Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 152 : Le triomphe de l’es­prit bour­geois

Article publié le 11 Juil 2021 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Pour l’Ency­clo­pae­dia Uni­ver­sa­lis, la moder­ni­té « n’est ni un concept socio­lo­gique, ni un concept poli­tique, ni pro­pre­ment un concept his­to­rique. C’est un mode de civi­li­sa­tion carac­té­ris­tique, qui s’oppose au mode de la tra­di­tion, c’est-à-dire à toutes les autres cultures anté­rieures ou tra­di­tion­nelles »[1]. C’est pour­quoi la moder­ni­té fait l’objet d’expressions mul­tiples, éven­tuel­le­ment contraires (par exemple, l’omnipotence de l’État et l’anarchisme, aus­té­ri­té socia­liste et socié­té de consom­ma­tion, natio­na­lisme et inter­na­tio­na­lisme) mais fon­da­men­ta­le­ment asso­ciées entre elles par cette néga­tion ini­tiale. Et cette concep­tion n’est pas une abs­trac­tion avan­çant toute seule dans le temps. Elle est por­tée his­to­ri­que­ment par une avant-garde d’intellectuels, de groupes d’influence, de grands che­va­liers d’industrie, de mana­gers, de poli­ti­ciens exer­çant une fonc­tion motrice, avec l’acquiescement pro­gres­sif des masses qu’elle réus­sit à faire entrer dans son jeu.

Si l’on pense spon­ta­né­ment au rôle joué par les phi­lo­sophes des Lumières, on ne peut oublier la classe sociale dans laquelle Marx a vu l’activateur de l’évolution his­to­rique condui­sant, par contra­dic­tions ulté­rieures, à l’émancipation totale de l’humanité, en l’espèce, la bour­geoi­sie, au sens éco­no­mique du terme. Dans une pre­mière par­tie (« Bour­geois et pro­lé­taires »), le Mani­feste com­mu­niste (1847), sui­vant sa logique maté­ria­liste, pré­sente la caté­go­rie sociale des mar­chands et l’ascension de sa puis­sance liée à la maî­trise des affaires et, plus encore, de la tech­nique. Il décrit sa pro­gres­sive appro­pria­tion du pou­voir poli­tique, dans des termes qui aujourd’hui ne manquent pas de sel : « Le gou­ver­ne­ment moderne n’est qu’un comi­té qui gère les affaires com­munes de la classe bour­geoise tout entière. » Mais c’est sur­tout le long éloge de cette classe qui retient l’attention : « La bour­geoi­sie a dépouillé de leur auréole toutes les acti­vi­tés qui pas­saient jusque-là pour véné­rables et qu’on consi­dé­rait avec un saint res­pect. Le méde­cin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des sala­riés à ses gages. » « La bour­geoi­sie ne peut exis­ter sans révo­lu­tion­ner constam­ment les ins­tru­ments de pro­duc­tion, ce qui veut dire les rap­ports de pro­duc­tion, c’est-à-dire l’ensemble des rap­ports sociaux. » Elle a secoué la « rouille » de l’économie tra­di­tion­nelle, elle a créé des « mer­veilles » plus splen­dides que les Pyra­mides, et fina­le­ment domi­né la pla­nète entière. « Tout ce qui avait soli­di­té et per­ma­nence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est pro­fa­né, et les hommes sont for­cés enfin d’envisager leurs condi­tions d’existence et leurs rap­ports réci­proques avec des yeux désa­bu­sés. » Marx annonce la dis­pa­ri­tion des cultures natio­nales, et ce que l’on n’appelait pas encore la mon­dia­li­sa­tion, dans la pure logique de ce triomphe de la matière[2].

Et pour­tant, selon le Mani­feste, « les condi­tions bour­geoises de pro­duc­tion et d’échange, le régime bour­geois de la pro­prié­té, la socié­té bour­geoise moderne […] res­semblent au magi­cien qui ne sait plus domi­ner les puis­sances infer­nales qu’il a évo­quées ». Après avoir joué son rôle des­truc­teur de la socié­té tra­di­tion­nelle, la bour­geoi­sie est donc cen­sée entrer en crise fatale, au pro­fit de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne qu’elle. aura sus­ci­tée. Obnu­bi­lé par sa concep­tion mil­lé­na­riste (quoique maté­ria­liste) de la révo­lu­tion – sa pro­phé­tie du « royaume de la liber­té » – Marx n’a pas entre­vu la pos­si­bi­li­té que celle-ci « s’ossifie » un jour comme la socié­té tra­di­tion­nelle dont il pro­cla­mait la déchéance.

