Revue de réflexion politique et religieuse.

Mariage indis­so­luble et socié­té liquide. Consi­dé­ra­tions cano­niques.

Article publié le 13 Avr 2019 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La post­mo­der­ni­té occi­den­tale est-elle une culture chris­tia­ni­sable ? Telle est la ques­tion posée à l’Église par Claude Jean­tin, avo­cat-pro­cu­reur ecclé­sias­tique de l’officialité de Lyon, en ver­tu de la riche expé­rience que son exer­cice de cano­niste lui a per­mis de consti­tuer. En publiant récem­ment aux édi­tions Letou­zey et Ané un essai lar­ge­ment argu­men­té et docu­men­té ayant pour titre L’immaturité devant le droit matri­mo­nial de l’Église[1], l’auteur, né en 1951, met son doc­to­rat en droit cano­nique à l’épreuve d’une syn­thèse cou­ra­geuse. Il a en effet quelque titre à aler­ter ses col­lègues, et notam­ment ceux qui découvrent le métier de juge ecclé­sias­tique, sur la néces­si­té d’un sur­saut de cohé­rence pro­fes­sion­nelle, pour l’honneur de l’Église, pour la jus­tice due à Dieu et aux fidèles, et le regain du concept de véri­té.

S’adressant donc en prio­ri­té à ses col­lègues, ce n’est pas en hom­mage à la Répu­blique des lettres, mais en pla­çant, par défé­rence, l’Église en tiers trans­cen­dant, que Claude Jean­tin en emploie lar­ge­ment la langue, à savoir le latin qui fait foi. Son ouvrage est donc tech­nique et dif­fi­cile d’accès, mais la qua­li­té et la per­ti­nence de son tra­vail jus­ti­fient ample­ment qu’on lui fasse l’honneur de le lire avec atten­tion.

La pre­mière par­tie a pour titre « Les infor­tunes de la crois­sance psy­chique ». Le titre Ier, com­po­sé de sept cha­pitres, recense l’emploi du concept d’immaturité, la plu­part du temps par défaut, tant en lit­té­ra­ture que dans les des­crip­tions d’ambition scien­ti­fique. L’auteur ne dis­si­mule pas la mai­greur de son butin : « Tout en s’étendant et en se répan­dant, l’immaturité se dilue. Per­sonne ne doute à pré­sent de ce qu’elle n’est plus un objet cli­nique. » (p. 118) Le titre II, et ses huit cha­pitres, tentent « la sai­sie de l’immaturité comme inca­pa­ci­té psy­chique par le droit cano­nique du mariage », en rela­tant l’historique de cette incrus­ta­tion.

La seconde par­tie ras­semble les « expres­sions de l’immaturité dans la teneur du consen­te­ment matri­mo­nial et leur trai­te­ment par le droit cano­nique ». Les huit cha­pitres du titre Ier exposent avec soin, sous l’en-tête « L’immaturité en dehors du canon 1095 CIC », les infor­tunes de la ver­tu juri­dique confron­tée aux igno­rances, aux négli­gences, voire aux déviances des mariés de l’aggior­na­men­to pro­mis en son temps. L’effrayant constat de Claude Jean­tin le conduit à ras­sem­bler sous le titre II trois cha­pitres vigou­reux de « consi­dé­ra­tions intem­pes­tives pour aujourd’hui ». Entrons donc avec ce guide assu­ré dans le vif du sujet.

La codi­fi­ca­tion cano­nique, entre­prise sous l’impulsion ini­tiale de saint Pie X en 1904, et ache­vée en 1917, fut réfor­mée à la suite d’une déci­sion de Jean XXIII en 1959, réité­rée par le concile Vati­can II. Le nou­veau Code ne se trou­va prêt pour la pro­mul­ga­tion qu’en 1983 ; cette longue ges­ta­tion, jointe à l’opinion lar­ge­ment répan­due que les grands textes du concile avaient impli­ci­te­ment péri­mé beau­coup des dis­po­si­tions du Code de 1917, condui­sirent de nom­breuses auto­ri­tés juri­diques de l’Église à mettre en œuvre des éla­bo­ra­tions propres, allant par­fois jusqu’à des chan­ge­ments para­dig­ma­tiques. Par­mi ces auto­ri­tés, les tri­bu­naux ecclé­sias­tiques char­gés d’examiner la vali­di­té des mariages. Dès les années 1960, ils ont mul­ti­plié les recon­nais­sances de nul­li­té pour « grave défaut de dis­cre­tio judi­cii » (ce qui peut se tra­duire par : matu­ri­té du juge­ment, ou dis­cer­ne­ment), puis, dans les années 1970, pour « inca­pa­ci­té d’assumer les obli­ga­tions essen­tielles du mariage, pour des causes de nature psy­chique ». Ces for­mules ont été reprises par le Code de 1983[2], et, mal­gré leur dif­fi­cul­té de défi­ni­tion notion­nelle, la pra­tique en a constam­ment éten­du le domaine d’application, notam­ment sous le pavillon par­ti­cu­liè­re­ment com­plai­sant de « l’immaturité », le plus sou­vent qua­li­fiée de « psy­cho-affec­tive ». La très vaste juris­pru­dence ras­sem­blée par Claude Jean­tin, et la mise en pers­pec­tive que sa com­pé­tence auto­rise, lui per­mettent d’illustrer cette dérive et ses effets.

