Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 125 : Pas­to­ra­li­té, le poids d’un concept

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les choix effec­tués par le concile Vati­can II en matière poli­tique ont mar­qué les cin­quante années qui ont sui­vi d’une empreinte toute par­ti­cu­lière. Le but recher­ché à l’origine était de faire ces­ser le conflit avec les deux formes de la poli­tique moderne qui domi­naient à la fin des années 1960, le sys­tème occi­den­tal et le sys­tème sovié­tique. L’exercice parais­sait ambi­tieux parce qu’apparemment contra­dic­toire, et il se conclut d’une manière inégale avec l’adhésion aux prin­cipes fon­da­men­taux de la démo­cra­tie de type amé­ri­cain, et une diplo­ma­tie de main ten­due envers les com­mu­nistes (Ost­po­li­tik et dia­logue chré­tiens-mar­xistes), qui pesa plus à l’intérieur que sur la par­tie adverse. Cepen­dant du point de vue de l’histoire des idées et de leurs cou­rants por­teurs, les options conci­liaires et post­con­ci­liaires ont repré­sen­té une sorte d’achèvement, ou de consé­cra­tion, de ten­dances anté­rieu­re­ment pres­santes mais conte­nues jusqu’à la Deuxième Guerre mon­diale : catho­li­cisme libé­ral, démo­cra­tie chré­tienne, huma­nisme inté­gral, pro­gres­sisme… Toutes ces ten­dances, qui s’étaient mani­fes­tées de longue date en faveur d’une accep­ta­tion de l’héritage théo­rique et pra­tique des Lumières, ontcouverturecatholica125 été clai­re­ment pré­sentes lors des tra­vaux conci­liaires, une majo­ri­té des par­ti­ci­pants étant plus ou moins pré­dis­po­sée à les suivre. Gau­dium et spes, le texte le plus concer­né sous ce rap­port, consti­tue, avec la décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae sur la liber­té reli­gieuse qui en est l’appendice logique, une sorte de charte en ce sens. On l’a dit « opti­miste » sur la réa­li­té de son époque, ce qui n’est pas faux mais appelle pré­ci­sion. Ses pre­miers mots tra­duisent la conscience d’une situa­tion contras­tée, non idyl­lique, évo­quant « les joies et les espoirs, les tris­tesses et les angoisses des hommes de ce temps » ; diverses allu­sions assez pré­cises sont faites plus loin à toutes sortes de désordres, dan­gers et menaces frap­pant la socié­té contem­po­raine, quitte à se mon­trer dis­cret sur le plus redou­table du moment, le com­mu­nisme, igno­rant aus­si les menées révo­lu­tion­naires sous cou­vert d’émancipation des peuples. Plus que d’optimisme, il vau­drait donc mieux par­ler d’une dis­po­si­tion d’esprit s’efforçant de voir, accen­tuer, ou même ima­gi­ner le côté « posi­tif » des choses, dans le but de sus­ci­ter, par un style com­pré­hen­sif et ave­nant, l’accueil d’une moder­ni­té que l’on ne dési­rait plus com­battre de front mais ama­douer, lui pro­po­sant de l’aider et même de la conduire à son achè­ve­ment. Gau­dium et spes s’adresse d’ailleurs signi­fi­ca­ti­ve­ment « à tous les hommes », et cela pour leur offrir « la col­la­bo­ra­tion sin­cère de l’Eglise pour l’instauration d’une fra­ter­ni­té uni­ver­selle ». Lais­sons à l’analyse théo­lo­gique la ques­tion de savoir dans quelle mesure cette offre fai­sait par­tie de la mis­sion spé­ci­fique de l’Eglise par­lant avec l’autorité du Christ, ou se pla­çait sur le ter­rain plus natu­rel de l’expertise en huma­ni­té aux côtés d’autres offres dans l’espace public mon­dial.
