Revue de réflexion politique et religieuse.

Espagne : impacts poli­tiques du Concile

Article publié le 4 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans l’histoire de l’Eglise d’Espagne à cette époque, on a rete­nu les luttes internes à l’épiscopat, spé­cia­le­ment l’opposition entre le car­di­nal Tarancón et Mgr Guer­ra Cam­pos. Quelles étaient les autres per­son­na­li­tés ? Le car­di­nal Tarancón pré­tend, dans ses Confes­sions, que les évêques les plus « durs » de l’opposition auraient envi­sa­gé de créer une confé­rence épis­co­pale dis­si­dente.

A la fin de l’époque fran­quiste et dans les débuts de la nou­velle démo­cra­tie libé­rale, une lutte sou­ter­raine s’est enga­gée entre le car­di­nal Tarancón et Mgr Guer­ra Cam­pos, les deux figures les plus repré­sen­ta­tives des ten­dances en pré­sence. En réa­li­té, Tarancón était plu­tôt une figure de l’opportunisme ou, si l’on veut, une figure pica­resque. Auteur de livres de dévo­tion et enthou­siaste de Fran­co à l’époque de son apo­gée, il a fait volte-face et est deve­nu très pro­gres­siste et très hos­tile au régime au moment de son déclin et au cours du pré­lude de la tran­si­tion. Guer­ra Cam­pos, en revanche, a peut-être été la meilleure tête de l’épiscopat espa­gnol. Très fidèle à la foi reçue et d’une grande inté­gri­té, on l’a relé­gué dans un dio­cèse secon­daire, celui de Cuen­ca, jusqu’à sa retraite. On peut citer comme étant de ligne tra­di­tion­nelle et conser­va­trice Mar­ce­lo Gonzá­lez Martín que j’ai déjà évo­qué, pro­mu arche­vêque de Bar­ce­lone puis de Tolède, et Temiño, évêque d’Orense. Du côté pro­gres­siste ou « taran­co­niste », Yanes Ava­rez, aujourd’hui arche­vêque de Sara­gosse, Díaz Mer­chán, d’Oviedo, Osés Fla­ma­rique, de Hues­ca, et Echar­ren Ystú­riz, des Cana­ries. Je ne crois pas per­son­nel­le­ment qu’il y ait eu une ten­ta­tive de créa­tion d’une confé­rence épis­co­pale dis­si­dente. La nomi­na­tion par Fran­co de son suc­ces­seur avec le titre de Roi lais­sait croire à une cer­taine conti­nui­té du régime confes­sion­nel, même si cet espoir s’est révé­lé rapi­de­ment vain.

La ques­tion litur­gique semble n’avoir eu qu’une impor­tance mineure dans les deux camps (« taran­co­nistes », Her­man­dad sacer­do­tal ((  Fra­ter­ni­té sacer­do­tale hos­tile à l’esprit du concile.)) ), plus atten­tifs au pro­blème doc­tri­nal rele­vant du droit public de l’Eglise. Mais ce débat ne s’est-il pas lui-même concen­tré et trans­for­mé en une pré­oc­cu­pa­tion presque unique, celle de la suc­ces­sion de Fran­co ?

