Revue de réflexion politique et religieuse.

Fran­co Roda­no, arché­type du catho­lique com­mu­niste

Article publié le 14 Juil 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La pré­oc­cu­pa­tion cen­trale de Roda­no aura été de refor­mu­ler la pen­sée de Marx — mais aus­si celle de Lénine et de Sta­line ! — pour la faire pas­ser du sta­tut d’idéologie à celui de leçon, autre­ment dit, en scin­dant l’action poli­tique quo­ti­dienne de l’idéologie, que Roda­no assi­mile à une croyance. De la sorte, le cre­do chré­tien, tout comme le cre­do mar­xiste, seraient mis hors cir­cuit, la poli­tique étant vue comme une œuvre com­mune, comme action pro­mue par une rai­son que valo­rise son carac­tère d’universalité. De là affleure le nou­veau para­digme du catho­lique com­mu­niste, cet homme capable de mettre hors d’intérêt les mythes et les croyances de toutes caté­go­ries, et par le fait même éla­bo­rant un catho­li­cisme et un com­mu­nisme adap­tés aux « sec­teurs les plus avan­cés » de la culture et de la socié­té ‑occi­den­tales.
Del Noce met à jour avec une extrême acui­té les carac­tères spé­ci­fiques et ori­gi­naux du para­digme catho­lique com­mu­niste incar­né par Roda­no : à dis­tance sidé­rale de tout popu­lisme ingé­nu ou de tout anar­chisme chré­tien, sans lien avec l’impatience révo­lu­tion­naire qui ignore — par sou­ci moral ou pour toute autre rai­son — l’analyse et la com­pré­hen­sion scien­ti­fique des chan­ge­ments his­to­riques et sociaux. Il faut ajou­ter qu’il ne s’agit pas seule­ment de vaine gloire : le patient tra­vail quo­ti­dien d’analyse per­met au groupe roda­niste de retrou­ver dans le Par­ti com­mu­niste ita­lien des points d’application signi­fi­ca­tifs à par­tir des­quels faire pres­sion et agir avec une concen­tra­tion effi­cace. En Ita­lie, entre les cinq der­nières années soixante-dix et les cinq pre­mières années quatre-vingt, le groupe Roda­no s’est employé à sou­te­nir, sans alter­na­tive, le pro­jet poli­tique de Ber­lin­guer, avant même que le cours nou­veau du socia­lisme et le réveil de beau­coup de catho­liques ne viennent battre en brèche ce cou­rant, et avant que l’écroulement du com­mu­nisme réel et la marée noire de la cor­rup­tion ne brouillent radi­ca­le­ment les cartes, en Ita­lie comme dans le reste de ‑l’Europe.
Tou­te­fois, ce qui compte le plus, c’est l’ambition théo­rique qui gou­verne la « révo­lu­tion roda­niste » et que Del Noce met en évi­dence avec péné­tra­tion. Cette ambi­tion condui­ra Roda­no à se prendre pour le média­teur néces­saire des trois puri­fi­ca­tions récla­mées par la socié­té euro­péenne : celle du catho­li­cisme, celle de la pen­sée révo­lu­tion­naire, et enfin celle de la démo­cra­tie elle-même ((  Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, op. cit., p. ‑8.)) .
Del Noce rap­pelle la grande ombre de Prou­dhon au som­met de sa lutte avec Marx et fait sien le juge­ment qu’il por­tait sur l’existence d’une matrice théo­lo­gique néces­sai­re­ment connexe de toute pers­pec­tive poli­tique. Ce cadre d’interprétation élar­git notre com­pré­hen­sion par une série ver­ti­gi­neuse d’analogies : ain­si peut-on voir dans le pro­jet de Roda­no un recours au péla­gia­nisme, autre­ment dit à la reven­di­ca­tion d’une nature pure et auto­suf­fi­sante au regard de l’économie du salut ; ou avec une approche plus fouillée, le roda­nisme peut être consi­dé­ré comme un péla­gia­nisme ana­lo­gique, un péla­gia­nisme sécu­la­ri­sé, voire ‑sépa­ra­tiste…
En défi­ni­tive, non­obs­tant l’étalage d’une super-ortho­doxie pré­ten­dant juger les ensei­gne­ments des pon­tifes eux-mêmes, Roda­no ne fera que remettre en selle des pers­pec­tives théo­lo­giques insuf­fi­santes, et pour le dire plus clai­re­ment, liées à un vieux fond, tou­jours prêt à res­sur­gir, d’hérésie ‑chré­tienne ((  Cf. ses juge­ments très durs, en dépit d’une for­mu­la­tion modé­rée, en par­ti­cu­lier sur l’enseignement de Jean-Paul II, ibid., pp. 391–394.)) .

