mou­rant dans l’obscurité de la tombe, dans nos angoisses et nos espoirs, nous conti­nuons par l’inertie de la pen­sée à mar­mon­ner des « tes­ta­ments de la révo­lu­tion », c’est tou­jours ce même bobok d’un cadavre en décom­po­si­tion.
En lisant le livre de Kostas Mavra­kis De quoi Badiou est-il le nom ?, un livre vivant, sans séche­resse aca­dé­mique, on entend encore ce bobok. Avec une grande pré­ci­sion Mavra­kis exa­mine les dif­fé­rents aspects de la pen­sée d’Alain Badiou et fait la démons­tra­tion de l’immobilisme, du vide sépul­cral de ses idées. […]

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