Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 141 : le nou­vel esprit tota­li­taire

Article publié le 14 Oct 2018 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Une cer­taine com­mo­di­té de clas­se­ment des faits his­to­riques, ain­si que des rai­sons d’ordre idéo­lo­gique tiennent pour acquis que le tota­li­ta­risme est mort avec la fin de l’URSS.

Mais après la courte période de célé­bra­tion de l’événement, au cours de laquelle on a enten­du dire que nous étions arri­vés au seuil du dépas­se­ment défi­ni­tif des conflits (à la « fin de l’Histoire »), divers signes ont don­né la nette impres­sion que si une forme par­ti­cu­lière de tota­li­ta­risme avait dis­pa­ru, une autre, éven­tuel­le­ment plus per­ni­cieuse que la pré­cé­dente, pour­rait bien la rem­pla­cer. Cela est-il réel­le­ment pos­sible ? On ne peut répondre à cette ques­tion qu’en s’efforçant d’identifier des élé­ments per­met­tant de défi­nir le concept même de tota­li­ta­risme, et d’essayer de com­prendre dans quelle mesure celui-ci peut se réa­li­ser, ana­lo­gi­que­ment, sous une forme dif­fé­rente de celle qui a tra­ver­sé le xxe  siècle. Toute une lit­té­ra­ture a été déve­lop­pée sur le sujet, non sans contra- dic­tions du fait qu’un cou­rant poli­ti­co-média­tique s’est effor­cé d’imposer l’idée que le seul vrai tota­li­ta­risme fut celui exer­cé par le régime hit­lé­rien, ce qui sans doute per­met­tait à cer­tains de reti­rer les «  divi­dendes d’Auschwitz » (selon l’expression de Jean-Marie Dome­nach) mais aus­si, et sur­tout, de ten­ter de dédoua­ner le com­mu­nisme. Les auteurs sérieux ne sont tou­te­fois pas tom­bés dans le pan­neau, sachant très bien quelle étroite paren­té unis­sait les deux tyran­nies les plus san­gui­naires du XXe siècle, une par­tie d’entre eux n’hésitant pas à les rat­ta­cher, dans leur nature pro­fonde, à la Ter­reur de l’an II. Cepen­dant, si la vio­lence phy­sique de  masse  a  carac­té­ri­sé ces régimes du pas­sé, le concept de tota­li­ta­risme ne l’inclut pas néces­sai­re­ment, ou pas au même degré, en même temps qu’il peut très bien la dépas­ser en contrainte exer­cée sur les socié­tés et les indi­vi­dus qui les com­posent, dans leur pen­sée, leurs actes, leur mode de vie, leur âme. L’hydre a plu­sieurs têtes.

Claude Polin, qui nous a quit­tés der­niè­re­ment, a cer­tai­ne­ment été l’un des ana­lystes phi­lo­so­phiques les plus pré­cis du tota­li­ta­risme, ou plus exac­te­ment de son esprit, et cela au moins à par­tir des réflexions qui lui avaient per­mis d’écrire Lesprit tota­li­taire, édi­té chez Sirey en 1977. On peut dire que, pour une bonne part, bien des articles qu’il confia à Catho­li­ca furent en rap­port avec la mise en évi­dence de cet abou­tis­se­ment cala­mi­teux de la pré­ten­tion moderne de refaire le monde, sanc­tion iné­luc­table de son hubris et aus­si de sa misère exis­ten­tielle. À l’époque où parut ce livre, c’était le com­mu­nisme qui rete­nait l’attention, dans une una­ni­mi­té de dénon­cia­tion qui s’avérera éphé­mère mais qui était alors favo­ri­sée autant par la folie cri­mi­nelle des Khmers rouges que par l’apparition des dis­si­dents sovié­tiques dans le champ d’attention de l’Occident. Mais l’ouvrage va bien en deçà et au-delà, et c’est en ce sens que sa lec­ture nous inté­resse tout par­ti­cu­liè­re­ment aujourd’hui. Une for­mule laco­nique arrive vers sa conclu­sion : « L’esprit du tota­li­ta­risme, c’est l’absence de tout esprit. »