Il importe d’insister. Juger qu’un fidèle se trouve inca­pable de don­ner un consen­te­ment matri­mo­nial, pour des rai­sons qui ne tiennent nul­le­ment à une insuf­fi­sance intel­lec­tuelle, ou à l’erreur sur les droits et devoirs réci­proques des époux (les­quels sont par ailleurs diri­mants aus­si, d’après le Code), est un acte gra­vis­sime. Il est donc néces­saire d’établir fer­me­ment que la réa­li­té jus­ti­fiant cette inca­pa­ci­té est posi­ti­ve­ment dis­cer­nable. Mais com­ment le juriste peut-il pré­tendre objec­ti­ver l’absence ou la pré­sence d’un état men­tal inca­pa­ci­tant pour se marier à l’Église, a pos­te­rio­ri qui plus est, sans que l’officiant qua­li­fié n’ait rien per­çu, hic et nunc, lors du consen­te­ment public ? Et non seule­ment le prêtre, mais aus­si les témoins qua­li­fiés, les témoins libres que sont les invi­tés à la noce, et sans oublier l’autre fian­cé près à scel­ler son des­tin ? À quel tré­fonds doit séjour­ner une telle défaillance pour n’apparaître qu’à l’œil ini­tié ? Le pro­fes­sion­nel doué d’un tel dis­cer­ne­ment est-il répu­té exis­ter ?

Claude Jean­tin n’a pas ména­gé sa propre peine pour cher­cher, dans les manuels de psy­chia­trie qui se sont suc­cé­dé depuis l’émergence scien­ti­fique de l’aliénisme à la fin du XVIIIe siècle, les éven­tuelles des­crip­tions médi­cales de l’immaturité en vue d’un diag­nos­tic, et de conduites per­ti­nentes à tenir. L’enquête ain­si dili­gen­tée par­mi les écrits des « poin­tures » de la spé­cia­li­té médi­cale le conduit à consta­ter, et le psy­chiatre peut le com­pli­men­ter d’avoir évi­té toute erreur de pers­pec­tive, que l’immaturité n’est pas un tableau cli­nique mais un juge­ment de valeur.

De quoi l’immaturité est elle le nom, sinon d’une absence, qu’elle soit un manque tran­si­toire ou une pri­va­tion pérenne ? Ce que Des­cartes dit du bon sens, à savoir qu’il est la chose du monde la mieux par­ta­gée, n’est-il pas appli­cable à la matu­ri­té ? Qui donc s’est-il jamais plaint d’en man­quer, au risque de dis­si­per lui-même, par une telle plainte, l’objet de sa plainte ? Le cli­ni­cien ne qua­li­fie­ra pas d’immaturité une inca­pa­ci­té psy­chique acquise, comme par exemple la régres­sion tem­po­raire ou durable d’un adulte dont l’état géné­ral connaît une subite alté­ra­tion. Qu’une telle ava­nie sur­vienne, et c’est à l’art médi­cal qu’il revient de res­tau­rer, si pos­sible, le sta­tu quo ante. Si quelque han­di­cap devait per­du­rer par l’effet d’une lésion, un conjoint ain­si frap­pé, et deve­nant à charge, ne relè­ve­rait pas du canon 1095. Sur­ve­nant après le mariage, l’épreuve peut mal­me­ner l’entente conju­gale sans conduire de bonne foi à en stop­per le cours au nom de quelque nul­li­té diri­mante. A contra­rio, et préa­lable à l’engagement, l’altération psy­chique devrait conduire pru­dem­ment à dif­fé­rer le mariage jusqu’au recou­vre­ment des facul­tés men­tales.