Effec­ti­ve­ment, la ques­tion litur­gique n’a pas éveillé en Espagne une véri­table polé­mique en dehors du cercle de la Fra­ter­ni­té Saint-Pie X de Mgr Lefebvre (et même là ce n’était pas le thème cen­tral) et en dehors de l’association Una Voce, qui regrou­pait des per­sonnes favo­rables au latin sous la pré­si­dence du doc­teur Mari­né, pro­fes­seur à l’Université de Madrid. L’intérêt géné­ral s’est essen­tiel­le­ment por­té sur les ques­tions de fond sou­le­vées par le Concile, spé­cia­le­ment celles sou­le­vées par la décla­ra­tion sur la liber­té reli­gieuse et ses consé­quences laï­cistes, sur le divorce, etc. Tant que Fran­co a vécu, ces pré­oc­cu­pa­tions se sont concen­trées sur sa suc­ces­sion, dont on savait qu’elle pou­vait pro­vo­quer une grave crise poli­tique et même mili­taire. Du fait de la rapide dis­pa­ri­tion de l’habit ecclé­sias­tique dans le cler­gé et de la nou­velle messe en langue ver­na­cu­laire, sans gré­go­rien, pro­tes­tan­ti­sée, beau­coup se sont éloi­gnés, quel­que­fois insen­si­ble­ment, de l’Eglise et de la pra­tique reli­gieuse.
Au cours des vingt-cinq années qui avaient sui­vi la fin de la guerre, l’Espagne avait connu une paix civile, idéo­lo­gique et reli­gieuse qua­si abso­lue. C’était le fruit de l’enthousiasme des uns (les vain­queurs), et de la fatigue et de la pas­si­vi­té des autres. Les prin­cipes consti­tu­tion­nels avaient pour modèle la doc­trine sociale de l’Eglise, cher­chant à repro­duire pour cette époque ce qu’aurait pu être un régime tra­di­tion­nel catho­lique, de type « Ancien Régime ». Mais la pra­tique, qui pro­lon­geait un diri­gisme cen­tra­liste exces­sif qui ne pou­vait que sus­ci­ter des contes­ta­tions avec le temps, était bien loin de la théo­rie. Le géné­ral Fran­co, qui avait recons­truit les églises et les édi­fices catho­liques qui avaient été détruits dans le centre de l’Espagne au cours de la domi­na­tion « rouge », et qui était allé jusqu’à refu­ser le pour­tant bien néces­saire plan Mar­shall pour ne pas accep­ter la laï­ci­té de l’Etat et la liber­té publique de culte, n’était pas pré­pa­ré psy­cho­lo­gi­que­ment à ce que l’ennemi et la sédi­tion contre son pou­voir viennent pré­ci­sé­ment de l’Eglise (je veux dire de l’Eglise post­con­ci­liaire).

Vers le milieu des années soixante, au début du Concile, des revues libé­rales et cryp­to-mar­xistes ont com­men­cé à paraître en Espagne sous cou­vert de catho­li­cisme. Tel fut le cas de Cua­der­nos para el diá­lo­go ou de El Cier­vo, qui pas­saient au tra­vers de toute cen­sure gou­ver­ne­men­tale, pro­té­gés par leur orien­ta­tion catho­lique. Les figures laïques de cette offen­sive pro­gres­siste ont été entre autres Ruiz Gimé­nez (ex-ministre de Fran­co), Miret Mag­da­le­na et Comín. A la même époque, et béné­fi­ciant aus­si de la cou­ver­ture ecclé­sias­tique, appa­raît le pro­jet d’Ulsteriser l’Espagne en fomen­tant une rébel­lion sépa­ra­tiste et armée au Pays Basque et en Navarre, pro­vinces qui avaient été les plus catho­liques et les plus pra­ti­quantes de l’Espagne. Cela don­na des ailes au Par­ti Natio­na­liste Basque (PNV) qui se dota d’un bras armé, l’organisation ter­ro­riste ETA. Celle-ci prit forme au sein de l’Université jésuite de Deus­to (à Bil­bao) et au sémi­naire de Vito­ria, unique alors au Pays Basque. Les chefs du PNV, et plus tard les diri­geants de l’autonomie d’« Eus­ka­di », ont été et sont, en grande par­tie, des clercs sécu­la­ri­sés ou d’ex-séminaristes (Arzal­lus, Garaí­coe­chea, Arbe­loa, Urral­bu­ra, etc.). L’ETA, sans pré­ju­dice pour ses objec­tifs sépa­ra­tistes, s’est décla­rée mar­xiste-léni­niste depuis ses débuts, et son acti­vi­té ter­ro­riste a coû­té plus de mille vies humaines. Son ori­gine fut très cer­tai­ne­ment finan­cée par l’Union sovié­tique et les par­tis com­mu­nistes ; plus tard, elle s’est main­te­nue et s’est déve­lop­pée par le racket avec menace de mort dans les milieux finan­ciers et indus­triels.
Fran­co, vieillis­sant et malade, n’a pas su ou pu faire face à cette double offen­sive d’origine ecclé­sias­tique, la plus sur­pre­nante et dou­lou­reuse qui pou­vait être pour lui. Le som­met fut atteint après l’assassinat sau­vage de l’amiral Car­re­ro Blan­co, qu’il avait nom­mé comme homme fort chef de son gou­ver­ne­ment (on dis­cute tou­jours à l’heure actuelle du res­pon­sable ultime de cet assas­si­nat). On dit, par ailleurs, que pen­dant les der­niers mois de sa vie, Fran­co était convain­cu que son suc­ces­seur « ayant titre de Roi » ne res­pec­te­rait pas son ser­ment concer­nant les Lois fon­da­men­tales en vigueur, mais que, monarque pure­ment déco­ra­tif, il s’en remet­trait à la démo­cra­tie laï­ciste domi­nante en Europe.

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