La démons­tra­tion part de l’examen de la ter­reur comme point culmi­nant du pro­ces­sus tota­li­taire, cher­chant à com­prendre quelle peut être la rai­son pour laquelle elle peut per­sis­ter même lorsque le régime n’a plus d’ennemis à sou­mettre et s’applique à ceux qui l’ont accep­té, y com­pris depuis les pre­miers jours, au point d’obtenir d’eux qu’ils pro­fessent la jus­ti­fi­ca­tion de leur propre des­truc­tion. Ce point extrême tra­duit le pro­ces­sus sui­ci­daire, à terme, du tota­li­ta­risme et sus­cite une série de ques­tions, dont deux peuvent être rete­nues comme prin­ci­pales : d’une part, la nature propre de la concep­tion que la pen­sée moderne dans son ensemble se fait de l’être humain, de ce qui le spé­ci­fie, de la conscience de ce qu’il est ; d’autre part, l’aspiration à une éga­li­té ren­due impos­sible du fait de cette concep­tion anthro­po­lo­gique, et les consé­quences aux­quelles elle abou­tit.

La concep­tion que la pen­sée moderne se fait de l’homme est para- doxale, mais seule­ment en appa­rence : il se libère du seul fon­de­ment de sa digni­té, qui est sa liber­té enten­due comme capa­ci­té de se por­ter volon­tai­re­ment vers le bien que sa rai­son a la facul­té de dis­cer­ner ; croyant  ain­si  s’affranchir  d’un  joug  hon­teux,  il  s’abaisse  jusqu’à se réduire à l’animalité dont il se fait une gloire. Cet abais­se­ment com­mence par la néga­tion de toute pos­si­bi­li­té de com­prendre vrai­ment le monde, d’atteindre réel­le­ment la moindre véri­té, dans un agnos- ticisme de prin­cipe qui ne lui offre que la capa­ci­té de consta­ter des phé­no­mènes mou­vants et d’élaborer à leur sujet des construc­tions men­tales pou­vant ser­vir de cadres conven­tion­nels à une conduite, jusqu’au moment d’en adop­ter d’autres (le contrat social, réfé­rence ima­gi­naire de la démo­cra­tie moderne, en est un bel exemple). Sous les  dehors  fort  civils  d’une  haute  mora­li­té,  Kant,  pour  citer  l’un des pen­seurs les plus signi­fi­ca­tifs, engendre ain­si l’idéologie, qui est  d’abord  une  fal­si­fi­ca­tion  de  la  réa­li­té  avant  d’être  un  moyen de contraindre les esprits. Il n’est alors pas éton­nant que d’autres réduisent l’homme à la condi­tion d’un être de besoin, un être sans cesse à la recherche de la satis­fac­tion d’une envie : toute l’économie, libé­rale ou socia­liste, est fon­dée sur ce même prin­cipe et son exploi­ta­tion. Le dar­wi­nisme social, le mar­xisme, le maté­ria­lisme vul­gaire comme le libé­ra­lisme placent l’être humain dans cet état de néces­si­té psy­cho­lo­gique consti­tu­tive et donc aus­si d’insatisfaction per­ma­nente. Claude  Polin  consacre  une  longue  dis­cus­sion  à  la  ques­tion  de l’égalité, la lutte pour celle-ci étant consi­dé­rée par cer­tains auteurs, comme Han­nah Arendt, après Toc­que­ville, comme la cause prin­ci­pale du tota­li­ta­risme. Mais, écrit-il, l’égalité n’est pas source intrin­sèque de la guerre de tous contre tous, car elle peut être aus­si un bien spi­ri­tuel, dont les monas­tères, par exemple, offrent une illus­tra­tion. Si donc l’égalité débouche sur la sur­en­chère et la jalou­sie mutuelle au point qu’elle appelle la contrainte, c’est qu’elle n’en est qu’une cer­taine espèce, une éga­li­té sus­ci­tée par un fac­teur supé­rieur qu’elle a dans ce cas pour fonc­tion d’entretenir. Ce fac­teur, c’est ce que la moder­ni­té appelle la liber­té, conçue comme sou­ve­rai­ne­té, apti­tude à ne se sou­mettre qu’à sa propre loi, celle de son désir. Claude Polin remarque que le mythe de l’abondance est au cœur de la concep­tion moderne, soit comme terme ima­gi­naire de sa ver­sion socia­liste, soit comme réa­li­té plus ou moins consis­tante dans sa ver­sion libé­rale. L’homme est ce qu’il mange, disait Feuer­bach. Quelle que soit la voie adop­tée  (aus­té­ri­té  com­mu­niste,  sur­en­chère  libé­rale  à  la  consom­ma­tion), « ren­due à elle-même, dépouillée des jus­ti­fi­ca­tions dont elle aime à se parer, et tout par­ti­cu­liè­re­ment de ce masque pro­mé­théen qu’elle affiche aus­si sou­vent qu’elle le peut, et sous lequel elle se donne pour libé­ra­trice de l’humanité, la chré­ma­tis­tique [la science des richesses] peut enfin appa­raître pour ce qu’elle est, le prin­cipe de socié­tés dont les temps pas­sés ne purent jamais don­ner que l’image la plus loin­taine ; car sa toute-puis­sance sur les âmes et les cœurs tra­duit la mort de l’esprit, et quand il n’a plus le sens de l’intelligible, l’homme est bien la plus méchante et la plus stu­pide des bêtes » (Lesprit tota­li­taire, p. 91).