Avant de pour­suivre, remar­quons que dans la concep­tion de Marx, c’est l’activité tech­nique des acteurs éco­no­miques et son évo­lu­tion qui sont mises en évi­dence, mais l’esprit qui les ins­pire est exclu de. la consi­dé­ra­tion, puisqu’il est cen­sé n’être que l’image inver­sée de leur conduite maté­rielle[3]. Or la bour­geoi­sie, avant même la pos­ses­sion des richesses maté­rielles et leur désir, par une manière de conce­voir la vie, un état d’esprit com­mun à tous ceux qui se pensent et se com­portent comme l’avant-garde de la moder­ni­té, laquelle aspire, comme on l’a dit, à rompre avec tout ce qui peut évo­quer la tra­di­tion. C’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle il est plus judi­cieux de par­ler d’esprit bour­geois, ou encore de bour­geoi­sisme, dis­po­si­tion qui peut se ren­con­trer non seule­ment chez les élé­ments moteurs du sys­tème éco­no­mique moderne et ses très riches béné­fi­ciaires, mais aus­si dans des couches net­te­ment moins à l’aise de la socié­té, mais par­ta­geant en fait les mêmes dési­rs ; et de même, aus­si bien dans les par­tis de la droite conser­va­trice qu’au sein du socia­lisme révo­lu­tion­naire. Par ailleurs, et pour cette même rai­son, il fau­drait se gar­der de confondre bour­geoi­sie et classes moyennes, jus­te­ment parce que celles-ci sont loin d’avoir tou­jours par­ta­gé l’ensemble des aspi­ra­tions « bour­geoi­sistes », même si une lente éro­sion a ten­du tou­jours plus à les voir s’aligner sur les « nou­velles valeurs » en matière d’hyper-consommation, de situa­tions fami­liales « libé­rées », d’athéisme pra­tique.

Le concept de bour­geoi­sisme réunit, d’une part, une inten­tion des­truc­trice, et d’autre part, une pro­pen­sion à l’action agis­sant comme une drogue. Au début du XXe siècle, plu­sieurs auteurs se sont inté­res­sés à cette réa­li­té, qui fait pen­ser à la psy­cho­lo­gie par­ti­cu­lière de mili­tants idéo­lo­giques, mais qui, selon ces mêmes auteurs, est bien plus lar­ge­ment par­ta­gée et relève d’une dévia­tion morale plu­tôt que d’un com­por­te­ment uti­li­taire d’ordre ration­nel. Par­mi ceux qui se sont inté­res­sés au sujet, nous pou­vons rete­nir en par­ti­cu­lier Wer­ner Som­bart, avec Le bour­geois[4], plus tard Nico­las Ber­diaev, notam­ment dans ses essais regrou­pés dans De I’esprit bour­geois[5], aux­quels on peut joindre Max Sche­ler, auteur de L’homme du res­sen­ti­ment[6], sans omettre L’éthique pro­tes­tante et l’esprit du capi­ta­lisme, de Max Weber[7], et plus près de nous, une par­tie notable de l’œuvre du phi­lo­sophe ita­lien Augus­to Del Noce.