En clair, la « cause de nature psy­chique » du canon 1095, c’est quoi ? Une fic­tion cli­nique deve­nue fic­tion juri­dique ? La ren­contre de ce conte­nant séman­tique avec un conte­nu nom­mé imma­tu­ri­té est-elle d’observation, de pure logique, ou d’appropriation contes­table ? Blâ­me­ra-t-on le nou­veau-né humain de l’incapacité de pour­voir seul à ses propres besoins vitaux ? Nous nais­sons tous igno­rants, insé­cu­ri­sés, incom­pé­tents. La crois­sance, l’éducation et l’instruction nous extraient de cette condi­tion ini­tiale de dépen­dance abso­lue, par la gui­dance d’adultes bien­veillants dont nous serons les débi­teurs, voire les obli­gés, sans en res­ter les dévots. L’immaturité ini­tiale s’estompe, ou pas, ou par­tiel­le­ment, selon les situa­tions vécues. On est mature ou pas selon son âge, dont le milieu sco­laire désigne volon­tiers, par voie sta­tis­tique, les acquis fai­sant repère. Alfred Adler concé­dait qu’être homme, c’est se sen­tir infé­rieur à sa tâche. Bref, jusqu’à preuve du contraire, nul n’est exempt d’imperfection ni d’immaturité, à charge pour cha­cun d’en réduire le ratio, sans qu’il soit décent d’en exci­per. Sug­gé­rer un seuil de « matu­ri­té cano­nique », intui­ti­ve­ment dis­cer­né, ne ris­que­rait il pas de fluc­tuer selon l’intime convic­tion de chaque magis­trat ?

À vrai dire, c’est la dia­lec­tique de l’expertise psy­cho­lo­gique qui va don­ner au concept d’immaturité un conte­nu ren­dant conce­vable qu’une inca­pa­ci­té sérieuse pût exis­ter au moment du consen­te­ment et néan­moins échap­per aux pro­ta­go­nistes. Le mot va créer la chose. Ni infir­mi­té men­tale patente, y com­pris le jour J évi­dem­ment, ni patho­lo­gie cli­nique mani­feste, l’immaturité va deve­nir, saluons l’audace au pas­sage, la cause effi­ciente, et donc néces­saire, de l’échec conju­gal. Nim­bée d’une aura pseu­do-scien­ti­fique, l’explication déter­mi­niste de l’échec du couple ne manque pas d’avantages : occul­tant toute faute inten­tion­nelle des époux, et écar­tant impli­ci­te­ment, pour échap­per au blas­phème, voire au ridi­cule, toute défaillance divine, l’expert peut, en ratio­ci­nant a pos­te­rio­ri, argu­men­ter l’incapacité à s’engager, hier, chez le conjoint fuyard ou chez le désa­voué. Ce qui a « man­qué » à l’un ou à l’autre, vau­dra, pour le tri­bu­nal, nul­li­té du sacre­ment dès l’origine. De vil plomb, l’échec patent devient l’or de la preuve, affir­mée « à dire d’expert » d’abord, de juge ensuite.

L’usage immo­dé­ré d’un voca­bu­laire psy­cha­na­ly­tique mis au ser­vice du déter­mi­nisme, en la forme d’invincibles struc­tu­ra­tions psy­chiques qui égarent autant qu’elles excusent, bous­cu­la l’anthropologie post-sco­las­tique encore en vigueur dans les années 1960. L’indistinction de la faille et de la faute, l’allergie du psy­cho­lo­gisme à la notion de péché, la pro­tes­tan­ti­sa­tion ram­pante incluant les fautes per­son­nelles sous l’égide d’un seul péché, ori­gi­nel et com­mun à tous, tout cela sen­tait l’amnistie géné­rale et le para­dis pour tous, dès main­te­nant. En exo­né­rant de dis­cer­ne­ment, de liber­té, de volon­té, par­tant de ferme pro­pos, les pauvres bougres d’« imma­tures », trop heu­reux à vrai dire d’être déli­vrés de liens puis­sants ayant ces­sé d’être doux, les experts psy­cho­logues agréés firent vaciller les caté­go­ries des juristes. Claude Jean­tin décrit la prise de pou­voir des per­iti auprès des cano­nistes, et relate lar­ge­ment les débats atte­nants. Ceux-ci furent par­fois modé­rés par les juri­dic­tions d’appel, sans que les inter­ven­tions de Jean-Paul II, puis de Benoît XVI, en faveur d’une rigueur accrue par­vinssent à endi­guer la défer­lante : embar­ras­sés par leur échec conju­gal, et fût-ce en concé­dant leur propre imma­tu­ri­té, voire en exci­pant d’icelle, pour­quoi les époux décon­fits (et divor­cés civi­le­ment, voire réen­ga­gés) refu­se­raient-ils l’aubaine de « constats » de nul­li­té par déduc­tion pure d’effet rétro­ac­tif ? L’heure était à la clé­mence, à l’excuse, au « per­son­na­lisme », fût-il mesu­ré. N’est ce pas Jean-Paul II lui-même qui, dans son allo­cu­tion à la Rote du 25 jan­vier 1988, en requé­rant de l’expert « qu’il appro­fon­disse l’analyse en retra­çant les causes et les pro­ces­sus dyna­miques sous-jacents, en une ana­lyse totale du sujet, en met­tant l’accent sur ses capa­ci­tés psy­chiques et sa liber­té de tendre à l’autoréalisation de ses valeurs propres » (AAS 80(1988), 1183 cité par Claude Jean­tin p. 175), entre­te­nait l’illusion qu’une mis­sion « totale » fût scien­ti­fi­que­ment acces­sible ?

