Revue de réflexion politique et religieuse.

Varia­tions doc­tri­nales sur la guerre juste

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[Note : cet article a été publié dans Catho­li­ca, n.28]

Depuis le mois de février der­nier, L’Osservatore roma­no et La Civil­tà cat­to­li­ca — le bimen­suel des jésuites ita­liens — ont adop­té sur la légi­ti­mi­té de l’intervention amé­ri­caine des posi­tions pour le moins réser­vées. C’est dans la suite logique de cette atti­tude qu’il convient de lire cet édi­to­rial de La Civil­tà cat­to­li­ca ((.  « Cos­cien­za cris­tia­na e guer­ra moder­na », La Civil­tà cat­to­li­ca, n. 3385, 6 juillet 1991.)) , dans lequel quelques-uns vou­draient voir les grandes lignes d’un futur aban­don offi­ciel de la doc­trine tra­di­tion­nelle de la guerre juste. Cette der­nière hypo­thèse paraît pour le moins impro­bable, compte tenu des carences mul­tiples de l’argumentation déve­lop­pée ici. Il n’est pas exclu que cer­tains pas­sages de l’intervention du car­di­nal Bif­fi à Rimi­ni consti­tuent une réfu­ta­tion indi­recte de cette prise de posi­tion [cf. supra notre rubrique « Com­men­taires »].
L’auteur de l’éditorial (qui reste ano­nyme parce qu’il engage l’ensemble de la rédac­tion) prend pour point de départ — et pour argent comp­tant — la défi­ni­tion d’un machia­vé­lien notoire, Clau­se­witz, dont la for­mu­la­tion est d’ailleurs, en l’espèce, prin­ci­pa­le­ment des­crip­tive. « Dans la guerre », dit Clau­se­witz, « cha­cun tente par sa force phy­sique de sou­mettre l’autre à sa volon­té. Son but immé­diat est d’abattre l’adversaire dans l’intention de le rendre inca­pable de toute résis­tance. La guerre est donc un acte de vio­lence des­ti­né à contraindre l’adversaire à exé­cu­ter notre volon­té. La guerre est un acte de vio­lence […] sou­mise à de menues res­tric­tions à peine dignes d’être men­tion­nées, qui lui sont impo­sées sous le nom de droit des gens, mais qui en réa­li­té ne dimi­nuent pas sa force ». Quel que soit le pré­sup­po­sé amo­ral du stra­tège prus­sien qui se dés­in­té­resse des motifs et n’admet qu’ironiquement les inter­dits du droit des gens, sa défi­ni­tion (mais pour­quoi donc aller cher­cher celle-ci ?) est pra­ti­que­ment neutre, et pour­rait aus­si bien s’appliquer à toute autre forme de contrainte par corps (l’arrestation d’un cri­mi­nel, par exemple). Une conclu­sion est néan­moins tirée : « La guerre est donc tou­jours un mal ». Pour­quoi ce donc ? Suf­fit-il de citer un machia­vé­lien pour réduire tout usage de la force à une simple vio­lence ? N’est-ce pas pré­ci­sé­ment ce qu’il convien­drait de démon­trer ?
D’autres affir­ma­tions suivent : aupa­ra­vant la guerre pou­vait pas­ser pour un mal limi­té au point que « quelques-uns » purent la jus­ti­fier en tant que moindre mal. (Seule­ment « quelques-uns » en effet, avant l’avènement de la nou­velle morale dans la période récente, se sont crus auto­ri­sés à légi­ti­mer le recours volon­taire direct à un moyen mau­vais, fût-il moins mau­vais qu’un autre. Les autres pro­fes­saient, avec Ro 3, 8, qu’il ne convient pas de faire un mal en vue d’un bien). Mais cela, c’est du pas­sé… Car avec la guerre moderne, un saut qua­li­ta­tif s’est pro­duit. Tout en étant « dans son fond la même », la guerre moderne, par son carac­tère de tota­li­té et les moyens de des­truc­tion qu’elle donne la pos­si­bi­li­té d’utiliser, est deve­nue « radi­ca­le­ment dis­tincte » de la guerre clas­sique. Il n’est plus pos­sible d’y voir autre chose qu’un mal majeur, tou­jours et par­tout. Ici, la preuve ne vient pas d’une cita­tion de Clau­se­witz, mais de faits dont le der­nier en date est la conduite de la Guerre du Golfe, pla­cée sous les aus­pices du droit et pré­ten­du­ment propre ou chi­rur­gi­cale, mais abou­tis­sant à des dom­mages dis­pro­por­tion­nés dont les popu­la­tions civiles font les frais prin­ci­paux. Les anciens théo­lo­giens posaient bien des condi­tions légi­ti­mant le recours à la guerre, mais ces condi­tions n’ont plus de sens aujourd’hui, car elles sont « impos­sibles à rem­plir ».