Pro­lon­geant la réflexion de Weber, qui avait éta­bli un lien entre cal­vi­nisme et capi­ta­lisme, Wer­ner Som­bart com­mence par com­pa­rer les men­ta­li­tés por­tant sur l’activité humaine avant et depuis l’apparition de la moder­ni­té. Au début du pro­ces­sus, la « men­ta­li­té pré-capi­ta­liste » était l’attitude nor­male de l’homme qui ne cherche que ce qui lui suf­fit pour vivre. Mais à côté d’elle a com­men­cé à appa­raître une nou­velle men­ta­li­té, faite de désir d’enrichissement, et de l’épargne et la volon­té d’entreprendre qui en per­mettent la réa­li­sa­tion. Aupa­ra­vant régnait I’absence de cal­cul, car on cher­chait plu­tôt à entre­te­nir et per­fec­tion­ner I’héritage. Les riches dépen­saient avec muni­fi­cence, et si le pauvre cher­chait à épar­gner un tant soit peu, c’était pour se pré­mu­nir contre le pire ; désor­mais, le riche épargne à son tour, mais en vue d’amasser les capi­taux qui lui per­mettent de se lan­cer à l’aventure et espé­rer tou­jours plus de gains. Pen­dant que quelques-uns cherchent dans l’alchimie le moyen d’acquérir de l’or, le bour­geois du XlVe siècle se com­porte de manière hon­nête, il est ponc­tuel, métho­dique, et ne renie pas les ver­tus chré­tiennes. Mais il fait de celles-ci des ins­tru­ments. La vie réglée selon la rai­son devient la vie réglée selon l’utilité. D’où les deux modèles du mar­chand ava­ri­cieux, et du cal­vi­niste – Som­bart adhé­rant sur ce point à l’analyse de Max Weber sur le lien entre cal­vi­nisme et capi­ta­lisme : angoisse de la pré­des­ti­na­tion, désir de res­sen­tir la béné­dic­tion de Dieu par la réus­site. Dans l’une et l’autre option, la recherche de l’enrichissement réduit la pré­oc­cu­pa­tion reli­gieuse avant de la faire dis­pa­raître, même si la pié­té exté­rieure peut sub­sis­ter par confor­misme.

Som­bart se livre à une longue enquête sur la manière dont l’homo eco­no­mi­cus a évo­lué dans le temps et les lieux, et achève la pre­mière par­tie de son étude sur une com­pa­rai­son entre le bour­geois des ori­gines et son suc­ces­seur de la pre­mière décen­nie du XX siècle. La des­crip­tion est nuan­cée, le socio­logue dis­tin­guant une mul­ti­pli­ci­té d’incarnations du type humain qui l’intéresse : le fli­bus­tier, le pro­prié­taire fon­cier, le bureau­crate, le spé­cu­la­teur, le négo­ciant, le manu­fac­tu­rier. Mais tous ont en com­mun cer­tains traits : la pour­suite sans fin du gain afin de main­te­nir leurs entre­prises, impli­quant nou­veau­té, vitesse du chan­ge­ment, sen­ti­ment de puis­sance. De là découle la néces­si­té de la ratio­na­li­sa­tion de toute acti­vi­té en vue de la maxi­mi­sa­tion du pro­fit : « Si les chaus­sures de mau­vaise qua­li­té rap­portent des béné­fices plus gros que les chaus­sures de bonne qua­li­té, ce serait com­mettre un péché contre le Saint-Esprit du capi­ta­lisme que de four­nir de bonnes chaus­sures.[8] » Le client est pris d’assaut, alors qu’il était encore res­pec­té au début du cycle moderne (et quand il écrit, Som­bart ne connaît pas encore l’industrie publi­ci­taire), l’entrepreneur réclame « la plus grande liber­té d’action, sup­por­tant avec impa­tience les res­tric­tions impo­sées par le droit et par la morale : c’est « la pro­cla­ma­tion de la supé­rio­ri­té du gain sur toutes les autres valeurs[9] ».

Dans son Livre II, Som­bart ana­ly­se­ra la pra­tique de la mal­hon­nê­te­té ordi­naire, deve­nue ins­ti­tu­tion­nelle, comme une néces­si­té décou­lant du cercle infer­nal du pro­grès tech­nique et de la concur­rence, qui contraint d’aller sans cesse de l’avant au risque de dis­pa­raître. Tout cela est tel­le­ment évident aujourd’hui !

Où situer le res­sort moral fai­sant bas­cu­ler l’homme éco­no­mique tra­di­tion­nel et son homo­logue (ou sa contra­dic­tion) moderne ? Est-ce la cupi­di­té ? Est-ce le piège d’un cer­tain pru­rit d’action s’achevant en pro­mé­théisme ? Som­bart ne répond que par une affir­ma­tion très laco­nique, mais qui ren­voie par le fait même à l’analyse morale de son contem­po­rain Max Sche­ler : « Le res­sen­ti­ment a […] été de tout temps l’appui le plus solide de la morale bour­geoise. » La sen­tence fait immé­dia­te­ment allu­sion aux mar­chands du XIVe siècle ten­tant vai­ne­ment de se faire recon­naître par les nobles, dès lors pleins de hargne contre ces der­niers, cher­chant alors à les sur­pas­ser pour leur en remon­trer. Mais elle est de por­tée plus vaste.