Mais alors, pour­quoi le tota­li­ta­risme, c’est-à-dire cette manière phy­sique ou psy­chique – de recher­cher l’unanimité, de « for­cer les gens d’être libres », comme le pro­po­sait Rous­seau, de les faire entrer dans le pro­ces­sus de déshu­ma­ni­sa­tion impli­qué par la pour­suite exclu­sive de biens qui ne peuvent jamais com­bler les dési­rs ? Tout sim­ple­ment parce que la réduc­tion de toute vie humaine à l’assouvissement des dési­rs, insa­tiables par essence, entraîne la méfiance des uns envers les autres, et donc, dans cette optique, la néces­si­té du contrôle La fabrique d’un « homme nou­veau » entiè­re­ment adap­té au flux du deve­nir est le fruit natu­rel de cette option fon­da- men­tale : un « sujet d’un chan­ge­ment constant de mode de vie, de tâches quo­ti­diennes, de croyances, qui obéit aux cri­tères les plus arbi­traires, car ce qui compte n’est plus l’objectif du mou­ve­ment mais le mou­ve­ment en soi et pour soi » (ibid., p. 95).

Dès lors peuvent se déployer tous les moyens de pres­sion, la publi­ci­té, la pro­pa­gande, la sur­veillance mutuelle, la trans­pa­rence, l’ostracisme. Xavier Mar­tin, par une approche dis­tincte de celle de Claude Polin, ne dit rien d’autre, détaillant par­ti­cu­liè­re­ment cet aspect dans S’approprier l’homme : un thème obses­sion­nel de la Révo­lu­tion (1760–1800) (DMM, Bouère, 2010). Dans la socié­té tota­li­taire, sur­tout telle qu’elle s’est méta­mor­pho­sée, le pou­voir tend à se dif­fu­ser, à se dis­soudre même dans la masse. Dire que « le pou­voir est par­tout », cela veut dire que cha­cun est som­mé de l’exercer, non seule­ment sur les autres, mais sur lui-même. « Argus n’est pas un homme mais l’ensemble de tous ceux qui se sur­veillent les uns les autres, et consti- tuent par les liens de contrôle réci­proque qu’ils tissent ensemble le tis­su même de leur socié­té » (Lesprit tota­li­taire, p. 99). C’est pour­quoi la ter­reur, quelque forme qu’elle prenne, est dis­tincte de la tyran­nie clas­sique exer­cée à la manière d’un Ivan le Ter­rible. Elle ne peut pas être seule­ment conçue comme la vio­lence pro­duite par un centre unique de pou­voir, avec ses innom­brables ser­vices de police et ses pri­sons, du moins sa ten­dance natu­relle n’est pas seule­ment en ce sens. Elle repose sur toutes sortes de zéla­teurs, non seule­ment ceux qui y trouvent plus que les autres matière à satis­fac­tion, mais tou­jours plus auprès de vic­times consen­tantes. Plus se réa­lise l’esprit tota- litaire, plus celui-ci se dif­fuse et met en œuvre la réci­pro­ci­té du contrôle des com­por­te­ments et des consciences.

