Espagne : impacts politiques du Concile
Dans l’histoire de l’Eglise d’Espagne à cette époque, on a retenu les luttes internes à l’épiscopat, spécialement l’opposition entre le cardinal Tarancón et Mgr Guerra Campos. Quelles étaient les autres personnalités ? Le cardinal Tarancón prétend, dans ses Confessions, que les évêques les plus « durs » de l’opposition auraient envisagé de créer une conférence épiscopale dissidente.
A la fin de l’époque franquiste et dans les débuts de la nouvelle démocratie libérale, une lutte souterraine s’est engagée entre le cardinal Tarancón et Mgr Guerra Campos, les deux figures les plus représentatives des tendances en présence. En réalité, Tarancón était plutôt une figure de l’opportunisme ou, si l’on veut, une figure picaresque. Auteur de livres de dévotion et enthousiaste de Franco à l’époque de son apogée, il a fait volte-face et est devenu très progressiste et très hostile au régime au moment de son déclin et au cours du prélude de la transition. Guerra Campos, en revanche, a peut-être été la meilleure tête de l’épiscopat espagnol. Très fidèle à la foi reçue et d’une grande intégrité, on l’a relégué dans un diocèse secondaire, celui de Cuenca, jusqu’à sa retraite. On peut citer comme étant de ligne traditionnelle et conservatrice Marcelo González Martín que j’ai déjà évoqué, promu archevêque de Barcelone puis de Tolède, et Temiño, évêque d’Orense. Du côté progressiste ou « taranconiste », Yanes Avarez, aujourd’hui archevêque de Saragosse, Díaz Merchán, d’Oviedo, Osés Flamarique, de Huesca, et Echarren Ystúriz, des Canaries. Je ne crois pas personnellement qu’il y ait eu une tentative de création d’une conférence épiscopale dissidente. La nomination par Franco de son successeur avec le titre de Roi laissait croire à une certaine continuité du régime confessionnel, même si cet espoir s’est révélé rapidement vain.
La question liturgique semble n’avoir eu qu’une importance mineure dans les deux camps (« taranconistes », Hermandad sacerdotal (( Fraternité sacerdotale hostile à l’esprit du concile.)) ), plus attentifs au problème doctrinal relevant du droit public de l’Eglise. Mais ce débat ne s’est-il pas lui-même concentré et transformé en une préoccupation presque unique, celle de la succession de Franco ?
Effectivement, la question liturgique n’a pas éveillé en Espagne une véritable polémique en dehors du cercle de la Fraternité Saint-Pie X de Mgr Lefebvre (et même là ce n’était pas le thème central) et en dehors de l’association Una Voce, qui regroupait des personnes favorables au latin sous la présidence du docteur Mariné, professeur à l’Université de Madrid. L’intérêt général s’est essentiellement porté sur les questions de fond soulevées par le Concile, spécialement celles soulevées par la déclaration sur la liberté religieuse et ses conséquences laïcistes, sur le divorce, etc. Tant que Franco a vécu, ces préoccupations se sont concentrées sur sa succession, dont on savait qu’elle pouvait provoquer une grave crise politique et même militaire. Du fait de la rapide disparition de l’habit ecclésiastique dans le clergé et de la nouvelle messe en langue vernaculaire, sans grégorien, protestantisée, beaucoup se sont éloignés, quelquefois insensiblement, de l’Eglise et de la pratique religieuse.
Au cours des vingt-cinq années qui avaient suivi la fin de la guerre, l’Espagne avait connu une paix civile, idéologique et religieuse quasi absolue. C’était le fruit de l’enthousiasme des uns (les vainqueurs), et de la fatigue et de la passivité des autres. Les principes constitutionnels avaient pour modèle la doctrine sociale de l’Eglise, cherchant à reproduire pour cette époque ce qu’aurait pu être un régime traditionnel catholique, de type « Ancien Régime ». Mais la pratique, qui prolongeait un dirigisme centraliste excessif qui ne pouvait que susciter des contestations avec le temps, était bien loin de la théorie. Le général Franco, qui avait reconstruit les églises et les édifices catholiques qui avaient été détruits dans le centre de l’Espagne au cours de la domination « rouge », et qui était allé jusqu’à refuser le pourtant bien nécessaire plan Marshall pour ne pas accepter la laïcité de l’Etat et la liberté publique de culte, n’était pas préparé psychologiquement à ce que l’ennemi et la sédition contre son pouvoir viennent précisément de l’Eglise (je veux dire de l’Eglise postconciliaire).
Vers le milieu des années soixante, au début du Concile, des revues libérales et crypto-marxistes ont commencé à paraître en Espagne sous couvert de catholicisme. Tel fut le cas de Cuadernos para el diálogo ou de El Ciervo, qui passaient au travers de toute censure gouvernementale, protégés par leur orientation catholique. Les figures laïques de cette offensive progressiste ont été entre autres Ruiz Giménez (ex-ministre de Franco), Miret Magdalena et Comín. A la même époque, et bénéficiant aussi de la couverture ecclésiastique, apparaît le projet d’Ulsteriser l’Espagne en fomentant une rébellion séparatiste et armée au Pays Basque et en Navarre, provinces qui avaient été les plus catholiques et les plus pratiquantes de l’Espagne. Cela donna des ailes au Parti Nationaliste Basque (PNV) qui se dota d’un bras armé, l’organisation terroriste ETA. Celle-ci prit forme au sein de l’Université jésuite de Deusto (à Bilbao) et au séminaire de Vitoria, unique alors au Pays Basque. Les chefs du PNV, et plus tard les dirigeants de l’autonomie d’« Euskadi », ont été et sont, en grande partie, des clercs sécularisés ou d’ex-séminaristes (Arzallus, Garaícoechea, Arbeloa, Urralbura, etc.). L’ETA, sans préjudice pour ses objectifs séparatistes, s’est déclarée marxiste-léniniste depuis ses débuts, et son activité terroriste a coûté plus de mille vies humaines. Son origine fut très certainement financée par l’Union soviétique et les partis communistes ; plus tard, elle s’est maintenue et s’est développée par le racket avec menace de mort dans les milieux financiers et industriels.
Franco, vieillissant et malade, n’a pas su ou pu faire face à cette double offensive d’origine ecclésiastique, la plus surprenante et douloureuse qui pouvait être pour lui. Le sommet fut atteint après l’assassinat sauvage de l’amiral Carrero Blanco, qu’il avait nommé comme homme fort chef de son gouvernement (on discute toujours à l’heure actuelle du responsable ultime de cet assassinat). On dit, par ailleurs, que pendant les derniers mois de sa vie, Franco était convaincu que son successeur « ayant titre de Roi » ne respecterait pas son serment concernant les Lois fondamentales en vigueur, mais que, monarque purement décoratif, il s’en remettrait à la démocratie laïciste dominante en Europe.