Max Sche­ler déve­loppe et appro­fon­dit la même idée dans L’homme du res­sen­ti­ment, où il pro­cède à une ana­lyse de la décom­po­si­tion moderne de la socia­bi­li­té et de la hié­rar­chie des biens propres aux formes anté­rieures de vie col­lec­tive ordon­née. Cette décom­po­si­tion est un état d’esprit qui repose d’abord sur la déva­lo­ri­sa­tion du monde et la sur­va­lo­ri­sa­tion cor­ré­la­tive de soi. N’a de vraie valeur que ce que I’on a soi-même gagné, le monde – la Créa­tion – n’étant plus contem­plé mais pen­sé comme obs­tacle à sur­mon­ter ou objet à domi­ner par la tech­nique et l’organisation. Le tra­vail devient « fana­tique » et implique une démarche de per­fec­tion­ne­ment conti­nu, fré­né­tique. Quant aux rela­tions sociales, elles sont éta­blies sur la méfiance et le contrôle mutuel. « La méfiance du com­mer­çant, qui craint d’être trom­pé par ses concur­rents, s’est géné­ra­li­sée et exprime désor­mais la forme que prend dans le monde moderne la connais­sance que l’homme a de son pro­chain[10] ».

Comme Weber, Sche­ler est atten­tif aux consé­quences du cal­vi­nisme, qu’il voit à l’œuvre pré­ci­sé­ment dans cette mise à dis­tance des autres, d’où naî­tra un fort pen­chant de I’esprit bour­geois pour la Gesell­schaft (socié­té contrac­tuelle), et une aver­sion corol­laire pour la Gemein­schaft com­mu­nau­taire. Quant à la domi­na­tion sur le monde, autre carac­té­ris­tique du même état d’esprit, Sche­ler la met en rela­tion avec la lutte contre la crainte inté­rieure : de même qu’il cherche à limi­ter à l’utilité sa rela­tion avec autrui, le « bour­geois » sché­le­rien cherche la prise de dis­tance avec sa propre inté­rio­ri­té. Il se fuit lui-même et s’enivre dans I’action, la pro­duc­tion per­pé­tuelle, la fuite en avant.

Nico­las Ber­diaev, qui écrit plus tard, reprend ces ana­lyses d’un point de vue psy­cho­lo­gique. Il défi­nit le bour­geoi­sisme comme une caté­go­rie spi­ri­tuelle. « En fait d’infini, [le bour­geois] ne recon­naît que celui du déve­lop­pe­ment éco­no­mique ; quant à l’infini de la vie spi­ri­tuelle, il se trouve dis­si­mu­lé à sa vue par le paravent for­mé par l’ordre de vie qu’il a adop­té. […] Le bour­geois est un être qui ne veut pas se trans­cen­der, parce que le trans­cen­dant le détourne de sa prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion : celle de s’organiser sur la terre.[11] » De là l’artificialité ou l’hypocrisie de sa pra­tique reli­gieuse, lorsqu’il lui en reste. Ber­diaev a été très mar­qué par Léon Bloy et son Exé­gèse des lieux com­muns (1902–19l3), avec ses for­mules extrê­me­ment cin­glantes. L’un et l’autre iden­ti­fient bour­geois et pha­ri­sien, ce qui est en effet peut-être la meilleure manière de com­prendre que le bour­geoi­sisme est fon­da­men­ta­le­ment une spi­ri­tua­li­té dévoyée. Avec le temps, le ver­nis reli­gieux s’effaçant, le bour­geois s’identifierait plu­tôt au sad­du­céen, c’est-à-dire à l’athée pra­tique dont le seul hori­zon s’arrête à son pas­sage sur la terre. C’est pour­quoi le bour­geoi­sisme dépasse toute dis­tinc­tion entre conser­va­teurs et révo­lu­tion­naires. Ber­diaev va jusqu’à écrire : « La Rus­sie pré­sente, dans le com­mu­nisme, ce type nou­veau de bour­geois conqué­rant d’une effrayante impié­té. C’est ici l’esprit bour­geois tout pur, illi­mi­té et sans défaillance.[12] »

Après avoir ain­si iden­ti­fié le bour­geoi­sisme comme une atti­tude spi­ri­tuelle faite de pré­ten­tion et de suf­fi­sance sans bornes, Ber­diaev rat­tache la notion à une dis­po­si­tion pré­sente bien en deçà de l’aube des temps modernes. « L’idée d’une ratio­na­li­sa­tion abso­lue de l’existence, d’une har­mo­nie sociale par­faite, est une idée bien bour­geoise […]. L’architecte de la tour de Babel est un bour­geois.[13] »