C’est du moins la pente natu­relle, l’esprit que dégage la mise en évi­dence des enchaî- nements phi­lo­so­phiques à par­tir des pré­sup­po­sés modernes, et qui abou­tit à déter­mi­ner l’essence du tota­li­ta­risme et la fin à laquelle tend sa mise en œuvre si elle ne ren­contre pas d’obstacles, y com­pris ceux qu’elle engendre elle-même. Le des­tin logique du tota­li­ta­risme est d’en arri­ver à son auto­ré­gu­la­tion au sein d’une vaste machine sociale. Comme cette pers­pec­tive ne cor­res­pond pas à la nature, sur­tout à la nature humaine (concept aujourd’hui hon­ni au point de sus­ci­ter la haine !), le recours à la ter­reur est néces­saire pour impo­ser la fic­tion qui la nie. La « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » est le préa­lable indis­pen­sable à l’avènement escha­to­lo­gique de la socié­té sans classes. La démarche phi­lo­so­phique de Claude Polin s’est située paral­lè­le­ment à d’autres approches de même veine, en par­ti­cu­lier celle de son col­lègue et contem­po­rain ita­lien Augus­to Del Noce. Quoique emprun­tant des pistes légè­re­ment dif­fé­rentes, sur­tout à cause de la filia­tion ita­lienne de l’hégélianisme, si impor­tante pour la com­pré- hen­sion du fas­cisme et du com­mu­nisme pénin­su­laire, leur méthode de tra­vail a pré­sen­té des points com­muns : un même effort pour iden­ti­fier le noyau cen­tral des théo­ries modernes, pour mettre en évi­dence leurs abou­tis­se­ments iné­luc­tables, en par­ti­cu­lier leurs contra­dic­tions et leurs effets anti­hu­ma­nistes. Ain­si, de même, du phé­no­mène his­to­rique per­met­tant de com­prendre la conti­nui­té pro­fonde, quoique dia­lec­tique, entre le tota­li­ta­risme du pas­sé et celui qui poin­tait dès avant la fin du régime sovié­tique. Dans les len­de­mains immé­diats de mai 68, Del Noce écrit à pro­pos de la forme que prend la socié­té issue de cette nou­velle étape his­to­rique de la moder­ni­té : « C’est une socié­té qui accepte toutes les néga­tions du mar­xisme à l’égard de la pen­sée contem­pla­tive, de la reli­gion et de la méta­phy­sique ; qui accepte, par consé­quent, la réduc­tion mar­xiste des idées au rang d’instruments de pro­duc­tion ; mais qui, d’autre part, rejette les aspects révo­lu­tion- naires et mes­sia­niques du mar­xisme, qui rejette par consé­quent ce qu’il reste de reli­gieux dans l’idée révo­lu­tion­naire. Sous cet angle, la socié­té tech­no­lo­gique incarne vrai­ment l’esprit bour­geois à l’état pur ; l’esprit bour­geois qui a triom­phé face à ses deux adver­saires tra­di­tion­nels, la reli­gion trans­cen­dante et la pen­sée révo­lu­tion­naire » (Lépoque de la sécu­la­ri­sa­tion, Syrtes, 2001, p. 36). Le même auteur a ample­ment détaillé ce constat d’une sorte d’historique prise de relais, qu’il esti­mait logi­que­ment néces­saire, dans des pages consa­crées au « sui­cide de la révo­lu­tion » opé­ré par Anto­nio Gram­sci, fon­da­teur du par­ti com­mu­niste ita­lien mais aus­si fos­soyeur du léni­nisme, et pro­phète – peut-être incons­cient – de l’esprit révo­lu­tion­naire actuel, fon­ciè­re­ment nihi­liste et déshu­ma­ni­sant.