Quoi qu’il en soit, la pro­po­si­tion était émise en fonc­tion de la vision posi­tive d’une moder­ni­té volon­ta­riste, tech­no-scien­ti­fique, expri­mant la maî­trise d’un monde moderne « sor­ti de sa mino­ri­té » (Kant). L’exposé pré­li­mi­naire de Gau­dium et spes contient ain­si cette for­mule : « Sur le temps […], l’intelligence humaine étend en quelque sorte son empire : pour le pas­sé, par la connais­sance his­to­rique ; pour l’avenir, par la pros­pec­tive et la pla­ni­fi­ca­tion. » (GS, 5–2). Bien d’autres saluent la conquête de l’espace, la ten­dance à l’unification mon­diale, le fran­chis­se­ment d’une « notion plu­tôt sta­tique de l’ordre des choses à une concep­tion plus dyna­mique et évo­lu­tive » (GS 5, 3), l’aspiration à la liber­té, à l’exercice des res­pon­sa­bi­li­tés, à la culture, etc. Ces paroles lau­da­tives se ren­contrent dans d’autres docu­ments conci­liaires, entre autres dans un texte mineur et de peu d’ampleur, mais exem­plaire sous ce rap­port, le décret Inter miri­fi­ca sur les médias. Dans Gau­dium et spes, même la récu­sa­tion de l’athéisme est com­pen­sée par une remarque posi­tive : « Les condi­tions nou­velles affectent […] la vie reli­gieuse elle-même. […] l’essor de l’esprit cri­tique la puri­fie d’une concep­tion magique du monde et des sur­vi­vances super­sti­tieuses […] » (GS 7, 3). Enfin, cette manière de voir posi­ti­ve­ment la moder­ni­té s’achève dans son inté­gra­tion théo­lo­gique. C’est du moins l’aspiration qui est expli­ci­tée : tan­dis que « l’Esprit […] appelle cer­tains à témoi­gner ouver­te­ment du désir de la demeure céleste et à gar­der vivant ce témoi­gnage dans la famille humaine, il appelle les autres à se vouer au ser­vice ter­restre des hommes, pré­pa­rant par ce minis­tère la matière du Royaume des cieux. Mais de tous il fait des hommes libres pour que, renon­çant à l’amour-propre et ras­sem­blant toutes les éner­gies ter­restres pour la vie humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même devien­dra une offrande agréable à Dieu » (GS 38,1).
Si de telles affir­ma­tions appa­raissent aujourd’hui bien déca­lées en com­pa­rai­son de l’état du monde, il convien­drait de rap­pe­ler qu’au moment même où elles ont été for­mu­lées elles étaient déjà en retard sur les ana­lyses phi­lo­so­phiques et his­to­ri­co-poli­tiques qui entre­voyaient le pas­sage de la moder­ni­té clas­sique à la moder­ni­té tar­dive, dans son double aspect de fuite en avant tech­no-scien­ti­fique, de rejet de toute tra­di­tion et de déra­ci­ne­ment humain – ce que C.S. Lewis avait appe­lé l’abolition de l’homme. On peut dou­ter que cela ait été igno­ré de l’ensemble des pères conci­liaires et de leurs experts. En tout cas de telles pré­vi­sions res­tèrent à l’état de non-dit, et l’on accep­ta l’idée du « tour­nant anthro­po­lo­gique » alors mis en avant par Karl Rah­ner. Peut-être faut-il aus­si pen­ser aux impli­ca­tions de la ligne de conduite don­née par Jean XXIII dans son dis­cours d’ouverture (22 octobre 1962), récu­sant la cri­tique des maux du temps, taxant ses auteurs de « pro­phètes de mal­heur » et invi­tant à voir l’œuvre de la Pro­vi­dence dans les « nou­velles condi­tions de vie ». Cepen­dant l’après-concile n’eut pas à attendre long­temps pour véri­fier le déca­lage entre le regard « posi­tif » alors adop­té en ligne de conduite sys­té­ma­tique, et la réa­li­té d’un saut bru­tal dans la radi­ca­li­sa­tion du pro­ces­sus moderne : Mai 68, l’éclipse sou­daine des valeurs tra­di­tion­nelles, l’éclosion de la « culture de mort », la mon­tée ful­gu­rante du « rela­ti­visme », la crise majeure de l’éducation, la fin du poli­tique.

