Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 134 : L’im­passe

Article publié le 31 Déc 2016 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La conjonc­tion d’un cer­tain nombre de chan­ge­ments poli­tiques récents et inat­ten­dus, de menaces nou­velles, d’illusions démen­ties paraît bien signi­fier que nous pas­sons d’une époque à une autre. Chaque élé­ment de crise a des retom­bées sur cha­cun des autres, en par­ti­cu­lier en termes de psy­cho­lo­gie col­lec­tive, comme par exemple l’éviction de la can­di­date Clin­ton à la pré­si­dence amé­ri­caine, le Brexit, etc. Ceux qui jusqu’alors pen­saient pou­voir jouir indé­fi­ni­ment d’une posi­tion assu­rée découvrent qu’ils ne maî­trisent plus si faci­le­ment le cours des choses.

L’Église catho­lique, parce que ses membres sont insé­rés dans la réa­li­té de ce monde, ne peut res­ter à l’écart de tels chan­ge­ments, d’autant moins que depuis cin­quante ans cette inser­tion est mar­quée par le sou­ci d’éviter les heurts avec les puis­sances éta­blies. Si l’arrivée de Jorge Mario Ber­go­glio et de ses col­la­bo­ra­teurs argen­tins donne l’impression d’un retour arrière dans la pre­mière décen­nie de l’après-concile, avec une nuance régio­nale et tiers-mon­diste affir­mée, il convien­drait tou­te­fois de ne pas confondre la forme et le fond. Certes le style est de prime abord venu des « péri­phé­ries » et rap­pelle un cer­tain pro­gres­sisme libé­ra­tion­niste aujourd’hui recon­ver­ti en alter­mon­dia­lisme. Il n’en est pas moins, dans sa sub­stance et ses prio­ri­tés, très déter­mi­né par la recherche d’une har­mo­ni­sa­tion avec les « valeurs » de la culture occi­den­tale mon­dia­li­sée. C’est ain­si que revient en force l’esprit du concile, un temps anes­thé­sié sous Jean-Paul II, puis sous Benoît XVI.

Inter­ro­gé der­niè­re­ment – le 17 novembre 2016 – par Ste­fa­nia Falas­ca pour le jour­nal ita­lien Avve­nire, le pape Fran­çois, se défen­dant des cri­tiques qui lui ont été adres­sées à pro­pos de l’exhortation Amo­ris lae­ti­tia, s’est conten­té de la réponse laco­nique sui­vante : « Je ne brade pas la doc­trine, j’accomplis le Concile ». Cette affir­ma­tion n’est cer­tai­ne­ment pas une for­mule en l’air. Elle signi­fie que les dis­cours, actes et signes propres au pon­ti­fi­cat ber­go­glien réa­lisent, ou mani­festent plei­ne­ment, les poten­tia­li­tés her­mé­neu­tiques – maxi­ma­listes en l’espèce, mais réelles – conte­nues dans l’ensemble des textes conci­liaires et du concile Vati­can II en tant qu’événement doté de sens, les pous­sant désor­mais au bout de leur capa­ci­té de com­pré­hen­sion telle qu’elle peut objec­ti­ve­ment en être déga­gée. C’est ce l’on appelle en ce moment la réforme de l’Église (jouant à l’occasion sur l’allusion à Luther). Rap­pe­lons que c’est ce qu’avait annon­cé Wal­ter Kas­per dans un article paru le 12 avril 2013 dans L’Osservatore Roma­no, un mois après l’avènement de Fran­çois, inti­tu­lé « Un concile encore en che­min ». Le car­di­nal alle­mand par­tait d’un constat : « Les textes conci­liaires ont en eux-mêmes un énorme poten­tiel conflic­tuel et ouvrent la porte à une récep­tion dans l’une ou l’autre direc­tion […] confiance croyante de Jean XXIII, ou che­min à rebours vers de sté­riles atti­tudes de défense ». Pour W. Kas­per, la réponse qu’allait don­ner le pape Fran­çois allait de soi, mais tien­drait néces­sai­re­ment compte de l’évolution inter­ve­nue au cours du demi-siècle, pré­ci­sant qu’étant arri­vés à l’âge de la post­mo­der­ni­té, « bien des anciennes ques­tions se posent d’une manière nou­velle ». Cela est exact, mais c’est sur­tout du côté des réponses que le pro­blème se pose.