L’éditorial conclut une pre­mière étape en don­nant une inter­pré­ta­tion par­ti­cu­lière de Vati­can II : « Gau­dium et Spes (n. 80) nous oblige à consi­dé­rer l’argument de la guerre avec une men­ta­li­té com­plè­te­ment nou­velle ». L’auteur tra­duit : « une manière radi­ca­le­ment dif­fé­rente de celle du pas­sé ». Et cela l’amène à consa­crer une autre par­tie de son rai­son­ne­ment à un tableau pour le moins dis­cu­table des posi­tions théo­lo­giques — il s’empresse de dire qu’aucune n’a jamais été adop­tée par le Magis­tère — concer­nant la guerre, des ori­gines à Vati­can II. Tableau ten­dan­cieux, à la limite, car il sug­gère que les prises de posi­tion des théo­lo­giens (la plu­part d’entre eux sont des saints) étaient dic­tées par l’opportunisme au point de se contre­dire d’une époque à l’autre. Pour sim­pli­fier à peine, et para­phra­ser Mao, la guerre était dite juste quand elle ser­vait les inté­rêts de l’Eglise, injuste dans le cas oppo­sé. Une injus­tice par­ti­cu­lière frappe Vito­ria et Sua­rez : ces théo­lo­giens et juristes catho­liques « acceptent le prin­cipe de la “sou­ve­rai­ne­té” de l’Etat et donc son “droit de guerre”, mais cherchent à déli­mi­ter et à dis­ci­pli­ner ce droit par leur théo­rie de la “guerre juste” ». Autre­ment dit, lorsque les Etats se sont laï­ci­sés et affran­chis de toute obli­ga­tion morale, les théo­lo­giens auraient concé­dé le prin­cipe de cette évo­lu­tion, quitte à lui impo­ser des garde-fous. De sur­croît, en dépit de leur bonne inten­tion, leur théo­rie « avait le défaut grave d’être inap­pli­cable, en ce sens qu’aucune guerre ne pou­vait être conduite selon le prin­cipe de la guerre juste ». Car « “par sa nature” la guerre est conduite avec bru­ta­li­té, elle pro­cure tou­jours des dom­mages supé­rieurs aux avan­tages que l’on en retire en termes de jus­tice et de droit, et elle tend à infli­ger à l’adversaire des dom­mages bien supé­rieurs à ceux qui seraient requis pour accom­plir les fina­li­tés assi­gnables à une guerre “juste” ». La pré­misse emprun­tée à Clau­se­witz porte ici ses fruits : si la guerre est ex sese genere suo chose immo­rale, com­ment peut-on s’efforcer d’en mora­li­ser la mise en œuvre (sauf à s’inspirer des prin­cipes appor­tés par la nou­velle morale, ce que l’auteur de l’article ne fait pas) ?
Ain­si, d’une part en affir­mant que la doc­trine chré­tienne sur la guerre n’a ces­sé de varier au cours des siècles, d’autre part que toute réflexion morale sur le sujet est néces­sai­re­ment vouée à l’échec, l’auteur semble vou­loir  étendre à ce domaine  la révo­lu­tion coper­ni­cienne de Vati­can II, et mettre la guerre défi­ni­ti­ve­ment hors la loi. « Ne doit-on pas plu­tôt dire qu’il ne peut pas exis­ter de “guerres justes” ? […] Dans la théo­rie de la “guerre juste”, ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’elle aura plus d’une fois ser­vi à don­ner une cou­ver­ture juri­dique et morale à une guerre que l’on a menée avec des inten­tions très dif­fé­rentes de celles que l’on décla­rait ». « Cela montre que la théo­rie de la “guerre juste” est insou­te­nable et doit être aban­don­née ». Réfé­rence est faite, à juste titre évi­dem­ment, à la Guerre du Golfe, démons­tra­tion d’hypocrisie autant que mani­fes­ta­tion clas­sique de puis­sance. Mais on ne sau­rait mieux « jeter le bébé avec l’eau du bain ».
On pour­ra rétor­quer à ce dis­cours qu’il est mal fon­dé et qu’il abou­tit, en dépit de bonnes inten­tions, à des consé­quences plus néfastes encore que le mal qu’il vou­drait éli­mi­ner.