Il n’y a donc rien de nou­veau sous le soleil. Cepen­dant en remon­tant ain­si à la racine de la déme­sure de l’orgueil humain, ne prend-on pas, avec le pen­seur russe, le risque de dis­soudre l’idée moderne d’esprit bour­geois qu’il s’est employé à scru­ter avec une grande acui­té ? Une réponse à cette crainte est peut-être celle-ci : la ten­ta­tion qui s’est empa­rée des construc­teurs de la tour de Babel, qui ne fut somme toute qu’un acquies­ce­ment au faux témoi­gnage sata­nique (« vous serez comme Dieu », Gn 3, 4–5), est tou­jours active à tra­vers les temps, mais son accep­ta­tion se réa­lise selon des formes variées, plus ou moins col­lec­tives, au cours de cer­taines périodes, avant de retour­ner au néant. Seule­ment un ensemble de cir­cons­tances et le concours de milieux humains hété­ro­gènes mais mus par des dési­rs paral­lèles de rup­ture –dis­si­dents reli­gieux, liber­tins, mar­chands avides et princes machia­vé­liens – ont don­né nais­sance au chan­ge­ment de civi­li­sa­tion que l’on appelle l’avènement de la moder­ni­té, non seule­ment par com­mo­di­té de dési­gna­tion d’une longue période encore inache­vée, mais prin­ci­pa­le­ment pour nom­mer la phi­lo­so­phie d’une ten­ta­tive d’inversion du sens de l’histoire humaine qui l’anime depuis son départ.

Les tra­vaux pro­pre­ment his­to­riques four­nissent la matière pre­mière de toute réflexion sur cette longue époque encore inache­vée. Les papes du XIXe siècle et du début du XXe avaient cen­tré leur cri­tique doc­tri­nale sur la sub­ver­sion moderne de la notion de liber­té cou­pée de sa rela­tion néces­saire au Bien, se situant ain­si dans le domaine des prin­cipes fon­da­teurs et entre­voyant l’ampleur des consé­quences néfastes pou­vant résul­ter de cette ampu­ta­tion radi­cale. Une autre manière d’appréhender la même réa­li­té a consis­té à l’étudier sous l’angle de la culture, voyant dans la moder­ni­té I’introductrice d’un désordre ins­pi­ré par une nou­velle forme de la Gnose enne­mie de la nature (Eric Voe­ge­lin), ou encore comme une catas­trophe (Nik­las Luh­mann).