Dans Gram­sci ou le sui­cide de la révo­lu­tion (éd. fr. Cerf, 2009 ; ori­gi­nal ita­lien Il sui­ci­dio del­la rivo­lu­zione, 1978), voi­ci com­ment Del Noce ana­lyse ce pas­sage à un degré supé­rieur d’enfermement dans le maté­ria­lisme (il est piquant de noter que l’un des acteurs intel­lec­tuels de ce pas­sage à l’après-communisme, Her­bert Mar­cuse, auquel le phi­lo­sophe ita­lien s’intéressait, ait pu dénon­cer l’homme uni­di­men­sion­nel pro­duit par la « libé­ra­tion » dont il se fai­sait le pro­phète). Del Noce relève l’ouverture de Gram­sci envers une cer­taine bour­geoi­sie, non pas à la manière du Mani­feste com­mu­niste, où la bour­geoi­sie béné­fi­ciait d’un éloge funèbre pour le rôle d’activateur du cours de l’histoire qu’elle avait joué à l’encontre de la socié­té médié­vale, mais en vue d’une jonc­tion per­met­tant une avan­cée vers les fina­li­tés ultimes de l’utopie moderne, cette par­faite « auto­no­mie » humaine à laquelle aspi­raient les Lumières : « Chez Gram­sci, il s’agit de l’alliance, en réa­li­té durable bien que pen­sée comme pro­vi­soire, avec la bour­geoi­sie nou­velle et “pro­gres­siste” qui se sent libé­rée, à tra­vers pré­ci­sé­ment une accep­ta­tion sui gene­ris de la démys­ti­fi­ca­tion révo­lu­tion­naire, de tout pré­ju­gé de la morale tra­di­tion­nelle. […] le renon­ce­ment du com­mu­nisme à la men­ta­li­té mes­sia­nique coïn­cide avec le renon­ce­ment de la bour­geoi­sie au mora­lisme » (A. Del Noce, Gram­sci…, op. cit., pp. 153–154). En consé­quence, Gram­sci s’efforça de limi­ter les aspects les plus bru­taux du sys­tème tota­li­taire, fai­sant dou­ter de son « ortho­doxie », mais annon­çant le pas­sage à une forme nou­velle et supé­rieure de tota­li­ta­risme, allant du plan de la contrainte phy­sique à la coer­ci­tion morale, selon les normes posées par des « intel­lec­tuels orga­niques » défi­nis­sant un nou­veau « sens com­mun », sui­vant une péda­go­gie consis­tant à exclure du champ de la pen­sée ce qu’ils défi­nissent comme impen­sable.