Il est mal fon­dé, car la doc­trine de la guerre juste — c’est-à-dire des condi­tions aux­quelles une guerre défen­sive peut être menée à bon droit contre un injuste agres­seur —, loin de consti­tuer une créa­tion oppor­tu­niste de « quelques » mora­listes, est au contraire le fruit d’une éla­bo­ra­tion morale patiente et conti­nue des théo­lo­giens catho­liques. C’est d’ailleurs sur le ter­reau de cette doc­trine que Pie XII a fon­dé l’enseignement si cohé­rent qu’il a dis­tri­bué au long de la seconde guerre mon­diale sur l’ensemble des aspects de la guerre moderne. Le rédac­teur de la res­pec­table revue romaine fait d’ailleurs bon mar­ché de ce cor­pus doc­tri­nal. S’il en cite de rares extraits, c’est pour rapi­de­ment les dis­qua­li­fier au nom de l’impossibilité pra­tique de les res­pec­ter, du fait de l’apparition de la guerre totale, comme si celle-ci n’avait pas été l’objet prin­ci­pal des pré­oc­cu­pa­tions de Pie XII. Le rédac­teur ne paraît pas outre mesure gêné de consta­ter que sur ce ter­rain Vati­can II reprend à son compte le même ensei­gne­ment (Gau­dium et Spes, nn. 65 et 79 ; il est vrai que dans ce docu­ment conci­liaire comme dans d’autres, les posi­tions manquent par­fois de net­te­té, la guerre étant pré­sen­tée comme intrin­sè­que­ment « inhu­maine » et pour­tant concrè­te­ment jus­ti­fiée au titre de la légi­time défense ; la stra­té­gie anti­ci­tés condam­née au n. 80–4, mais aucun juge­ment n’étant por­té sur l’équilibre de la ter­reur — n. 81–1 — sinon indi­rec­te­ment, par le biais du coût et du dan­ger de la course aux arme­ments).
La légi­time défense est bien ce qui fonde, pour les par­ti­cu­liers comme pour les Etats, le droit de vim vi repel­lere, de repous­ser la force par la force. Selon la doc­trine com­mu­né­ment reçue, la force pour le droit est l’apanage du pou­voir légi­time agis­sant minis­té­riel­le­ment au nom de Dieu (Rom 13, 4), nul n’ayant le droit de se faire jus­tice à soi-même ; mais en l’absence phy­sique de cette force légale la vic­time d’un injuste agres­seur peut se défendre de telle manière que l’agression cesse. Qui plus est, dans la cir­cons­tance extra­or­di­naire où l’autorité légi­time est dura­ble­ment absente, il peut en outre se sub­sti­tuer à elle pour exer­cer la jus­tice, au titre d’un man­dat impli­cite. Ces mêmes prin­cipes s’appliquent à plus forte rai­son à la socié­té inter­na­tio­nale au sein de laquelle il n’existe pas d’autorité uni­ver­selle, bien qu’une telle ins­tance puisse idéa­le­ment se conce­voir. C’est pour­quoi la vic­time peut aus­si, sup­plé­ti­ve­ment, exer­cer la fonc­tion de jus­ti­cier. C’est pré­ci­sé­ment en pen­sant à une situa­tion de ce genre, qui est plus que jamais la nôtre en dépit des appa­rences, que les théo­lo­giens comme saint Tho­mas, Vito­ria, Sua­rez ou Tapa­rel­li ont pro­lon­gé l’argument de la légi­time défense par un déve­lop­pe­ment sur la fonc­tion de jus­tice exer­cée, au nom du droit, par la vic­time repous­sant vic­to­rieu­se­ment l’agresseur et lui appli­quant une juste puni­tion. Tra­di­tion­nel­le­ment, la ques­tion des répa­ra­tions, de l’occupation ou de la sai­sie de por­tions de ter­ri­toires, du juge­ment des cri­mi­nels de guerre, etc., ne peut être éva­luée que sur ces cri­tères. En pré­ten­dant anéan­tir d’un seul trait cet ensemble moral — simple appli­ca­tion à des cas spé­ci­fiques des prin­cipes uni­ver­sels —, on rui­ne­rait du même coup les cri­tères du juge­ment sus­cep­tible d’être por­té sur des situa­tions concrètes du type de l’intervention amé­ri­caine en Irak. Ce n’est pas parce que George Bush a hypo­cri­te­ment cité les théo­lo­giens de la guerre que ce que disent ces der­niers est faux (pas plus que ce n’est pas parce que beau­coup de trai­tés inter­na­tio­naux ne sont que des chif­fons de papier qu’il faut en déduire que les pactes sont immo­raux). Tout au contraire, c’est auprès d’eux que l’on pui­se­ra les élé­ments per­met­tant de juger qu’en pra­tique, et en dépit des reven­di­ca­tions ver­bales, la guerre anti-ira­kienne n’aura été qu’une opé­ra­tion de puis­sance pre­nant pré­texte du droit pour mieux asseoir une nou­velle forme de domi­na­tion sur la pla­nète, et que les sanc­tions appor­tées à l’Irak outre­passent consi­dé­ra­ble­ment les limites de la jus­tice.

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