Augus­to Del Noce a, de son côté, mis en évi­dence les enchaî­ne­ments logiques par les­quels l’idée moderne – et son écla­te­ment final post­mo­derne – ne pou­vait déve­lop­per ses effets que sous la forme d’une libé­ra­tion pro­gres­sive de la force conte­nue dans l’esprit bour­geois. Il suit en cela sa méthode, qui fait en quelque sorte un va-et-vient per­ma­nent entre his­toire et phi­lo­so­phie. Plu­sieurs ouvrages déve­loppent le constat de l’épuisement de l’illusion révo­lu­tion­naire, long­temps avant la fin de I’URSS, mais au pro­fit du règne uni­ver­sel de l’argent, dans cette « nou­velle socié­té » de richesse maté­rielle et de rejet radi­ca­li­sé de tout ce qui pou­vait encore res­ter en fait d’aspirations plus hautes, même sous la cari­ca­ture mar­xiste. Ain­si, dans Il cat­to­li­co comu­nis­ta[14], c’est à tra­vers une longue ana­lyse de la muta­tion du pro­gres­sisme catho­lique ita­lien qu’il met en évi­dence le pas­sage d’une forme d’engagement qui pou­vait paraître géné­reux et moti­vé par la recherche d’un idéal (trom­peur), à un sta­tut de moder­ni­sa­teurs du sys­tème capi­ta­liste. Del Noce publie son ana­lyse lar­ge­ment après la « véri­fi­ca­tion » consti­tuée par Mai 68. « La nou­velle bour­geoi­sie cor­res­pond à la fin du com­pro­mis chris­tia­no-bour­geois qui carac­té­ri­sait l’ancienne bour­geoi­sie. Ce que l’on a cou­tume d’appeler le consu­mé­risme prend pour règle exclu­sive la valeur d’échange. […] L’abandon du com­pro­mis chris­tia­no-bour­geois défi­nit la socié­té per­mis­sive.[15] » Thème qui avait déjà été déve­lop­pé par l’autèur dans dif­fé­rents écrits avant l’étape de 1968, mais publié beau­coup plus tard, en guise de pre­mier bilan du com­por­te­ment des catho­liques en poli­tique depuis la fin du concile Vati­can II. Il est néces­saire de le citer lon­gue­ment : « L’histoire contem­po­raine ne peut être inter­pré­tée sous son aspect idéal que comme I’expansion de l’athéisme. […] De plus le propre de cette deuxième forme d’athéisme est de ne pas s’avouer expli­ci­te­ment athée, parce qu’elle se limite au plan du véri­fiable, en lais­sant en sus­pens celui de l’invérifiable, de sorte que cela a pu engen­drer chez cer­tains catho­liques l’illusion de sa pos­sible conci­lia­tion avec là reli­gion démy­thi­sée qui, jus­te­ment en rai­son de cette démy­thi­sa­tion, devien­drait “vrai­ment pure”. Mais j’ai déjà mon­tré à quel point il s’agissait là d’une illu­sion, dès lors que par le rela­ti­visme des valeurs qu’elle pro­fesse, et par le juge­ment concret auquel amène la forme de pen­sée qu’en d’autres termes, on pour­rait qua­li­fier de pan­tech­ni­ciste, socio­lo­gis­tique, néo­po­si­ti­viste ou néo­prag­ma­tiste (au sens du prag­ma­tisme rigou­reu­se­ment sépa­ré du spi­ri­tua­lisme), dans la sub­sti­tu­tion à la lutte directe contre la reli­gion d’une lutte indi­recte, elle est plus dan­ge­reuse, puisqu’elle érode la dimen­sion reli­gieuse jusqu’au point de faire dis­pa­raître de la conscience toute trace du pro­blème de Dieu.[16] »

Le nou­vel état d’esprit des catho­liques ita­liens, se défi­nis­sant jusque-là prin­ci­pa­le­ment par leur qua­li­té reli­gieuse, certes dans toute l’ambiguïté de l’appartenance majo­ri­taire à la Démo­cra­tie chré­tienne, ou, mino­ri­taire, à la col­la­bo­ra­tion avec les com­mu­nistes, tra­duit pure­ment et sim­ple­ment un pas­sage avec armes et bagages dans les rangs de la « moder­ni­sa­tion », autre­ment dit de l’avant-garde même du mou­ve­ment par lequel se trouvent défi­ni­ti­ve­ment congé­diés les prin­cipes de la « doc­trine sociale de l’Église ». Le constat vaut pour l’Italie et pour la majeure par­tie des pays de majo­ri­té catho­lique (Bel­gique, Espagne, Irlande, Qué­bec…), mais il vaut aus­si, muta­tis mutan­dis, pour les États-Unis, où I’intégration sociale des catho­liques s’opère pré­ci­sé­ment au moment où la majo­ri­té d’entre eux accèdent sans réserve à l’affiuent socie­ty..

L’esprit révo­lu­tion­naire main­te­nait au moins l’idée sous-jacente de la légi­ti­mi­té pour l’être humain de pou­voir se dépas­ser pour une cause supé­rieure. Désor­mais l’unique objec­tif de cette socié­té est de se conser­ver elle-même.

La conclu­sion du phi­lo­sophe ita­lien tient en un pas­sage assez sou­vent cité : « Com­ment défi­nir la socié­té tech­no­lo­gique ? […] C’est une socié­té qui accepte toutes les néga­tions du mar­xisme tou­chant à la pen­sée contem­pla­tive, à la reli­gion et à la méta­phy­sique ; qui accepte donc la réduc­tion des idées au rang d’instruments de pro­duc­tion ; mais qui d’autre part refuse les aspects révo­lu­tion­naires-mes­sia­niques du mar­xisme, c’est-à-dire ce qui reste comme trace de reli­gieux dans l’idée révo­lu­tion­naire. À cet égard, elle repré­sente vrai­ment l’esprit bour­geois à l’état pur, l’esprit bour­geois qui a triom­phé de ses deux enne­mis tra­di­tion­nels, la reli­gion trans­cen­dante et la pen­sée révo­lu­tion­naire. On pour­rait peut-être arri­ver à dire, en s’appuyant sur des pas­sages du Mani­feste, que par une éton­nante hété­ro­ge­nèse des fins, le mar­xisme a conduit l’esprit bour­geois à se mani­fes­ter à l’état pur, mais une fois qu’il y est arri­vé, qu’il s’est mon­tré inca­pable de le com­battre. La socié­té tech­no­lo­gique signe l’abdication du mar­xisme en faveur des inven­teurs de l’organisation ration­nelle de la socié­té indus­trielle, Saint-Simon et Comte, et encore en consi­dé­rant chez eux l’aspect qui en fait les repré­sen­tants de l’esprit poly­tech­nique, sépa­ré de celui de la reli­gion bizarre à laquelle ils avaient vou­lu le lier.[17]»