Cet appel au rajeu­nis­se­ment des concepts est en effet fon­dé. Se pla­çant volon­tai­re­ment « à l’écoute du monde », l’Église des temps conci­liaires a cher­ché à « prendre au sérieux les requêtes de l’âge moderne » (W. Kas­per, loc. cit.). Dès lors que cette orien­ta­tion rede­vient un objec­tif majeur, il lui faut aujourd’hui cher­cher un ter­rain d’entente dans d’autres direc­tions, celles, en fait, que déter­minent les forces créa­trices d’opinion les plus puis­santes de la pla­nète. Il n’est donc pas éton­nant que des ques­tions appa­rem­ment aus­si dif­fé­rentes que celle des « divor­cés rema­riés » ou de la pro­tec­tion des espèces en voie d’extinction puissent consti­tuer des ter­rains pri­vi­lé­giés de l’accom­plis­se­ment du concile. D’autres thèmes pour­raient être mis à l’ordre du jour, la pari­té homme-femme, par exemple, ou l’intégration ecclé­siale des couples de même sexe.

Un auteur ita­lien, Fla­vio Pie­ro Cuni­ber­to, pro­fes­seur à l’université de Pérouse, a der­niè­re­ment publié un petit livre inti­tu­lé Madon­na pover­tà. Papa Fran­ces­co e la rifon­da­zione del cris­tia­ne­si­mo (Dame pau­vre­té. Le pape Fran­çois et la refon­da­tion du chris­tia­nisme, Neri Poz­za, Vicence, 2016). Il s’intéresse aux deux textes com­plé­men­taires que sont Evan­ge­lii gau­dium (24 novembre 2013) et Lau­da­to Si’ (24 mai 2015), l’un axé sur le thème de l’éradication de la pau­vre­té, l’autre sur la pro­tec­tion de la nature. Pour cet auteur, « l’exploitation incon­trô­lée des res­sources natu­relles et l’injustice sociale au niveau pla­né­taire forment un tout, qui est en même temps objet d’accusation et base d’un pro­gramme visant un nou­vel ordre mon­dial où le res­pect envers la Terre et l’égalité entre les peuples seraient comme les deux faces de la même médaille ». L’analyse fait appa­raître que cer­tains pas­sage de ces textes sont anti­mo­dernes (la décrois­sance, la sau­ve­garde rai­son­née de la nature), tout comme la notion de pau­vre­té, exal­tée comme bien spi­ri­tuel exem­plaire dans les péri­phé­ries de la moder­ni­té, mais que ces posi­tions n’excluent pas les contra­dic­tions. La pau­vre­té y est, dans d’autres endroits d’Evan­ge­lii gau­dium, vue comme un scan­dale, une  pri­va­tion indue de l’accès aux biens maté­riels dont sont pour­vus les plus nan­tis de la pla­nète : d’où il résulte que  le bon ordre des choses consis­te­rait en ce que  les « pas-encore-assez-modernes » puissent accé­der plei­ne­ment à l’abondance maté­rielle de la moder­ni­té la plus avan­cée. Il en va de même avec la concep­tion de la nature, qui passe de l’œuvre chan­tant les mer­veilles créées par le divin Artiste à tous les pon­cifs de l’idéologie éco­lo­giste lais­sant ima­gi­ner le retour à l’Éden une fois réso­lus les pro­blèmes de pol­lu­tion ou de réchauf­fe­ment cli­ma­tique, sans allu­sion aux désordres consé­cu­tifs au péché ori­gi­nel… Le para­doxe, ici encore, est d’en arri­ver à saluer (Lau­da­to Si’ 78) la « démy­thi­sa­tion de la nature » comme œuvre de la « pen­sée judéo-chré­tienne »,  pour, dans un deuxième temps, condam­ner (à juste titre, certes) les méfaits de l’arrai­son­ne­ment indus­triel de la Terre, avant de pro­po­ser d’adhérer à la ver­sion tar­do­mo­derne d’une rédemp­tion éco­lo­gique supra­re­li­gieuse au ser­vice de la « mai­son com­mune ».