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Si l’argumentation conci­liaire sur l’état du monde contem­po­rain fut loin d’être suf­fi­sam­ment clair­voyante, le plus sur­pre­nant est que cin­quante ans après elle est encore consi­dé­rée, au moins en fait, comme un para­digme intou­chable, dont la pre­mière consé­quence est l’écart tou­jours gran­dis­sant entre le dis­cours qui s’en ins­pire et les réa­li­tés d’un envi­ron­ne­ment pro­fon­dé­ment modi­fié, hos­tile et fer­mé. Cette ano­ma­lie com­mence, semble-t-il, à être per­çue, bien qu’il soit rare de la voir rele­ver, et timi­de­ment. Pour­tant, selon un auteur ita­lien s’exprimant récem­ment sur le sujet, Andrea Grillo, « on devrait aujourd’hui par­ler de l’apparition d’un second (et dif­fé­rent) tour­nant anthro­po­lo­gique, où le pro­blème débat­tu n’est plus celui d’un accord entre monde moderne et pen­sée théo­lo­gique, mais d’intelligence des rai­sons de la crise de la moder­ni­té, et du brouillage de ses idéaux de pro­grès et de liber­té. La ques­tion n’est plus de com­prendre pour­quoi la « sécu­la­ri­sa­tion » n’est pas en soi si néga­tive, mais plu­tôt pour­quoi elle sous­trait à l’homme une res­source indis­pen­sable et l’appauvrit sans doute aus­si d’un trait irrem­pla­çable de son pro­fil inté­gral. » (« La tra­di­tion litur­gique dans le monde post­mo­derne », Recherches de sciences reli­gieuses, 2013/1, p. 95)
Par la force des choses, la période nou­velle a intro­duit une contra­dic­tion à l’intérieur même du dis­cours offi­ciel post­con­ci­liaire, contraint de pro­tes­ter et dénon­cer, comme aux temps pré­con­ci­liaires, cer­tains des maux de l’époque, mais aus­si de main­te­nir avec opi­niâ­tre­té une vision léni­fiante et dés­in­car­née de la situa­tion géné­rale du monde. Cet exer­cice devient désor­mais très dif­fi­cile et ne pour­ra certes pas durer indé­fi­ni­ment.
Mais dif­fi­cile demeure éga­le­ment l’ouverture d’un vrai débat sur l’opportunité de chan­ger de para­digme. Il sem­ble­rait pour­tant rai­son­nable, et non désho­no­rant, à la dif­fé­rence de tant de « repen­tances », de suivre une recom­man­da­tion que Rémi Brague fai­sait dans un de ses der­niers livres : « C’est […] un gros­sier para­lo­gisme que de conclure de l’irréversibilité du temps à celle des conte­nus. Un retour en arrière est tou­jours pos­sible, même s’il n’est sou­hai­table que dans cer­tains cas. Il peut même se faire qu’un retour de cette sorte soit la condi­tion indis­pen­sable d’un pro­grès. Et en par­ti­cu­lier, dans la vie de tous les jours, pour un pié­ton comme pour un auto­mo­bi­liste, reve­nir en arrière est la conduite la plus rai­son­nable lorsque l’on constate qu’on s’est enga­gé dans un cul-de-sac. Sor­tir de l’impasse est même la condi­tion indis­pen­sable qui per­met de reve­nir à l’embranchement que l’on avait raté, et donc de prendre un nou­veau départ » (Le propre de l’homme, Flam­ma­rion 2013, pp. 188–189).
Mal­heu­reu­se­ment une résis­tance s’oppose à une telle démarche. Cette résis­tance est active de la part des milieux les plus impré­gnés de l’idéologie dite pro­gres­siste – en réa­li­té direc­te­ment subor­don­née aux inté­rêts et objec­tifs des forces poli­tiques domi­nantes. Les der­nières années de Benoît XVI ont per­mis de véri­fier à quel point le mot d’ordre « sau­ver le Concile » rele­vait de cet achar­ne­ment à évi­ter toute espèce de « retour en arrière ». Cela ne concerne pas que les « chiens de garde » d’officines idéo­lo­giques en vigi­lance per­ma­nente. La résis­tance active trouve d’autres pro­ta­go­nistes dans un milieu humain plus large, répé­tant les slo­gans bien plus par peur de voir remis en cause cer­tains acquis dans le mode de vie et la conduite morale que sous l’effet d’une claire adhé­sion mili­tante. Et le refus agres­sif d’accueillir, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, la pos­si­bi­li­té d’avoir fait fausse route se change aisé­ment en res­sen­ti­ment, déni­gre­ment des autres et du pas­sé, rai­son­ne­ment du point de vue de l’ennemi. Depuis l’élection de Jorge Mario Ber­go­glio, de telles réac­tions se sont faites plus dis­crètes, mais l’équilibre nou­veau est instable et appe­lé à se rompre dans un sens ou dans l’autre tant il repose sur la base fra­gile d’un « état de grâce » média­tique, et donc du bon vou­loir des puis­sances qu’ils servent.
