Revue de réflexion politique et religieuse.

Église et poli­tique : ouvrir le débat

Article publié le 12 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Pour finir sur les influences reçues, et comme une espèce de syn­thèse phi­lo­so­phique et théo­lo­gique de celles-ci, il res­te­rait à s’intéresser à la genèse de la notion de digni­té humaine, notion clé dans l’échange réa­li­sé avec la vul­gate démo­cra­tique occi­den­tale, loin­tai­ne­ment emprun­tée à Kant, deve­nue le pont sup­po­sé pos­sible entre chris­tia­nisme et moder­ni­té. Aujourd’hui force est de consta­ter la fra­gi­li­té de ce pont, à cause des dif­fé­rentes manières dont la notion de digni­té a été ins­tru­men­ta­li­sée – la digni­té de la femme « libre de son ventre », la vie han­di­ca­pée indigne d’être vécue, la « mort dans la digni­té », etc. – mais aus­si en rai­son des consé­quences aux­quelles donne lieu une abso­lu­ti­sa­tion de la notion, dont le résul­tat est de vider de sens l’échelle des valeurs et des mérites, de recon­naître un droit égal à celui qui cherche sin­cè­re­ment la véri­té et à celui qui s’y refuse en pleine conscience.

Bien d’autres consé­quences ont décou­lé de ces nou­velles options et de leur inter­pré­ta­tion ulté­rieure, qui en a déve­lop­pé lar­ge­ment les pré­misses. Par­mi les plus évi­dentes, la fin bru­tale des espaces de chré­tien­té qui sub­sis­taient et l’éclatement des ins­ti­tu­tions s’étant défi­nies jusqu’alors comme catho­liques, syn­di­cats, uni­ver­si­tés, mou­ve­ments de jeu­nesse… Certes, il ne convient pas de tom­ber dans le sophisme post hoc, ergo prop­ter hoc : parce que tel évé­ne­ment est sur­ve­nu après tel autre, c’est qu’il en est la consé­quence néces­saire. Mais contrai­re­ment à une idée reçue, cette décom­po­si­tion des espaces de chré­tien­té ne résulte pas prin­ci­pa­le­ment des révoltes étu­diantes de 1968, sinon mar­gi­na­le­ment. Toutes les études montrent qu’il s’est agi de pas­sages rapides à la socié­té maté­ria­liste, à laquelle aspi­raient déjà les élites éco­no­miques et intel­lec­tuelles, et qui ont consi­dé­ré les nou­velles options conci­liaires comme un « feu vert », d’autant plus aisé­ment que la par­tie la plus active du cler­gé s’efforçait en ce sens, par conni­vence ou pour d’autres motifs. De ce moment date un écla­te­ment mar­qué aus­si bien par la théo­lo­gie de la libé­ra­tion que par la par­ti­ci­pa­tion à l’aile la plus avan­cée de la moder­ni­sa­tion libé­rale. Plus que de plu­ra­lisme, il convien­drait donc de par­ler d’enfouissement, non pas dans les cata­combes, mais dans les avant-gardes de la moder­ni­té.

D’autres effets induits sont plus dis­crets en appa­rence, mais non moins pro­blé­ma­tiques, qu’il s’agisse de la révi­sion en termes uti­li­ta­ristes du concept de bien com­mun ou d’un trans­fert de signi­fi­ca­tion théo­lo­gique de la sei­gneu­rie du Christ sur les socié­tés humaines, ren­voyée au-delà de la fin des temps. Ques­tions abs­traites dira-t-on, et pour­tant déter­mi­nantes, d’abord du point de vue de la véra­ci­té du dis­cours de la foi, ensuite de celui de l’identité chré­tienne mena­cée d’exclusion dans le cli­mat nou­veau de la moder­ni­té tar­dive, dont les carac­té­ris­tiques sont la confu­sion des valeurs et le rela­ti­visme.