Sub­siste ain­si la ten­sion qui a mar­qué la pre­mière époque conci­liaire, mais s’est aggra­vée du fait du dépla­ce­ment des nou­velles prio­ri­tés idéo­lo­giques ayant la puis­sance de s’imposer. Dans les pre­mières années en effet, il était facile de col­la­bo­rer autour de thèmes tels que le droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes, la lutte contre les dic­ta­tures ou l’apartheid. La dif­fi­cul­té de conci­lier ce type d’options avec le cœur de la foi chré­tienne n’apparaissait pas immé­dia­te­ment. A par­tir du moment où la pres­sion  nou­velle exer­cée par toutes sortes d’organisations inter­na­tio­nales et d’ONG, à la fin du siècle pas­sé, s’est por­tée avec une insis­tance crois­sante sur des thèmes nou­veaux, bien plus immé­dia­te­ment liés à des exi­gences morales indi­vi­duelles, l’exercice est deve­nu plus dif­fi­cile. Dans un pre­mier temps la dénon­cia­tion réité­rée de la « culture de mort » par Jean-Paul II a même man­qué de replon­ger l’Église dans la condi­tion de cita­delle assié­gée dont le concile avait vou­lu se libé­rer une fois pour toutes. A pré­sent cette période est consi­dé­rée comme une tache venue déva­luer l’image d’une Église ouverte au monde et ani­mée d’un esprit de coopé­ra­tion avec les autres forces de pro­grès en vue de gérer l’avenir de la pla­nète. Mais l’exercice pré­sente des risques plus grands. Si déjà le fait de cher­cher à s’insérer dans le nou­veau « grand récit » (car c’en est un !) éco­lo­giste pré­sente un dan­ger de glis­se­ment vers des posi­tions dif­fi­ci­le­ment com­pa­tibles avec l’anthropologie chré­tienne, le grand écart est plus dif­fi­cile lorsqu’il s’agit de ten­ter d’ouvrir une brèche dans la loi du Christ la plus expli­cite. C’est ce que révèle au grand jour tant le dérou­le­ment du Synode sur la famille que les conclu­sions qu’en a tirées l’exhortation Amo­ris lae­ti­tia. On peut ain­si mesu­rer que plus la pres­sion de la culture domi­nante contem­po­raine est forte pour exi­ger sa recon­nais­sance par l’Église, plus se pose en retour avec acui­té la ques­tion de la fidé­li­té à la Parole de Dieu. Le pro­jet de conci­lia­tion arrive alors à une impasse, véri­fiant l’impossibilité énon­cée dans l’évangile : nul ne peut ser­vir deux maîtres (Mt 6, 24).