L’expertise, faute de pou­voir être ados­sée à quelque cli­nique spé­ci­fique, fut déployée selon une rhé­to­rique spé­ci­fique. Dès lors que l’échec conju­gal, dont le genre se nour­ris­sait, la condui­sait à jus­ti­fier ce que l’on savait déjà, il conve­nait d’établir par quel obs­cur tra­vers l’un des conjoints, voire les deux, n’avait pas été à la hau­teur de l’engagement pris. Cédant au sophisme, l’expert en venait à bros­ser, pour convaincre, des por­traits psy­chiques à ce point détes­tables qu’il deve­nait impro­bable que qui­conque ayant un peu de sens com­mun fût pris d’envie de convo­ler avec un tel monstre. De quelle nubile le cœur eût-il bat­tu devant l’ultime por­trait de Dorian Gray ? L’improbable pour­tant, le jour J, advint, et devant témoins. Durant son pro­cès, Jeanne d’Arc elle-même ne com­pre­nait pas que l’on par­lait d’elle, quand l’avocat géné­ral décri­vait avec répu­gnance une sor­cière sor­tie toute armée de l’enfer. Peut-on agréer comme rece­vable, de la part d’un « expert », le por­trait psy­cho­lo­gique au vitriol d’un conjoint, hier convoi­té, aujourd’hui récu­sé, sans que soit dis­tin­gué métho­di­que­ment celui qu’il fut de celui qu’il est deve­nu, tant l’amertume de l’échec au mieux, le désir de rup­ture au pire, en aura alté­ré les traits ?

Quoi qu’il en soit, les tenants de l’immaturité obtinrent des sen­tences de nul­li­té selon des motifs incon­nus jusqu’aux années 1960. La ques­tion du divorce catho­lique de fait, par exten­sion contes­table du recours soft à la « cause de nature psy­chique », ou au « défaut de dis­cre­tio judi­cii », se joua de la modé­ra­tion romaine. Mais qui avait intro­duit ce che­val de Troie dans l’Église ? Les offi­cia­li­tés consi­dé­rèrent géné­ra­le­ment, sous leur res­pon­sa­bi­li­té propre car l’expert ne lie pas le magis­trat, l’immaturité « grave » comme une don­née de fait pou­vant pro­vo­quer « grave défaut de dis­cre­tio judi­cii » ou bien « inca­pa­ci­té d’assumer les obli­ga­tions essen­tielles du mariage ». À l’abri du for interne, indé­ci­dable donc, sauf par « l’expert », et irré­fu­table une fois vali­dée par les juges. Cela reve­nait bien sou­vent à une her­mé­neu­tique de l’échec conju­gal, dont on tirait quelque occa­sion d’affirmer l’incapacité à s’engager ou bien à exé­cu­ter les obli­ga­tions. C’était écrit, mais qui savait lire l’histoire à l’envers ? L’anthropologie puta­tive de ce déra­page logique déna­tu­rant le sacre­ment contrac­té se dis­pen­sait de contex­tua­li­ser l’historique de ces gâchis conju­gaux, comme si la « struc­tu­ra­tion interne » de l’un des conjoints inter­di­sait per se l’union légi­time de deux êtres, natu­rel­le­ment impar­faits. Ce déter­mi­nisme abu­sif ne ces­se­ra d’occulter la réa­li­té natu­relle de l’aspiration au mariage, vou­lu par Dieu depuis la Créa­tion et pré­sent dans toutes les cultures. Il encou­ra­geait la mul­ti­pli­ca­tion éli­tiste des pré-requis d’un mariage valide, pour abou­tir ces der­nières années à la notion du mariage comme idéal, dont l’échec devien­drait banal, et les vic­times iné­luc­tables. Or le mariage n’est pas un pri­vi­lège aris­to­cra­tique, c’est l’alliance pré­vue par Dieu pour la créa­ture à sa res­sem­blance. Ce n’est pas un bâton de maré­chal, c’est la feuille de route du sol­dat, tous grades confon­dus. On se marie pour s’aimer comme Dieu, qui veut notre bien, l’a déter­mi­né pour l’homme et la femme.