Tout cela est aujourd’hui res­sen­ti, par­fois abor­dé à demi-mots, mais pas encore pris en sérieuse consi­dé­ra­tion. On a sou­vent l’impression que le dis­cours de l’époque – loin­taine – du concile est repris par défaut, même si l’on est très conscient qu’il n’a pas atteint ses objec­tifs, mais sans que l’on sache très bien ce qui pour­rait le rem­pla­cer. C’est le signe de la conscience d’une impasse, dans le temps même où les struc­tures des socié­tés occi­den­tales se trouvent elles-mêmes aux prises avec des fac­teurs de désa­gré­ga­tion dif­fi­ci­le­ment conte­nus et lais­sant entre­voir des len­de­mains tota­li­taires ou/et chao­tiques.

A cet égard, deux ten­dances dis­tinctes coexistent, l’une ayant pour effet de retar­der indé­fi­ni­ment le réexa­men des don­nées, l’autre pour se can­ton­ner dans de pures spé­cu­la­tions. La pre­mière de ces ten­dances relève de ce que l’on pour­rait appe­ler une culture clé­ri­cale du poli­tique, bien anté­rieure au der­nier concile mais qui a per­sis­té depuis mal­gré quelques inflé­chis­se­ments. De longue date, en effet, la ques­tion poli­tique a été regar­dée sous un angle par­ti­cu­lier, celui de la liber­té de com­mu­ni­ca­tion des clercs avec les fidèles, de la libre ouver­ture de lieux de culte et d’éducation, de la pos­si­bi­li­té de s’adresser à la socié­té dans des condi­tions pro­pices, et par voie de consé­quence, de la reven­di­ca­tion d’un res­pect de la mora­li­té publique. Ce n’est que sur ce noyau prin­ci­pal que se sont gref­fées, au gré des cir­cons­tances, des consi­dé­ra­tions annexes telles que l’entente étroite avec le bras sécu­lier et l’acceptation de pri­vi­lèges, ou inver­se­ment, la recherche d’une cer­taine sta­bi­li­té de rap­ports par le biais de concor­dats. Cette approche ins­ti­tu­tion­nelle a lais­sé de côté la consi­dé­ra­tion de la nature propre des sys­tèmes poli­tiques, ayant ten­dance à consi­dé­rer ceux-ci comme indif­fé­rents – l’Eglise admet, dit-on encore aujourd’hui, toute forme de régime poli­tique pour­vu que soit sauf le bien com­mun, actuel­le­ment iden­ti­fié avec l’ordre public et les droits de l’homme. Même l’actuelle cano­ni­sa­tion de la démo­cra­tie ne semble être qu’une consé­quence indi­recte de l’option fon­da­men­tale conci­liaire, une ques­tion de diplo­ma­tie en quelque sorte. Or l’indifférentisme poli­tique est un obs­tacle, un pré­con­cept inter­di­sant d’entrer dans le vif de la com­pré­hen­sion de la nature et du fonc­tion­ne­ment réels du sys­tème poli­tique auquel on est confron­té.