4. Fran­co Roda­no sort de la recons­ti­tu­tion de Del Noce comme l’architecte véri­table du com­pro­mis his­to­rique : non pas, donc, comme celui qui pro­pose des conseils à un Prince col­lec­tif qui ne les écoute pas, mais bien comme le stra­tège qui for­mule et refor­mule une vision tou­jours plus cohé­rente, et dont les thèses ne varient pas, si ce n’est dans les moda­li­tés d’expression (par ana­lo­gie avec la matière trai­tée, Del Noce affirme lui aus­si n’avoir pas chan­gé d’interprétation tout au long des années soixante-dix et quatre-vingt).
Située à la confluence des deux tra­di­tions catho­lique et com­mu­niste, la pers­pec­tive roda­niste mani­feste une abso­lue pré­ten­tion de nou­veau­té : elle n’est plus dans la lignée des catho­liques « déso­béis­sants » qui fut celle des jan­sé­nistes et des moder­nistes (comme l’a retra­cée en Ita­lie, dans une cer­taine veine apo­lo­gé­tique, Loren­zo Bedes­chi), mais l’exigence d’un com­mu­nisme réel­le­ment scien­ti­fique, épu­ré du roman­tisme révo­lu­tion­naire et du néga­ti­visme anar­chiste. En paral­lèle, on y trouve l’exigence d’une réforme théo­lo­gique, liée à la renais­sance catho­lique que Roda­no voyait se pro­fi­ler, comme un nou­veau départ col­lec­tif une fois l’Eglise libé­rée du poids de la richesse et du pou­voir. A l’occasion du concile Vati­can II, Roda­no ver­ra se réa­li­ser cer­tains des aspects de la réforme théo­lo­gique qu’il atten­dait, et s’en réjoui­ra, en pri­vi­lé­giant tou­te­fois constam­ment la cohé­sion ins­ti­tu­tion­nelle par rap­port au levain ‑évan­gé­lique.
Dans les colonnes de « ses » revues (Il dibat­ti­to poli­ti­co, et La rivis­ta tri­mes­trale), Roda­no témoigne à chaque ligne d’une inoxy­dable fidé­li­té non seule­ment à Marx et à Gram­sci, mais encore à Togliat­ti, à Lénine et même à Sta­line, y com­pris après le XXe Congrès qui a mani­fes­té au monde les excès et les erreurs de ce der­nier (la dénon­cia­tion de la réa­li­té des crimes per­son­nels de Sta­line cou­rait déjà de bouche à oreille, mais les intel­lec­tuels ne vou­laient pas accep­ter ce qui rele­vait déjà de l’évidence !). Même en ce qui concerne le com­mu­nisme, une volon­té aus­si achar­née de super-ortho­doxie rece­lait, en pro­fon­deur, une ambi­tion démiur­gique : les visées des per­son­nages qui viennent d’être rap­pe­lés ne pou­vant être recom­po­sées et mises à jour que grâce à la média­tion de Roda­no, au gré de sa rééva­lua­tion per­son­nelle. Il en est ain­si pour Sta­line, pour qui on pri­vi­lé­gie l’interprétation « réa­liste » en sou­li­gnant le mérite qu’il avait eu dans la dis­so­cia­tion défi­ni­tive du com­mu­nisme et de l’anarchisme, ou mieux, de l’inclination des­truc­trice qui serait propre à ce der­nier, conci­liant la pen­sée révo­lu­tion­naire avec les exi­gences du deve­nir his­to­rique et l’intime ratio­na­li­té de la praxis poli­tique. Mais sur ce ver­sant du mar­xisme théo­rique, Roda­no est iso­lé, les exi­gences qu’il exprime étant radi­ca­le­ment à contre-cou­rant, à preuve les cri­tiques très dures qu’il avait adres­sées à Lukács, Althus­ser et sur­tout à ‑Bloch.

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