Claude Jean­tin expose avec une rete­nue décrois­sante ce que l’on pour­rait qua­li­fier de bri­gan­dage exper­tal, et l’alignement des juristes sur cette rhé­to­rique de la cause invi­sible, donc irré­fu­table. Il ne fait pas mys­tère de sa décep­tion vis-à-vis de ceux aux­quels il tente, par cet essai très construit, et aus­si peu polé­mique que pos­sible, de rap­pe­ler leur éthique pro­fes­sion­nelle. La cor­rec­tion confra­ter­nelle reste elle-même à fleu­ret mou­che­té, tant il a pu obser­ver que rien n’encourage, au plus haut niveau de l’Église, quelque zèle à se mani­fes­ter à l’encontre des usages en vigueur. Et l’auteur, qui s’y résout, et conteste la prose des per­iti, ne veut pas s’aliéner les offi­cia­li­tés aux­quelles, rap­pe­lons-le, il s’adresse en prio­ri­té. Il n’en désigne pas moins un acteur majeur de l’évolution rotale, et ce dès avant le concile Vati­can II, en la per­sonne de Charles Lefebvre (1904–1989). Répu­té conser­va­teur, nom­mé audi­teur à la Rote par Pie XII en 1955, le pré­lat en devint le Doyen jusqu’à sa limite d’âge. C’est lui, pré­cise Jean­tin, qui dès 1967, intro­dui­sit l’immaturité dans la juris­pru­dence rotale (p. 149). La réforme de 1983 ne sau­rait donc subir l’imputation de cette ini­tia­tive. A contra­rio, elle en a vali­dé l’esprit. Com­ment pou­vait-elle en limi­ter l’extension ? L’anthropologie post-sco­las­tique ayant agréé la caté­go­rie, pour­quoi le per­son­na­lisme eût-il dédai­gné l’effet d’aubaine ?

La pra­tique cou­rante des offi­cia­li­tés fran­çaises est de n’étudier que les dos­siers de divor­cés. Ce qui montre un accom­mo­de­ment très sur­pre­nant avec la crainte d’offenser Dieu en matière de jus­tice. Certes, il devient alors plus gra­ti­fiant pour la juri­dic­tion d’opter pour la déli­vrance des ex-conjoints, sans com­bat d’arrière-garde, dès lors qu’on arrive, comme la cava­le­rie, trop tard. Pour d’aucuns, déplore Jean­tin, « c’est de la psy­cho­lo­gie appli­quée, comme celle dont on use pour recru­ter en entre­prise par rap­port à un pro­fil de poste défi­ni. Au cas par­ti­cu­lier, ce serait le socio­logue qui défi­ni­rait le pro­fil du mariage accep­table, sa norme d’acceptabilité. » (p. 241) Com­ment l’inadéquation ini­tiale pour­rait-elle être, en somme, défen­due comme une valeur ? À rebours de cette logique, n’est-ce pas l’occasion d’admirer les fidèles qui, dans l’attente de la recon­nais­sance de nul­li­té de leur union « pro rei veri­tate », par­fois bien longue il est vrai, ne sont pas en couple, et acceptent la Croix de leur condi­tion pré­sente. Or la Croix des époux légi­times existe, elle aus­si, dont l’opacité éven­tuelle n’est pas l’échec du lien, mais l’école de sa pro­gres­sion. La recons­truc­tion psy­chique après l’épreuve se nour­rit de véri­té, sur ce qui manque ou a man­qué en cha­cun, humai­ne­ment certes, mais aus­si sub spe­cie aeter­ni­ta­tis.