En tout état de cause, la résis­tance est beau­coup plus lourde dans sa ver­sion pas­sive. Le cas qui nous inté­resse ici pré­sup­pose l’absence de posi­tions par­ti­sanes publi­que­ment assu­mées. Il s’agit de consta­ter qu’un grand nombre de clercs et de laïcs s’abstiennent de s’interroger en pro­fon­deur sur les rai­sons pour les­quelles le para­digme poli­tique conci­liaire n’a pas fonc­tion­né comme pré­vu. Or on atten­drait d’eux qu’ils aillent au-delà d’une simple déplo­ra­tion de l’incompréhension, voire de la haine qui vise la foi, les signes chré­tiens et la pré­sence sociale des catho­liques. Ou bien qu’ils exa­minent struc­tures et stra­té­gies dans leurs prin­cipes, au lieu de lais­ser ces der­niers indis­cu­tés pour ne s’intéresser qu’à ce qu’ils veulent ne consi­dé­rer que comme des abus. Cette même démarche affecte toutes sortes de cas. Ain­si voit-on cri­ti­quer cer­tains méca­nismes déci­sion­nels de l’Union euro­péenne, mais en pre­nant grand soin d’en affir­mer la légi­ti­mi­té. On sépare de manière fac­tice islam et isla­misme, sans jamais consen­tir à exa­mi­ner le pos­sible (et réel !) lien entre les deux. On dénonce les dérives tech­no­cra­tiques ou même tota­li­taires de la « démo­cra­tie » mais on exclut de mettre en exa­men sa nature réelle. La laï­ci­té n’est plus contes­tée, mais devant son dur­cis­se­ment, on cherche à en défi­nir une ver­sion nou­velle posi­tive… et le par­ti pris « posi­tif » de l’époque conci­liaire semble avoir engen­dré, en se répan­dant dans le corps de l’Eglise, une tour­nure d’esprit dicho­to­mique, une timi­di­té s’interdisant tout exa­men préa­lable de la légi­ti­mi­té de ce qui est éta­bli, ou, ce qui revient au même, admet­tant cette légi­ti­mi­té du seul fait d’exister, une consé­cra­tion de l’effectivité ne per­met­tant de cri­ti­quer que les moda­li­tés, de sur­croît tou­jours avec un esprit réfor­miste, pro­po­si­tion­nel et en défi­ni­tive conser­va­teur du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. Il s’avère que ce com­por­te­ment coïn­cide, en y sous­cri­vant au moins de fait, avec l’interdiction de poser des ques­tions préa­lables qui est l’une des marques fon­da­men­tales du volon­ta­risme moderne en matière poli­tique. Très concrè­te­ment, cet aban­don revient à iden­ti­fier le fait au droit, à accep­ter sans dis­cus­sion ce qui dans le prin­cipe est sus­cep­tible d’une pos­sible réfu­ta­tion.