Un autre obs­tacle est l’intellectualisme. Il est ten­tant de cher­cher des voies inter­mé­diaires, qui per­met­traient d’éviter les révi­sions déchi­rantes, de cor­ri­ger le tir sans s’écarter des prin­cipes adop­tés à par­tir de 1965. De manière symp­to­ma­tique, plu­sieurs ten­ta­tives ont été effec­tuées dans les der­nières années, soit pour pen­ser des modèles de sub­sti­tu­tion, soit pour tirer pro­fit de l’exclusion sociale de l’Eglise et pro­po­ser de trans­for­mer celle-ci en « ins­tance cri­tique », après avoir un temps ima­gi­né qu’elle pour­rait être hono­rée au titre de son exper­tise en huma­ni­té. C’est ain­si que du temps de Benoît XVI, le modèle amé­ri­cain – idéa­li­sé de manière ana­chro­nique – a été pré­sen­té comme la solu­tion la plus favo­rable, par oppo­si­tion au modèle jaco­bin : Locke plu­tôt que Rous­seau. Cela dit, à titre per­son­nel, Joseph Rat­zin­ger s’est tou­jours mon­tré très défiant envers la poli­tique, consi­dé­rée au mieux comme le domaine du moindre mal et du com­pro­mis. Cela ne l’a pas empê­ché d’introduire une dis­cus­sion autour du concept de laï­ci­té, lar­ge­ment reprise, oppo­sant au laï­cisme agres­sif d’origine jaco­bine la voie moyenne que consti­tue­rait une « nou­velle » laï­ci­té « ouverte » et « posi­tive ». Sur un ter­rain plus théo­rique, d’autres ont cher­ché à recons­ti­tuer l’histoire phi­lo­so­phique, en ima­gi­nant l’existence pos­sible d’une « autre moder­ni­té », dans une ligne de pen­sée qui rejoint en fait le thème domi­nant du libé­ra­lisme catho­lique du XIXe siècle. Toutes ces construc­tions ont en com­mun de cher­cher à esqui­ver l’affrontement, et de demeu­rer dépen­dantes d’un sys­tème par lui-même dis­sol­vant. C’est peut-être la rai­son pour laquelle on a vu refleu­rir des approches anti­po­li­tiques, pour­tant clas­sées sous le vocable de « nou­velles théo­lo­gies poli­tiques », pui­sant leur ins­pi­ra­tion auprès de pen­seurs issus de rameaux radi­caux de la Réforme, ou influen­cés par l’Eglise confes­sante alle­mande face à Hit­ler. Il en résulte une faveur pour un com­mu­nau­ta­risme déci­dé à ne s’intéresser au champ poli­tique que pour s’en pré­ser­ver ou le contes­ter. Rien de tout cela n’a de consis­tance concrète, et l’impasse demeure.

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Force est de consta­ter que nous nous trou­vons devant un état d’insuffisance col­lec­tive de la réflexion poli­tique, mas­quée, dans les arcanes de l’intelligentsia catho­lique, par l’acceptation majo­ri­taire des repré­sen­ta­tions de l’idéologie domi­nante, vul­gai­re­ment ran­gées dans la rubrique du « poli­ti­que­ment cor­rect ». Or ces repré­sen­ta­tions appa­raissent avec le temps tou­jours plus fausses et men­son­gères, et la « véri­té » du sys­tème aujourd’hui maître du ter­rain s’offre au grand jour à qui veut bien s’y inté­res­ser. Cette véri­té est celle d’une dic­ta­ture d’oligarchies en luttes intes­tines per­ma­nente, appuyée sur un sys­tème de pou­voir per­for­mant que pro­tège le men­songe géné­ra­li­sé de la liber­té pour tous et du droit recon­nu à cha­cun de suivre ses caprices. De très nom­breux ana­lystes ont four­ni d’innombrables maté­riaux per­met­tant de faire appa­raître cette réa­li­té, mais leur lec­ture est res­tée jusqu’ici hors de por­tée dans les milieux qui auraient dû le plus s’y inté­res­ser. L’interdiction de poser des ques­tions déran­geantes demeure vive. Pour­tant l’évolution géné­rale du monde exerce sa pous­sée. Ne convien­drait-il pas de consen­tir un effort pro­por­tion­né à la situa­tion nou­velle qui en résulte, et d’adopter une grille de com­pré­hen­sion plus ajus­tée à la réa­li­té ?

Tel est le motif pour lequel, après plu­sieurs années d’échanges et de ren­contres de tra­vail, onze auteurs – tous ayant col­la­bo­ré à des degrés divers à notre revue – viennent de faire paraître un livre inti­tu­lé Eglise et poli­tique : chan­ger de para­digme (Artège, Per­pi­gnan, sep­tembre 2013). Cette œuvre col­lec­tive vou­drait consti­tuer, par delà un indis­pen­sable bilan de départ, une invi­ta­tion à ouvrir le débat sur la néces­si­té de par­tir sur d’autres bases que celles qui nous ont conduits aux impasses pré­sentes.

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