Le nou­veau cours aura bien­tôt quatre ans. Il s’est impo­sé de manière pro­gres­sive, sans retour arrière, ce qui ne veut pas dire sans oppo­si­tions : cela s’est clai­re­ment véri­fié lors du dérou­le­ment des deux ses­sions du Synode extra­or­di­naire sur la famille, qui ont abou­ti, si l’on com­prend quels en étaient les objec­tifs, à un échec tac­tique, en dépit d’efforts pour for­cer le des­tin, avant, pen­dant et depuis (cf. entre autres Edward Pen­tin, The rig­ging of a Vati­can Synod ?, 2015, au sujet des nom­breuses mani­pu­la­tions consta­tées lors de la pré­pa­ra­tion et du dérou­le­ment de la pre­mière ses­sion). Le pro­jet ins­pi­ré de la « doc­trine Kas­per », trans­for­ma­tion­niste en matière dog­ma­tique, loin d’avoir été aban­don­né, est réap­pa­ru immé­dia­te­ment après, sous la forme d’une com­mu­ni­ca­tion lais­sant entendre que les deux tiers de l’assemblée syno­dale l’avait enté­ri­né, ce qui n’était pas exact. Puis est arri­vée Amo­ris lae­ti­tia (19 mars/8 avril 2016), texte extrê­me­ment long, com­plexe dans sa struc­ture, mais dont le cœur se trouve dans le hui­tième cha­pitre (« Accom­pa­gner, dis­cer­ner et inté­grer la fra­gi­li­té ») et les points essen­tiels concen­trés dans quelques modestes notes par­ti­cu­liè­re­ment étu­diées (329, 336, 344, 351). Nombre d’analyses de ce docu­ment ont été publiées, soit pour en faire res­sor­tir cer­taines contra­dic­tions internes, soit sur­tout pour mettre en évi­dence la dif­fi­cile com­pa­ti­bi­li­té logique entre quelques-unes de ses asser­tions et l’enseignement com­mun de l’Église à tra­vers le temps, et jusque très récem­ment, notam­ment dans le Caté­chisme de l’Église catho­lique. Ce débat au fond n’est cepen­dant pas le seul en cause, car le texte concer­né pré­sente éga­le­ment des moda­li­tés ori­gi­nales de com­po­si­tion. L’une des ana­lyses de cet aspect for­mel est due à un pro­fes­seur d’université aus­tra­lienne de phi­lo­lo­gie patris­tique, Anna Mar­ga­ret Sil­vas, qui enseigne aus­si à l’Institut Pon­ti­fi­cal Jean-Paul II d’é­tudes sur le mariage et la famille de Mel­bourne. C’est au cours d’une confé­rence pro­non­cée en mai 2016 (tra­duite pour l’essentiel en fran­çais sur le site http://chiesa.espresso.repubblica.it) que celle-ci a pro­po­sé cette lec­ture métho­do­lo­gique. Tout d’abord, on observe que l’une des idées constantes d’Amo­ris lae­ti­tia, reprise comme une basse conti­nue dans la mélo­die que consti­tue le reste de l’argumentation, est que « c’est la faute de l’Église, ou de quelque chose dont l’Église devrait anxieu­se­ment s’excuser, lorsque cer­tains de ses membres s’engagent dans une union qui est objec­ti­ve­ment adul­tère et que, ce fai­sant, ils s’excluent eux-mêmes de la Sainte Com­mu­nion ». Puis A. M. Sil­vas consi­dère la struc­ture de ce docu­ment par­ti­cu­liè­re­ment épais : « Je me suis deman­dé si la pro­lixi­té extra­or­di­naire des sept pre­miers cha­pitres n’avait pas pour but de nous user avant que nous n’arrivions à ce cha­pitre cru­cial et de nous prendre au dépour­vu. » C’est par une série de pas suc­ces­sifs que le lec­teur est mené à l’affirmation prin­ci­pale, pas qui sont consti­tués de petites trans­for­ma­tions, dis­tor­sions ou sug­ges­tions ne rele­vant pas au sens strict du déve­lop­pe­ment logique de l’argumentation : cita­tions tron­quées défor­mant le sens d’énoncés clairs de saint Tho­mas, de docu­ments conci­liaires comme Gau­dium et spes ou de l’encyclique Fami­lia­ris consor­tio de Jean-Paul II (cas de la note 329), ter­mi­no­lo­gie vague autour du terme « dis­cer­ne­ment » jamais stric­te­ment défi­ni, pré­va­lence de la conscience sub­jec­tive sur la règle pro­mul­guée sans aucune ambi­guï­té (en l’espèce, les paroles mêmes du Christ et celles de saint Paul), avant d’arriver au n. 305 – sur 325 para­graphes –, lequel com­mence par une condam­na­tion pré­ven­tive des « cœurs fer­més qui se cachent ordi­nai­re­ment der­rière les ensei­gne­ments de l’Église » et qui voient tout « en blanc ou noir ». Alors seule­ment vient la conclu­sion tant atten­due comme sym­bole d’acceptation des nou­velles valeurs post­mo­dernes, mais seule­ment en note (351) sous ce pas­sage : « dans cer­tains cas » une per­sonne vivant en état d’adultère peut rece­voir le Corps du Christ.