Com­ment rendre compte de l’effet para­ly­sant de ces timi­di­tés ? Une pre­mière expli­ca­tion serait de l’ordre de l’effet d’intimidation pro­duit par l’idéologie et la pro­pa­gande du sys­tème domi­nant – s’il est jus­te­ment domi­nant, il n’y a pas lieu de s’étonner de son impact. Cette pro­pa­gande assure que ce qu’elle nomme très impro­pre­ment la démo­cra­tie est un sys­tème insé­ré dans la néces­si­té his­to­rique, et que toute autre forme (à com­men­cer par exemple par une démo­cra­tie au sens strict, pré­sup­po­sant l’existence active d’un demos) est rigou­reu­se­ment impen­sable, ou dra­ma­ti­que­ment à fuir. La bou­tade res­sas­sée attri­buée à Chur­chill, selon laquelle la démo­cra­tie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres, est deve­nue un lieu com­mun et même une sorte de croyance par­ta­gée. Dans ce cas encore, nous avons affaire à un autre aspect de l’interdiction de poser des ques­tions, en acte pré­ven­tif avant même que ces der­nières ne sur­gissent. La peur du vide peut donc expli­quer l’acceptation du fait, sur­tout si l’on tient compte de la pré­dis­po­si­tion d’un cou­rant deve­nu majo­ri­taire au cours du XXe siècle, et plus que jamais depuis Vati­can II, en faveur de la phi­lo­so­phie de l’histoire libé­rale-pro­gres­siste. L’image uto­pique de la démo­cra­tie pro­mue et répan­due avec enthou­siasme par ce cou­rant ne fut jamais qu’une repré­sen­ta­tion sans rap­port réel avec la réa­li­té des régimes poli­tiques modernes ; il n’en demeure pas moins que c’est elle qui a été dif­fu­sée à lon­gueur de temps dans les sémi­naires, les mou­ve­ments de l’Action catho­lique, d’innombrables publi­ca­tions, et jusque dans les pré­di­ca­tions. Com­ment dès lors s’étonner devant les effets d’une impré­gna­tion aus­si forte dans l’intelligentsia catho­lique, et notam­ment d’un manque de réa­lisme face à ce que Guy Her­met appelle le « nou­veau régime », ava­tar actuel du sys­tème repré­sen­ta­tif, qui repose sur un méca­nisme de dis­si­mu­la­tion des oli­gar­chies à un degré jamais aus­si pous­sé, quoique dans la conti­nui­té avec le pas­sé du sys­tème d’où il est issu ; ce que pointe éga­le­ment Cathe­rine Col­liot-Thé­lène dans La démo­cra­tie sans le demos (PUF, 2011).
La mécon­nais­sance, ou l’absence de prise en compte de cette réa­li­té poli­tique, n’est cepen­dant pas inédit. Le « droit nou­veau » – le sys­tème du droit public moderne que Léon XIII dési­gnait ain­si – a constam­ment été récu­sé par les papes de la période jusqu’à la veille de Vati­can II, et à y regar­der de près, il conti­nue depuis lors d’inspirer une cer­taine cri­tique indi­recte mal­gré un ral­lie­ment à la plu­part des exi­gences qui y sont asso­ciées (droits de l’homme, laï­ci­té, « Etat de droit », etc., tou­jours cepen­dant avec quelque réserve ou ambi­guï­té). Il ne s’agit plus de condam­ner le régime domi­nant, mais de sou­li­gner son inachè­ve­ment et son inca­pa­ci­té à accom­plir ses propres prin­cipes, d’où l’offre de ser­vice déjà men­tion­née. Si la conti­nui­té sur ce ter­rain théo­rique est peu évi­dente, il en va dif­fé­rem­ment dans la pra­tique, une longue tra­di­tion ayant fait recher­cher accom­mo­de­ments, tran­sac­tions, ral­lie­ments, tou­jours dans le même désir d’empêcher l’étouffement, sur­tout celui de la pra­tique reli­gieuse et de l’enseignement spi­ri­tuel et moral. Cer­tains nomment cette atti­tude « clé­ri­ca­lisme », non dans le sens habi­tuel du terme, qui évoque un débor­de­ment indu des clercs dans le domaine tem­po­rel – sou­vent accep­té, voire sus­ci­té par la paresse des laïcs – mais pour qua­li­fier un tra­vers aux consé­quences poli­tiques lourdes, consis­tant à accep­ter aisé­ment le nou­vel ordre de choses pour ne pas ris­quer la mar­gi­na­li­sa­tion. Quelle que soit la rai­son pro­fonde d’une telle atti­tude – dont l’histoire fran­çaise contem­po­raine a four­ni, depuis le loin­tain dis­cours de Mon­ta­lem­bert, en 1863, des illus­tra­tions mul­tiples et cari­ca­tu­rales –, sou­ci de sau­ver ce qui peut l’être ou désir de plaire, celle-ci a conduit à délais­ser et même blo­quer toute ten­ta­tive d’analyse de fond du sys­tème poli­tique et ren­du habi­tuelle la recherche de la com­po­si­tion, l’évitement de tout ce qui peut « fâcher », la confu­sion entre sens de la res­pon­sa­bi­li­té et pusil­la­ni­mi­té. On peut donc aisé­ment com­prendre tant la faci­li­té avec laquelle a pu être adop­té le cours nou­veau défi­ni dans Gau­dium et spes que la grande dif­fi­cul­té pré­sente de prendre acte col­lec­ti­ve­ment de son échec et de la néces­si­té de réflé­chir aux bases pos­sibles d’un nou­veau départ.