Il faut ici citer lar­ge­ment Del Noce : « C’est à pro­pos de Gram­sci que nous pou­vons com­prendre dans toute sa pro­fon­deur la for­mule, appa­rem­ment très simple, par laquelle Éric Voe­ge­lin défi­nit le tota­li­ta­risme : “L’interdiction de poser des ques­tions” (en effet, la forme de pen­sée “idéo­lo­gique” exige que l’on ne pose pas de ques­tions sur sa propre “véri­té”). Dans cette défi­ni­tion, c’est sa nou­veau­té qui est dite : car si le confor­misme du pas­sé était un confor­misme des réponses, le nou­veau confor­misme, lui, résulte d’une sélec­tion des ques­tions, qui fait que les ques­tions indis­crètes sont para­ly­sées en tant qu’expressions de “tra­di­tio­na­lisme”, d’“esprit  conser­va­teur”,  “réac­tion­naire”,  “anti­mo­derne”  ou,  mieux, quand l’excès de mau­vais goût par­vient à sa limite, de “fas­cisme”. On en arrive ain­si à la situa­tion où c’est le sujet lui-même qui s’interdit de poser ces ques­tions, en tant qu’il les juge “immo­rales”. Jusqu’à ce que ces inter­ro­ga­tions, en ver­tu de l’habitude ou de l’enseignement, ne se posent plus. En effet, pour les ques­tions ration­nelles, il ne se passe pas la même chose que pour les ins­tincts qui, refou­lés, réaf­fleurent ; elles, au contraire, peuvent dis­pa­raître tota­le­ment. La dis­si­dence est ren­due impos­sible, non par la coer­ci­tion phy­sique, mais par la voie péda­go­gique. C’est dans sa trans­po­si­tion au domaine “moral” que le tota­li­ta­risme se coule dans sa forme la plus pure » (Ibid., p. 155). Du pas­sage qui vient d’être cité il res­sort que le « bon » sujet de la nou­velle socié­té s’interdit de poser des ques­tions parce qu’il pense non seule­ment qu’il pour­rait être ris­qué de se les poser, mais parce qu’il les consi­dère lui-même comme « immo­rales », à écar­ter comme de mau­vaises pen­sées. Là réside cer­tai­ne­ment l’objectif final de la péda­go­gie col­lec­tive qui arrive à trans­for­mer en ascèse de la pen­sée le refus de la véri­té par le moyen de la culpa­bi­li­sa­tion.

Claude Polin et Augus­to Del Noce ont fait œuvre com­plé­men­taire. Ils ont per­çu dans la logique concep­tuelle de la phi­lo­so­phie moderne comme dans l’évolution de la socié­té occi­den­tale qui l’a mise en œuvre – chao­ti­que­ment et cepen­dant tou­jours en cohé­rence avec ce que ren­fer­mait son pro­jet ini­tial –, un même phé­no­mène de vio­lence com­mise sur l’être humain, une vio­lence exer­cée par les uns sur les autres, mais visant à obte­nir un acquies­ce­ment final uni­ver­sel. L’un et l’autre ont déve­lop­pé leurs réflexions dans la période qui a sui­vi mai 1968, expli­quant des évo­lu­tions qui n’étaient alors, pour cer­taines d’entre elles, qu’à l’état embryon­naire ou, en tout cas, moins claires qu’aujourd’hui, voire inima­gi­nables : la décom­po­si­tion cultu­relle, accen­tuée par une crise pro­gram­mée de l’éducation, l’inversion des normes morales et la bana­li­sa­tion des pra­tiques cri­mi­nelles cor­rom­pant la capa­ci­té de dis­cer­ne­ment du bien et du mal, le déra­ci­ne­ment phy­sique et cultu­rel de popu­la­tions entières, la des­truc­tion de la mémoire consti­tu­tive de la conti­nui­té humaine, l’effet mul­ti­pli­ca­teur des nou­velles tech­niques de ges­tion et de com­mu­ni­ca­tion col­lec­tives qui per­mettent de trai­ter le monde social comme un pro­gramme infor­ma­tique, la déca­dence en chan­tant… Aujourd’hui, l’horizon se par­tage entre pré­ten­tions babé­liques et régres­sion intel­lec­tuelle et morale inédite. L’histoire a mon­tré com­ment finissent ces phé­no­mènes d’essence blas­phé­ma­toire. Il n’appartient qu’à nous, Dieu aidant, de refu­ser d’y coopé­rer.

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