 

Nous sommes aujourd’hui en pré­sence d’un cryp­to-État mon­dial, sans attache à une his­toire col­lec­tive ni au sol sur lequel elle s’est dérou­lée, ser­vant d’auxiliaire à des puis­sances finan­cières adon­nées à une concur­rence effré­née. Cette situa­tion illustre les effets de la dépo­li­ti­sa­tion moderne, mar­quée désor­mais par la mon­tée pro­gres­sive du règne des experts, la sim­pli­fi­ca­tion ou l’unification de la ges­tion des masses ten­dant à s’apparenter à la régu­la­tion d’une vaste machine, dont, en défi­ni­tive, l’être humain ne serait plus qu’un rouage élé­men­taire et à la limite, super­flu. Le nou­vel huma­nisme, si l’on peut encore uti­li­ser ce mot, cumule ain­si le rêve d’une sur­hu­ma­ni­té maî­tresse d’elle-même, du temps et de l’espace, et la réduc­tion de l’être humain au rang d’instrument négli­geable. Décons­truc­tion de la cité et déna­tu­ra­li­sa­tion de la vie humaine, natu­relle et sur­na­tu­relle, découlent d’une même ins­pi­ra­tion.

Ber­nard Dumont

[1]. Ency­clo­pae­dia Uni­ver­sa­lis, article « Moder­ni­té », rédi­gé conjoin­te­ment par Jean Bau­drillard, Alain Brunn et Jacin­to Lagei­ra.

[2]. « Par I’exploitation du mar­ché mon­dial, la bour­geoi­sie donne un carac­tère cos­mo­po­lite à la pro­duc­tion et à la consom­ma­tion de tous les pays. Au grand déses­poir des réac­tion­naires, elle a enle­vé à l’industrie sa base natio­nale. Les vieilles indus­tries natio­nales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont sup­plan­tées par de nou­velles indus­tries, dont l’adoption devient une ques­tion de vie ou de mort pour toutes les nations civi­li­sées, indus­tries qui n’emploient plus des matières pre­mières indi­gènes, mais des matières pre­mières venues des régions les plus loin­taines, et dont les pro­duits se consomment non seule­ment dans le pays même, mais dans toutes les par­ties du globe. À la place des anciens besoins, satis­faits par les pro­duits natio­naux, naissent des besoins nou­veaux, récla­mant pour leur satis­fac­tion les pro­duits des contrées et des cli­mats les plus loin­tains… »

[3]. « La pro­duc­tiôn des idées, des repré­sen­ta­tions et de la conscience est d’abord direc­te­ment et inti­me­ment mêlée à I’activité maté­rielle et au com­merce maté­riel des hommes, elle est le lan­gage de la vie réelle. Les repré­sen­ta­tions, la pen­sée, le com­merce intel­lec­tuel des hommes appa­raissent ici encore comme l’émanation directe de leur com­por­te­ment maté­riel » (Marx et Engels, L’idéologie alle­mande (1848), 1re par­tie).

[4]. Le Bour­geois. Contri­bu­tion à l’histoire morale et intel­lec­tuelle de l’homme éco­no­mique moderne, Payot, Lau­sanne, 1928. Ori­gi­nal : 1913. Dis­po­nible en ligne, en deux par­ties sépa­rées, sur « Les clas­siques des sciences sociales », biblio­thèque numé­rique de I’UQAC (Uni­ver­si­té du Qué­bec à Chi­cou­ti­mi).

[5]. Dela­chaux et Niest­lé, Neuchâtel/Paris,1949 (dis­po­nible UQAC). Du même auteur, De l’esclavage et de la liber­té de l’homme (Aubier Mon­taigne, 1946, éga­le­ment dis­po­nible sur le même site).

