Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 114 : Ouver­ture d’un cin­quan­te­naire

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Une autre manière de retar­der l’analyse d’ensemble des causes de l’échec de la ten­ta­tive conci­liaire de récon­ci­lia­tion avec le monde non chré­tien ou anti­chré­tien consiste à ima­gi­ner une sorte de « plan B », une inter­pré­ta­tion qui, sans remettre en cause les grandes orien­ta­tions de l’époque, ten­te­rait de négo­cier, sur leur base réin­ter­pré­tée, un rap­port accep­table avec les puis­sances actuel­le­ment domi­nantes. Il est évident qu’il s’agirait dans ce cas d’une solu­tion moins coû­teuse à tous égards que la remise à plat de la construc­tion com­men­cée en 1962–65 et consi­dé­ra­ble­ment déve­lop­pée depuis, avec ses consé­quences lourdes non seule­ment dans les énon­cés doc­tri­naux mais aus­si dans les ins­ti­tu­tions, les méthodes de for­ma­tion, les dis­ci­plines, les accords juri­diques… Le dis­cours pro­non­cé par Benoît XVI le 22 décembre 2005 a offi­cia­li­sé l’existence du pro­blème et en même temps pré­ci­sé les moda­li­tés d’un réexa­men tem­pé­ré qui per­met­trait d’éviter les deux pôles oppo­sés de la révi­sion déchi­rante et de la fuite en avant. La ten­ta­tive, par­fai­te­ment com­pré­hen­sible, est fra­gile car elle repose prin­ci­pa­le­ment sur la ren­contre pos­sible, au milieu d’un monde non chré­tien ou déchris­tia­ni­sé où dominent le rela­ti­visme, le cynisme, l’arrogance, et désor­mais une franche hos­ti­li­té anti­chré­tienne, d’heureuses excep­tions, de situa­tions plus ouvertes, voire empreintes d’une cer­taine bien­veillance envers l’Eglise et ses membres. Pour l’heure, il y a peu d’exemples de ce que pour­rait être une « laï­ci­té posi­tive », puisqu’il s’agit de cela, sauf peut-être dans quelques pays afri­cains, comme par exemple le Bénin. En outre, s’agissant d’un amé­na­ge­ment pra­tique, tou­jours sus­cep­tible de muta­tion, l’hypothèse lais­se­rait de côté un réexa­men com­plet du pas­sif doc­tri­nal pour s’en tenir à une suite de cor­rec­tifs par­tiels, eux-mêmes sujets à déclas­se­ment ulté­rieur au gré des modi­fi­ca­tions d’équilibre internes. Consi­dé­rée en elle-même, cette ten­ta­tive est tran­si­toire, ne repo­sant que sur des bases mutables et concrè­te­ment aléa­toires. En revanche, le seul fait de décla­rer le Concile inter­pré­table consti­tue une pre­mière étape vers une révi­sion d’ensemble, en met­tant en cause la ver­sion conci­liaire la plus conforme à l’esprit de l’époque, la plus « pro­gres­siste », mais aus­si en venant heur­ter les habi­tudes acquises ou même la peur de tout chan­ge­ment, de type « conser­va­teur » cette fois.

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Il est indis­pen­sable que le bilan de ce demi-siècle très par­ti­cu­lier puisse enfin s’ouvrir dans des condi­tions nor­males, c’est-à-dire libre­ment, avec pru­dence, dans un cli­mat intel­lec­tuel­le­ment favo­rable. Cela n’est donc pas encore le cas en rai­son de ces oppo­si­tions conju­guées et des habi­tudes acquises. Les méthodes idéo­lo­giques ont lar­ge­ment été adop­tées à l’intérieur du corps ecclé­sial, cha­cun en connaît la liste : inti­mi­da­tion, usage de termes éli­mi­na­toires, cam­pagnes de dénon­cia­tions, étouf­fe­ment dans le silence… Ces pra­tiques ont été ren­for­cées par trois fac­teurs. Tout d’abord – et en cela la struc­ture post­con­ci­liaire a des traits com­muns avec cer­tains régimes occi­den­taux actuels – l’interdiction de ques­tion­ner s’opère par jonc­tion entre acti­visme de base (ces fameux comi­tés auto-ins­ti­tués sévis­sant dans beau­coup de dio­cèses et d’ordres reli­gieux, exer­çant de fait un pou­voir arbi­traire) et inter­ven­tion du « bras sécu­lier » consti­tué par l’appareil idéo­lo­gique fonc­tion­nant dans la socié­té, médias, asso­cia­tions, polices pri­vées et le cas échéant, ins­tances gou­ver­ne­men­tales ou inter­na­tio­nales. Il est inutile de détailler, il suf­fit de se rap­pe­ler la manière dont cer­taines affaires récentes se sont dérou­lées et ont été réper­cu­tées dans le monde entier (le dis­cours de Ratis­bonne, l’affaire William­son, celle de l’archevêque d’Olinda et Recife, etc.). Dans cette pers­pec­tive, l’Eglise est sou­mise au contrôle d’éléments étran­gers qui s’arrogent le droit de juger de ce qui convient ou non à sa vie interne. On ne se trouve plus alors sim­ple­ment dans le cas d’une pri­va­ti­sa­tion de la reli­gion, mais car­ré­ment d’une subor­di­na­tion aux inté­rêts des pou­voirs externes : cela n’est pas très loin du cas de l’Eglise patrio­tique en Chine, toutes pro­por­tions gar­dées.