Bien consciente que ce texte joue sur la com­plexi­té et exige une véri­table démarche exé­gé­tique pour que l’on en com­prenne sens et inten­tion réels, opé­ra­tion dif­fi­cile semée d’embûches et sans aucun doute hors de por­tée de médias méca­ni­que­ment por­tés à iden­ti­fier le mes­sage essen­tiel, qua­si sub­li­mi­nal, A. M. Sil­vas, au moment même où elle pro­non­çait sa confé­rence, sou­li­gnait l’un des dan­gers de ce mode de com­mu­ni­ca­tion oblique et subrep­tice : « Je suis cer­taine qu’il y a main­te­nant beau­coup de gens qui tra­vaillent acti­ve­ment à “inter­pré­ter” tout cela selon une “her­mé­neu­tique de conti­nui­té”, pour en mon­trer l’harmonie, je pré­sume, avec la Tra­di­tion. » L’évolution ulté­rieure lui a don­né rai­son. Tou­te­fois si cette ten­ta­tive a bien eu lieu, elle s’est épui­sée pour être fina­le­ment contre­dite expli­ci­te­ment par l’auteur même du texte, ici encore de manière indi­recte, dans une lettre ren­due publique aux évêques d’Argentine, le 5 sep­tembre 2016 : « Il n’y a pas d’autre inter­pré­ta­tion » que celle qui res­sort des termes mêmes de la fameuse note 351. De tout cela résulte une grande confu­sion, dont la res­pon­sa­bi­li­té est tou­te­fois par­ta­gée. D’un côté, la « réforme » ber­go­glienne n’avance pas dans la plus grande clar­té, ce qui a pour effet de créer une étrange situa­tion plu­ra­liste. Der­niè­re­ment le car­di­nal bré­si­lien Hummes, de pas­sage à Madrid, en a tiré la ver­sion sui­vante : « L’Église veut être ouverte à toutes les sen­si­bi­li­tés. Le pape dit que nous devons mar­cher tous ensemble et n’exclure per­sonne. Peu importe ce qu’on pense, ce qu’on est, ce qu’on fait… Ce qui compte c’est que nous arri­vions à mar­cher ensemble, comme des frères et des amis. » (entre­tien accor­dé à Reli­gión digi­tal le 25 novembre 2016). D’un autre côté, une cer­taine culture her­mé­neu­tique s’est ins­tal­lée de longue date, avec de bonnes inten­tions, pour pra­ti­quer la pieuse inter­pré­ta­tion d’énoncés dan­ge­reu­se­ment rédi­gés, notam­ment de cer­taines for­mu­la­tions dans les docu­ments mêmes de Vati­can II ; l’exercice est deve­nu très dif­fi­cile, mais la ten­dance demeure encore, ce qui accen­tue para­doxa­le­ment la confu­sion.