Claude Jean­tin date à plu­sieurs reprises la déca­dence aux années soixante, sans incri­mi­ner le concile Vati­can II. C’eût été sans doute, pour ses pairs, un casus bel­li. « Com­ment notre monde a ces­sé d’être chré­tien », pour reprendre le titre d’un essai pro­vi­den­tiel de l’historien Guillaume Cuchet, voi­là qui est désor­mais étayé his­to­ri­que­ment, et suf­fi­sam­ment argu­men­té, chiffres en main, quant à l’évolution socio­lo­gique de la pra­tique reli­gieuse, pour que les jours du tabou ne fussent désor­mais comp­tés par­mi les hommes de bonne volon­té. En dis­po­sant que désor­mais, chaque âme, « d’une façon que Dieu connaît » (Gau­dium et spes, 22, 5), en sait assez pour choi­sir libre­ment d’être asso­ciée ou non au mys­tère pas­cal, les Pères conci­liaires ont pris le risque d’une révo­lu­tion pas­to­rale. N’auront-ils pas à en répondre devant Dieu ? Nous nous auto­ri­sons à dire qu’avec le ces­sez-le-feu conci­liaire, l’Église a été mise aux arrêts de rigueur. Le Fils de l’homme, à son retour, trou­ve­ra-t-il encore de la foi sur la terre ?

Claude Jean­tin rebon­dit, et il le fait bien. La que­relle de l’immaturité-incapacité ne sau­rait occul­ter le vrai drame d’envergure. Le juriste cible, à bon droit, la pen­sée post­mo­derne qui, sans ren­con­trer de contra­dic­teur d’envergure, sacra­lise un droit per­son­nel à sa propre sou­ve­rai­ne­té. Plus média­tique qu’incluse dans le droit posi­tif, cette doxa n’en est pas moins redou­table. Elle a pour effet concret de sub­su­mer tout enga­ge­ment moral au conten­te­ment du pré­sent, y com­pris le oui matri­mo­nial. Le laxisme des temps iré­niques, qui a per­mis le suc­cès du concept d’immaturité et les géné­reux constats de nul­li­té, a mas­qué, tel l’arbre qui cache la forêt, l’impact sour­nois mais impla­cable du nou­veau contexte socié­tal sur les géné­ra­tions récentes. Lorsque la socié­té occi­den­tale en vient à fabri­quer des imma­tures en quan­ti­té indus­trielle, l’explication par le manque inca­pa­ci­tant devient incom­pa­tible avec la courbe de Gauss. Si tous sont infan­tiles, l’infantilisme ne fait plus signal. Mais aucun enfant n’a jamais fait un époux digne de ce nom. Si l’enfant se prend pour un homme, et reven­dique sa propre loi, c’est d’immaturité-déviance qu’il s’agit désor­mais.

Dans ces condi­tions, l’actualité relève alors d’un autre canon, le canon 1101, lequel, en l’état, pré­voit un autre chef de nul­li­té, bien déli­mi­té celui-là, et qui a pour nom simu­la­tion[3]. Ce canon dis­pose que « le consen­te­ment inté­rieur est pré­su­mé conforme aux paroles et aux signes employés dans la célé­bra­tion du mariage. Cepen­dant, si l’une ou l’autre par­tie ou les deux, par un acte posi­tif de la volon­té excluent le mariage lui-même ou un de ses élé­ments essen­tiels ou une de ses pro­prié­tés essen­tielles, elles contractent inva­li­de­ment ». Pour Claude Jean­tin, et com­ment ne pas le suivre, la déchris­tia­ni­sa­tion mas­sive conduit, sauf excep­tion indi­vi­duelle, tout fian­cé post­mo­derne, selon un impla­cable gra­dient d’erreurs insuf­flées par le siècle, à pri­va­ti­ser les fins de son propre mariage, c’est-à-dire à s’en faire une idée propre qui, pour être celle du temps, n’est pas celle de l’Église. Il simule, peu ou prou, l’engagement requis par l’Église pour la vali­di­té sacra­men­telle du mariage. À qui revient-il de le savoir, d’y parer, et de se sous­traire le cas échéant si ce n’est au célé­brant, et à sa hié­rar­chie ?