Un deuxième fac­teur, d’ordre ins­ti­tu­tion­nel, inter­vient pour ren­for­cer l’effet de ces mesures actives : la dis­so­lu­tion des struc­tures hié­rar­chiques résul­tant de la col­lec­ti­vi­sa­tion de l’autorité, au nom de la col­lé­gia­li­té. Peu importe que celle-ci ait dépas­sé en pra­tique les normes conci­liaires, elle est un état de fait qui s’est géné­ra­li­sé, ren­dant psy­cho­lo­gi­que­ment obli­ga­toire la soli­da­ri­té dans le res­pect de la norme qui s’est impo­sée. Rares sont les cas échap­pant à ce sys­tème, puis­sam­ment éta­bli dans la plu­part des pays euro­péens.  Enfin rien de tout cela n’aurait d’impact déter­mi­nant sans la super­dog­ma­ti­sa­tion du Concile, qui relève d’une démarche tou­jours plus irra­tion­nelle au fur et à mesure que le temps passe, qui mal­gré tout se main­tient en dépit de ce qu’en avait clai­re­ment dit en son temps (San­tia­go, 1988) le car­di­nal Rat­zin­ger, pour la récu­ser. Ces trois fac­teurs réunis consti­tuent une super­struc­ture para­si­taire apte à pro­lon­ger indé­fi­ni­ment une illu­sion col­lec­tive tou­jours plus dis­tante de la réa­li­té. Cepen­dant cette super­struc­ture est main­te­nant en train de se lézar­der, ce dont on ne peut que se réjouir.

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La pre­mière et fon­da­men­tale rai­son de cette évo­lu­tion est tout sim­ple­ment que si l’Eglise com­porte une dimen­sion humaine, trop humaine, elle est avant tout d’institution divine et à ce titre plus que toute autre réa­li­té ter­restre, sou­mise à la Pro­vi­dence. Si le temps est venu de voir se dis­soudre ce qui dans l’aventure conci­liaire s’est avé­ré mal ins­pi­ré, rien ne pour­ra s’y oppo­ser. Et comme sou­vent, les volon­tés pro­vi­den­tielles ne font pas trop de bruit et tran­sitent par des voies natu­relles très banales. Il s’avère que plu­sieurs semblent appa­raître aujourd’hui.

Tout d’abord, le mythe conci­liaire a besoin d’un sup­port humain actif. Ce fut long­temps le fait d’un nombre consé­quent de théo­lo­giens de valeur, for­més dans la pre­mière par­tie du siècle pas­sé. Or l’action sub­ver­sive qu’ils ont menée avec appli­ca­tion a eu comme consé­quences, entre autres effets, d’affaiblir la valeur de l’enseignement théo­lo­gique, de sorte que leur pos­té­ri­té est loin d’atteindre leur niveau de capa­ci­té inven­tive. Le néo-moder­nisme de l’époque de Vati­can II éprouve ain­si une crise de cadres. De plus, le dis­cours qui était tenu dans les années 1960 a beau­coup vieilli, comme tout ce qui est « moderne » à un moment don­né avant de paraître démo­dé. Il n’a pas connu de renou­vel­le­ment, d’autant moins qu’il a fait l’objet d’un déve­lop­pe­ment linéaire des dis­po­si­tions qu’il ren­fer­mait et qui en expriment l’esprit ini­tial, soli­de­ment enca­dré par une réfé­rence constante au cor­pus fon­da­teur sans cesse rap­pe­lé et célé­bré. Par consé­quent, plus le temps est pas­sé, plus l’écart avec le monde réel s’est creu­sé. Aujourd’hui la relec­ture d’un texte comme Gau­dium et Spes, empreint d’une cer­taine fas­ci­na­tion devant la conquête de l’espace, les autres pro­diges de la tech­nique et l’avènement de l’abondance, témoigne de ce dépé­ris­se­ment, dans la forme et dans le fond. L’enthousiasme a cédé le pas au désen­chan­te­ment.

Enfin, des dis­cus­sions ont été enta­mées entre la Fra­ter­ni­té sacer­do­tale Saint Pie X, fon­dée par Mgr Lefebvre, et le Vati­can, en vue de déter­mi­ner un sta­tut juri­dique par­ti­cu­lier. Or à ces trac­ta­tions ont été asso­ciés des échanges por­tant sur l’interprétation du Concile, et sur la pos­si­bi­li­té d’en dis­cu­ter tel ou tel texte. Quoi qu’il en soit de la réus­site ou de l’échec de ces échanges, le seul fait qu’ils aient pu avoir lieu a ren­for­cé l’idée qu’il est désor­mais admis de dis­cu­ter du Concile. Et en marge des milieux direc­te­ment concer­nés, d’autres échanges sur le même thème se sont mul­ti­pliés, ins­tau­rant de fait un débat, don­nant lieu, dans la défense sou­vent mal­adroite de l’orthodoxie conci­liaire par ses avo­cats les plus conser­va­teurs, à des contre-exemples venant à leur tour nour­rir le « dis­cours à faire » sur l’ensemble de la ques­tion – selon le voeu, et le titre d’un des ouvrages typiques de cette période nou­velle (B. Ghe­rar­di­ni, Vati­ca­no II. Un dis­cor­so da fare, 2009).

Ain­si la chape de plomb si long­temps impo­sée est-elle appe­lée à s’alléger, avant, peut-être, de dis­pa­raître tota­le­ment. Les années qui viennent devraient être l’occasion de voir s’élargir et se pré­ci­ser un cli­mat pro­gres­sif de liber­té en vue d’une révi­sion métho­dique des don­nées en cause.

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