[6]. Gal­li­mard, coll. « Idées nrf », 1970. Ori­gi­nal : 1912.

[7]. L’éthique pro­tes­tante et I’esprit du càpi­ta­lisme (1905). Le socio­logue, on le sait, consi­dé­rait que I’exaltation du tra­vail pro­cé­dait de la conscience inquiète des cal­vi­nistes, cher­chant à mesu­rer le salut par les œuvres, la réus­site sociale consé­cu­tive au labeur four­ni ayant valeur de preuve de l’élection divine. Sur ce point, Sche­ler le rejoint : « L’instinct du tra­vail, qui est spé­cia­le­ment moderne et dont l’amour du gain illi­mi­té n’est qu’une consé­quence, ne vient pas d’une façon de pen­ser ou de sen­tir qui consiste à exal­ter le monde et la vie (c’est I’esprit de la renais­sance ita­lienne), mais de ce cal­vi­nisme sombre et enne­mi du plai­sir qui pro­pose au tra­vail une fin trans­cen­dante éter­nel­le­ment inac­ces­sible, et, du même coup, endort, par le tra­vail, l’inquiétude et le doute des croyants quant à leur salut et à leur élec­tion » (L’homme du res­sen­ti­ment, op. cit.,p. 160, note 1).

[8]. Le bour­geois, op. cit.., p. 145.

[9]. Ibid,p. 146. À la page sui­vante, Som­bart juge que l’on « peut appli­quer aux grands vain­queurs de la course du capi­ta­lisme moderne ce qui a été dit récem­ment de Rocke­fel­ler, à savoir qu’ils ont “su, avec un manque de

scru­pules ingé­nu et naïf, se sous­traire à toute entrave morale”. John Rocke­fel­ler lui-même, dont les

Mémoires reflètent à mer­veille cette men­ta­li­té enfan­tine et naïve, aurait un jour résu­mé son Cre­do en disant qu’il était dis­po­sé à allouer à un fon­dé de pou­voirs un trai­te­ment d’un mil­lion de dol­lars, à la condi­tion que, tout en pos­sé­dant les apti­tudes posi­tives néces­saires, il soit “dépour­vu de tout scru­pule” et ait le cou­rage de ne pas hési­ter à “sacri­fier, s’il le faut, des mil­liers de per­sonnes” ».

[10]. L’hiomme du res­sen­ti­ment, op. cit., pp. 147–148.

[11] . Nico­las Ber­diaev, Escla­vage et liber­té de l’homme, op. cit., p. 189. L’auteur pour­suit : « Le bour­geois est l’être le plus objec­ti­vé, le plus pro­je­té au dehors, le plus étran­ger à l’infinie sub­jec­ti­vi­té de l’existence humaine. Ce qui carac­té­rise le bour­geois, c’est le manque de liber­té spi­ri­tuelle, la sou­mis­sion totale de son exis­tence au déter­mi­nisme. Le bour­geois veut tout pour lui, mais il ne pense et ne parle jamais en son propre nom ; il pos­sède des pro­prié­tés maté­rielles, mais aucune pro­prié­té spi­ri­tuelle. […] C’est le bour­geois qui crée le royaume des choses, mais ce sont les choses qui le gou­vernent et le dominent. Il a contri­bué d’une façon pro­di­gieuse au ver­ti­gi­neux déve­lop­pe­ment de la tech­nique, mais c’est la tech­nique qui le gou­verne et qui a fait de lui son esclave. »

[12]. De l’esprit bour­geois, op.cit., p. 44.

[13]. Ibid., p. 46.

[14]. Rus­co­ni, Milan, 1981.

[15]. Op. cit., pp. 219–220.

[16]. Augus­to Del Noce, I cat­to­li­ci e il pro­gres­sis­mo, Leo­nar­do, Milan, 1994, pp. 134–135.

[17]. Défi­ni­tion don­née à l’occasion d’un congrès inter­na­tio­nal sur les valeurs per­ma­nentes dans le deve­nir his­to­rique, tenu à Rome du 3 au 6 octobre 1968, reprise plus tard dans L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione, Giuf­frè, Milan, 1970. Trad. fr. : L’époque de la sécu­la­ri­sa­tion, Édi­tions des Syrtes, 2001, ici p. 36..

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