De fait, la situa­tion ordi­naire des can­di­dats au mariage à l’église est aujourd’hui dans nombre de cas celle de concu­bins, dont l’état de vie contre­dit sur cette ques­tion la loi du Christ et fait offense à Dieu. « C’est l’époque » concède, débon­naire, le pape Fran­çois à Domi­nique Wol­ton en 2017 ! Quid du can­di­dat au mariage et de ses sem­blables ? Savent-ils que leur état de vie pseu­do-conju­gal est désor­don­né, et qu’en pensent-ils ? Sont-ils dis­po­sés, pour le mariage qu’ils pré­parent, à la fidé­li­té réci­proque, à la péren­ni­té du lien qu’ils vont contrac­ter, à la fécon­di­té non arti­fi­ciel­le­ment contra­riée ? Simulent-ils le consen­te­ment « libre et sans contrainte » que le célé­brant devra recueillir publi­que­ment avant d’aller plus loin ? Le ratio des divorces civils consé­cu­tifs aux mariages reli­gieux n’établit-il pas que le consen­te­ment des pro­mis est don­né, sans malice appa­rente, sous la condi­tion impli­cite, in pet­to, que l’union soit heu­reuse ? Et non comme la volon­té par­ta­gée, la Grâce aidant, de s’engager réci­pro­que­ment par don mutuel dans une vie com­mune nou­velle, conju­gale et féconde ? Ont-ils été infor­més qu’ils s’exposaient à la nul­li­té sacra­men­telle de leur mariage en adop­tant le condi­tion­nel, ain­si que le pré­voit le canon 1102 ? Il est patent que le prêtre assu­rant la pré­pa­ra­tion des fian­cés, et celui qui reçoit les consen­te­ments, ont une res­pon­sa­bi­li­té majeure dans la pré­ven­tion du simu­lacre. « Les pre­miers exa­mens, à cet égard, devraient reve­nir au prêtre qui pré­pare le mariage » pré­cise Jean­tin (p. 310), s’il en était besoin… Peuvent-ils igno­rer que ce qui allait de soi il y a un demi-siècle, et qui est com­bat­tu par le monde que l’Église ne com­bat plus, doit faire l’objet d’un ensei­gne­ment sine qua non ? La vraie doc­trine catho­lique a‑t-elle de vrais enne­mis ? Gau­dium et Spes ne vou­lait voir dans le monde (dont Satan est le prince, ce que le texte de GS élude) que des igno­rants en attente de véri­té. Qui s’est char­gé de les ins­truire ? C’est chez les bap­ti­sés désor­mais que l’ignorance est abys­sale.

L’onde de choc d’Amo­ris lae­ti­tia (ch. 8 !), les synodes de 2016 et 2017, pré­cé­dés du motu pro­prio de juin 2015 sur la réforme des constats de nul­li­té de mariage, et de la décla­ra­tion de jan­vier 2015 du pape Fran­çois sur la mul­ti­pli­ci­té des sacre­ments de mariage inva­lides, tout cela conduit Claude Jean­tin à par­ler, sans ris­quer les Killer­phra­sen (pp. 277–281) mena­çant de mort (sociale) le lan­ceur d’alerte. Le mariage catho­lique, aus­si indé­fec­tible que l’union du Christ et de l’Église, est mena­cé. Dès lors, sup­po­ser inva­lide une bonne moi­tié des mariages sacra­men­tels fra­gi­lise tous les couples mariés à l’église. Pres­sen­tant la sub­mer­sion des offi­cia­li­tés par les dos­siers de nul­li­té récla­mée par tous ceux dont le mariage bat de l’aile, et qui voient dans la décla­ra­tion papale un encou­ra­ge­ment à accu­ser l’Église, Claude Jean­tin en appelle à un sur­saut salu­taire, en pre­nant la situa­tion à contre-pied : tant la nul­li­té pour « cause de nature psy­chique » engor­gée par l’immaturité, que la pré­somp­tion de confor­mi­té du for interne et du for externe, doivent être révi­sées. Ouvrant son cœur pro­gres­si­ve­ment jusqu’à l’émouvant témoi­gnage des der­niers cha­pitres, Claude Jean­tin dénonce la fabrique des imma­tures par le monde occi­den­tal actuel, et ne mâche pas ses mots : « La ques­tion de fond est peut-être de savoir si l’Église, quant à elle, se trouve tou­jours ani­mée par une volon­té effec­tive de for­mu­ler un juge­ment objec­tif de véri­té sur les repré­sen­ta­tions et les agis­se­ments de ses fidèles, en vue de leur rec­ti­fi­ca­tion. » (p. 341) Marier en l’état les simu­la­teurs, c’est détruire le mariage catho­lique. Quant à la nul­li­té pour imma­tu­ri­té non détec­tée, cela suf­fit ! Et l’auteur de pré­ci­ser l’enjeu : « La parole de l’Église sur la condi­tion psy­chique post­mo­derne, pour la plus grande part encore à venir, devra, elle aus­si, réson­ner à la hau­teur de sa mons­truo­si­té, si Dieu le veut. » (p. 403)