Tel est l’état de choses qui a déter­mi­né cer­tains car­di­naux à pré­sen­ter une demande de cla­ri­fi­ca­tion auprès du pape Fran­çois direc­te­ment, sous la forme cano­nique des dubia (doutes), demandes expli­cites d’interprétation authen­tique, concer­nant cinq points d’Amo­ris lae­ti­tia, pré­cé­dées d’un expo­sé jus­ti­fi­ca­tif très pré­cis sur cha­cun de ces points. Et c’est pour n’avoir reçu aucune sorte de réponse que quatre car­di­naux ont déci­dé de rendre publiques leurs demandes, afin que nul n’en ignore. Il est bien évident que la démarche est sin­gu­lière, à la hau­teur du carac­tère inédit de toute l’affaire. Plu­sieurs décla­ra­tions ont per­mis de com­prendre que l’absence de réponse cla­ri­fi­ca­trice venait d’une déci­sion déli­bé­rée de Fran­çois, qui en revanche, a mul­ti­plié les cri­tiques indi­rectes sous forme d’allusions sou­vent viru­lentes à l’adresse des léga­listes, pha­ri­siens, pen­seurs abs­traits, cœurs secs, allant jusqu’à trai­ter de « copro­phages » les jour­na­listes vati­ca­nistes se fai­sant écho des demandes de cla­ri­fi­ca­tion car­di­na­lices. Paral­lè­le­ment sont inter­ve­nus un cer­tain nombre de per­son­nages, ecclé­sias­tiques ou laïcs, uti­li­sant les argu­ments les plus divers, soit pour assu­rer péremp­toi­re­ment qu’il n’y avait qu’à se sou­mettre sans dis­cu­ter, soit que tout était clai­re­ment ins­pi­ré du Saint-Esprit dans Amo­ris lae­ti­tia, qu’en outre les quatre car­di­naux ne comp­taient pas en com­pa­rai­son des deux-cents autres qui se taisent, soit enfin qu’ils sont héré­tiques, schis­ma­tiques et scan­da­leux… Etc. Cet ensemble dis­cor­dant a au moins un trait com­mun, celui de ne rien répondre, ne serait-ce que pour réfu­ter afin de ras­su­rer les fidèles pou­vant être trou­blés, sur le fond des dif­fi­cul­tés très pré­ci­sé­ment sou­le­vées par les quatre inter­ve­nants, tous théo­lo­giens et cano­nistes de pre­mier plan, exer­çant ou ayant exer­cé les plus hautes fonc­tions dans l’Église, que cer­tains n’hésitent pas à qua­li­fier de cri­mi­nels (Alber­to Mel­lo­ni, La Repub­bli­ca, 20 novembre 2016).

Dans cette affaire, la matière du litige est certes très grave puisqu’elle ne porte pas sur la pos­sible adap­ta­tion d’une loi dis­ci­pli­naire posi­tive mais sur le res­pect dû au Corps et au Sang du Christ : « C’est pour­quoi celui qui man­ge­ra le pain ou boi­ra le calice du Sei­gneur indi­gne­ment, sera cou­pable envers le corps et le sang du Sei­gneur. Que cha­cun donc s’é­prouve soi-même, et qu’ain­si il mange de ce pain et boive de ce calice ; car celui qui mange et boit [indi­gne­ment], sans dis­cer­ner le corps du Sei­gneur, mange et boit son propre juge­ment.. » (1Cor, 11, 27–29) C’est cepen­dant la forme prise par l’événement qui est hau­te­ment signi­fi­ca­tive – un pro­blème ana­logue aurait d’ailleurs pu, en prin­cipe du moins, concer­ner d’autres matières que l’Eucharistie. L’ensemble des pro­cé­dés détour­nés par les­quels, d’une part, un cer­tain pas­sage du Rubi­con s’est opé­ré, puis main­te­nant le déni d’en mon­trer la légi­ti­mi­té, tout cela mani­feste, pour le moins, un embar­ras consi­dé­rable.

Et c’est cet embar­ras qui révèle la dif­fi­cul­té majeure. Cette dif­fi­cul­té réside dans le fait que l’accom­plis­se­ment du Concile, au moins de ce qui peut en être reçu dans son inter­pré­ta­tion maxi­ma­liste (licite à par­tir du moment où est accep­té le prin­cipe her­mé­neu­tique), révèle en même temps son impos­si­bi­li­té radi­cale. Cette condi­tion, res­tée latente dans les décen­nies anté­rieures au prix de com­pro­mis per­met­tant d’en retar­der l’aboutissement, réap­pa­raît sou­dai­ne­ment, en rai­son de la per­son­na­li­té de Jorge Mario Ber­go­glio et du zèle actif du milieu qui l’entoure, long­temps frus­tré et pres­sé de prendre une revanche tar­dive. Mais elle abou­tit à l’aphasie. Cette ten­ta­tive de remon­tée dans le temps fait pen­ser à une fameuse phrase de Marx – dans Le 18 bru­maire de Louis Bona­parte –« Hegel fait remar­quer quelque part que, dans l’his­toire uni­ver­selle, les grands faits et les grands per­son­nages se pro­duisent, pour ain­si dire, deux fois. Il a oublié d’a­jou­ter : la pre­mière fois comme tra­gé­die, la seconde comme farce. »

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