Jusqu’à pré­sent cette voie n’a pas été emprun­tée. Il en résulte que plus le temps passe, plus s’accentue le carac­tère irréel et vai­ne­ment répé­ti­tif du dis­cours d’acceptation d’un sys­tème dont on cri­tique d’autre part et tou­jours plus les consé­quences de l’évolution logique. Ce hia­tus enlève tout cré­dit, pour prendre un exemple, aux sem­pi­ter­nels appels à sou­te­nir « l’Europe » – en fait, l’Union euro­péenne – alors que l’on ne cesse de dénon­cer ce que celle-ci pro­duit contre le bien des peuples au nom même de ses propres prin­cipes.
A l’inverse, il semble que cer­tains excès puissent sus­ci­ter de salu­taires inter­ro­ga­tions. Il reste alors à voir celles-ci s’exprimer, et sur­tout à les entendre for­mu­ler de manière cohé­rente, ce qui peine à arri­ver, et nous sug­gère une seconde série d’explications.
Tout d’abord, en s’intégrant au cadre très contrô­lé de l’espace public, et en repro­dui­sant les règles qui le régissent à l’intérieur même de l’espace ecclé­sial, il ne peut qu’être dif­fi­cile, pour le moins, d’aborder libre­ment doutes et recherches s’écartant quelque peu de la « ligne » domi­nante. Si donc un désir de dépas­ser le dis­cours conve­nu, répé­ti­tif et vain s’empare de cer­tains esprits, il fau­dra à ces der­niers du cou­rage pour affron­ter une cen­sure puis­sante et mul­ti­forme. La dra­ma­ti­sa­tion de quelques situa­tions peut cepen­dant y aider.
D’autre part, et il s’agit là de l’obstacle le plus impor­tant, comme il a été dit, Vati­can II a adop­té un nou­veau para­digme, un prin­cipe géné­ral de com­pré­hen­sion et, en consé­quence, de conduite en matière de rap­ports avec la moder­ni­té ; et ce choix a été opé­ré dans une cer­taine conti­nui­té avec le long tra­vail de pré­pa­ra­tion, ou de sape, opé­ré par le cou­rant catho­lique libé­ral. De sur­croît, en rai­son de la consigne don­née lors de l’ouverture du concile par Jean XXIII, on s’est effor­cé d’assimiler le « lan­gage » du monde contem­po­rain, c’est-à-dire sa ter­mi­no­lo­gie et les concepts qu’elle exprime, et réci­pro­que­ment on a déclas­sé les sources clas­siques, elles-mêmes mises à mal dans la période anté­cé­dente, et que l’on aurait mieux fait de réha­bi­li­ter plu­tôt que de les aban­don­ner. Il faut donc recon­naître que la dif­fi­cul­té est grande. La com­pré­hen­sion actua­li­sée des rap­ports entre le poli­tique et le reli­gieux pré­sup­pose une série de cla­ri­fi­ca­tions sur les concepts anté­cé­dents. Ain­si com­ment com­prendre le pro­blème poli­tique et juri­dique que pose l’article prin­ci­pal (2, 2) de la décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae sur la liber­té reli­gieuse sans pré­ci­ser préa­la­ble­ment les clés concep­tuelles qui per­met­traient d’en juger : ce que l’on entend par digni­té, ce qu’est le rap­port entre la loi posi­tive et la loi natu­relle, ce que signi­fie pré­ci­sé­ment l’ordre public en com­pa­rai­son de la notion – elle-même à spé­ci­fier – de bien com­mun, cela pour ne men­tion­ner que quelques exemples.
C’est cepen­dant au prix d’un tra­vail de longue haleine que l’on est en droit d’attendre la pos­si­bi­li­té de sur­mon­ter la crise pro­fonde qui a conduit aux impasses actuelles. Il faut y consen­tir.

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