Claude Jean­tin, qui en appelle cou­ra­geu­se­ment à la luci­di­té des pas­teurs actuels sur l’irénisme ambiant dans l’Église, ad extra quant à l’hostilité du monde, et ad intra, quant à la désin­vol­ture de ses ministres, sug­gère le recours à un élec­tro­choc salu­taire, en s’adossant au juge­ment du pape Fran­çois. La nul­li­té sacra­men­telle des mariages nuls doit être consta­tée lar­ge­ment, sug­gère-t-il, par les juri­dic­tions com­pé­tentes. Ceci afin de réveiller l’Institution et d’apurer le pas­sif. Faire jus­tice à ceux que l’Église a mal pré­pa­rés et l’inciter à revoir sa poli­tique vis-à-vis de la dis­ci­pline du sacre­ment de mariage, voi­là la pro­po­si­tion pour en sor­tir. Il s’agit de repé­rer, à la façon dont le Conseil d’État l’établit dans ses arrêts, ce que le droit actuel per­met ou pas, pour la gou­verne du légis­la­teur, ce que l’auteur ne pré­tend pas être. Accep­tant le mar­tyre, en ployant sous la charge, les offi­cia­li­tés pour­raient exci­per de déci­sions légi­times eu égard à l’état actuel du droit cano­nique, celles qui prennent acte, après ins­truc­tion, de la nul­li­té effec­tive, au cas par cas, fussent-ils nom­breux. Mais cette sug­ges­tion n’arrive-t-elle pas un peu tard ? Sous Benoît XVI, la volon­té de pro­té­ger le sacre­ment n’était pas dou­teuse. Mais sous Fran­çois, et depuis Amo­ris lae­ti­tia, les offi­cia­li­tés dili­gentes et leurs annu­la­tions crois­santes n’apparaîtraient-elles pas comme aux ordres de la Misé­ri­corde gra­tuite, immé­ri­tée mais incon­di­tion­nelle, ren­voyant ain­si le mariage catho­lique indis­so­luble au pan­théon des idéaux plus encore qu’au Ciel des Idées ? En clair, l’organisme ecclé­sial est-il encore en état de réagir posi­ti­ve­ment à un tel élec­tro­choc ?

À la ques­tion posée en titre, Claude Jean­tin répond, bien enten­du, par la néga­tive. La post­mo­der­ni­té s’est sub­sti­tuée à une chré­tien­té que l’Église avait construite, puis délais­sée. Elle recons­ti­tue une tour de Babel où cha­cun, deve­nu roi, mais roi de rien, s’opiniâtre dans sa chi­mère. Le tra­vail de Claude Jean­tin est pré­cieux, c’est celui d’un homme de foi, qui ne déses­père pas d’un miracle. Tenant son cré­neau, cher­chant à mobi­li­ser ses pairs, il assume avec panache la para­bole des talents, dont il sait qu’il ren­dra compte au Juste Juge. Lais­sons-lui la parole, celle qui conclut son essai, p. 403 : « Notre espé­rance est que notre tra­vail ouvre la dis­pu­ta­tio préa­lable à cette remise en ordre, contri­buant ain­si, pour une petite part, à bien d’autres expres­sions de la véri­té. Ad majo­rem Dei glo­riam ».

[1]. Claude Jean­tin, L’im­ma­tu­ri­té devant le droit matri­mo­nial de l’É­glise, Letou­zey et Ané, sep­tembre 2018, 428 p., 65 €.

[2]. Can. 1095 : Sont inca­pables de contrac­ter mariage les per­sonnes : 1. qui n’ont pas l’usage suf­fi­sant de la rai­son ; 2. qui souffrent d’un grave défaut de dis­cer­ne­ment concer­nant les droits et les devoirs essen­tiels du mariage à don­ner et à rece­voir mutuel­le­ment ; 3. qui pour des causes de nature psy­chique ne peuvent assu­mer les obli­ga­tions essen­tielles du mariage.

[3]. Can. 1101 – § 1. Le consen­te­ment inté­rieur est pré­su­mé conforme aux paroles et aux signes employés dans la célé­bra­tion du mariage. § 2. Cepen­dant, si l’une ou l’autre par­tie, ou les deux, par un acte posi­tif de la volon­té, excluent le mariage lui-même, ou un de ses élé­ments essen­tiels ou une de ses pro­prié­tés essen­tielles, elles contractent inva­li­de­ment.

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