Revue de réflexion politique et religieuse.

La dis­si­mu­la­tion du réel par le détour­ne­ment du lan­gage. Quelques réflexions à par­tir du cas alba­nais

Article publié le 25 Juin 2015 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans son der­nier livre, La France big bro­ther, ouvrage au style par­fois dérou­tant mais plein de luci­di­té, Laurent Ober­tone com­pare la France d’aujourd’hui au régime tota­li­taire décrit par George Orwell dans 1984. Pre­nant la voix d’un des membres du « Par­ti », Ober­tone lui fait dire : « Le lan­gage est au fond bien plus impor­tant que les poli­ti­ciens, puisque toute poli­tique est affaire de men­songes. Valls, c’est de la com­mu­ni­ca­tion et ce ne sera jamais que cela […] A l’ombre de la réa­li­té, dans les labo­ra­toires que sont les QG des par­tis, on ne pense qu’à ça. Com­ment leur dire, com­ment ne pas leur dire, de quoi par­ler, com­ment par­ler. Comme l’écrivait Orwell, « le lan­gage poli­tique est des­ti­né à rendre vrai­sem­blables les men­songes, res­pec­tables les meurtres, et à don­ner l’apparence de la soli­di­té à ce qui n’est que du vent » » ((. Laurent Ober­tone, La France big bro­ther, Ring, 2014, p. 241.)) . Le pou­voir actuel, en effet, et l’idéologie domi­nante sur laquelle il fonde sa légi­ti­mi­té semblent consa­crer une atten­tion toute par­ti­cu­lière au lan­gage. De la sup­pres­sion du mot « race » de la Consti­tu­tion à la dis­pa­ri­tion de la notion de « bon père de famille » du Code civil, il pos­tule que chan­ger le lan­gage est la pre­mière étape pour chan­ger l’homme, chan­ger le monde, créer un homme nou­veau. Aus­si, en même temps que cer­tains mots dis­pa­raissent, voit-on fleu­rir les néo­lo­gismes, depuis le concept vapo­reux de « socié­tal » jusqu’à la pro­li­fé­ra­tion des mots en « phobe », étu­diée avec finesse par le regret­té Phi­lippe Muray dans un article qui a fait date, « La cage aux phobes » : « La brusque popu­la­ri­sa­tion du concept de pho­bie, appli­qué aux objets et aux sujets les plus divers, révèle une volon­té de sacra­li­sa­tion de cer­tains objets et de cer­tains sujets que l’on ne doit même plus pou­voir cri­ti­quer, envers les­quels on ne doit plus avoir la moindre réti­cence, ni récla­mer le plus élé­men­taire droit d’examen sans être aus­si­tôt mar­qué, stig­ma­ti­sé par cette nou­velle lettre écar­late du pho­bisme infa­mant » ((. Phi­lippe Muray, « La cage aux phobes », in Essais, Les Belles Lettres, 2010, p. 1383.)) . Les mots, en effet, ne sont pas seule­ment les ins­tru­ments de la pen­sée, des outils exté­rieurs qui s’ajouteraient à la pen­sée : ils sont ce dans quoi la pen­sée naît et se forme ; c’est dans les mots que nous pen­sons.
A terme, la trans­for­ma­tion du lan­gage vise la trans­for­ma­tion de la pen­sée. C’est pro­ba­ble­ment ce que San­drine Maze­tier, nom­mée à la vice-pré­si­dence du Sénat fran­çais, a à l’esprit, plus ou moins consciem­ment, lorsqu’elle fus­tige le sexisme « d’école mater­nelle » et sanc­tionne le dépu­té Julien Aubert, qui, res­pec­tant scru­pu­leu­se­ment les règles de la langue fran­çaise, avait osé l’appeler « Madame le Pré­sident » et non « Madame la Pré­si­dente » ((. On note­ra l’improbable ali­gne­ment de l’Académie fran­çaise, laquelle, tout en don­nant tort à S. Maze­tier sur le fond (elle sou­li­gna « l’indifférence juri­dique et poli­tique au sexe des indi­vi­dus »), lui don­na rai­son sur la forme, arguant de la néces­si­té de « s’incliner devant le désir légi­time des indi­vi­dus »… )) … La gauche, qu’elle ait lu ou non Anto­nio Gram­sci, fon­da­teur du Par­ti com­mu­niste ita­lien et grand théo­ri­cien de l’hégémonie cultu­relle, est très consciente des enjeux idéo­lo­giques de la maî­trise du lan­gage. Le véri­table pou­voir, énon­çait Gram­sci dans ses Ecrits de pri­son, est de créer et de défi­nir les mots. Les mots n’ont plus pour mis­sion, comme dans la pers­pec­tive tho­miste, de per­mettre l’adéquation de la chose et de l’intellect, mais de don­ner à l’illusion l’apparence du réel : « Il y a une chose qui m’a cau­sé la plus grande dif­fi­cul­té et qui conti­nue de m’en cau­ser sans cesse : me rendre compte qu’il est infi­ni­ment plus impor­tant de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont […] Il suf­fit de créer des noms nou­veaux, des appré­cia­tions et des pro­ba­bi­li­tés nou­velles pour créer peu à peu des « choses » nou­velles ». Tels sont les pro­pos élo­quents que tenait déjà Nietzsche, père du nihi­lisme, dans Le Gai savoir ((. Frie­drich Nietzsche, Le Gai Savoir, para­graphe 58.)) . Notre époque semble avoir défi­ni­ti­ve­ment fait sien pareil nihi­lisme.
Les régimes com­mu­nistes donnent sans doute l’exemple le plus abou­ti de cette poli­tique de trans­for­ma­tion du lan­gage « pour créer peu à peu des choses nou­velles ». Comme le note Domi­nique Colas, dans son ouvrage sur Le léni­nisme. Phi­lo­so­phie et socio­lo­gie poli­tiques du léni­nisme, « le lan­gage est orga­ni­sa­teur du monde humain : il est la struc­ture qui ordonne toutes les autres struc­tures, la condi­tion de pos­si­bi­li­té de tous les échanges humains » ((. Domi­nique Colas, Le léni­nisme. Phi­lo­so­phie et socio­lo­gie poli­tiques du léni­nisme, PUF, 1982.)) . C’est pour­quoi les léni­nistes se méfient autant du lan­gage qu’ils sont fas­ci­nés par lui. Pour Lénine, le lan­gage a une excep­tion­nelle puis­sance de fal­si­fi­ca­tion : il recon­naît son pou­voir, mais comme pou­voir de trom­per. La mani­pu­la­tion du lan­gage, comme la mani­pu­la­tion de l’image et de l’information, devient un moyen de pro­pa­gande. Les cadres du Par­ti com­mu­niste sovié­tique s’efforcent alors de créer une nou­velle langue, la langue sovié­tique, dans laquelle les mots n’ont de sens que celui vou­lu par l’Etat. C’est ce qu’ont très bien per­çu les auteurs de dys­to­pies, d’Evguéni Zamia­tine (Nous autres) à George Orwell (1984). Le mot, désor­mais, masque la réa­li­té, la déforme, crée une illu­sion. Le Guide, le chef du par­ti, est le maître abso­lu du lexique. C’est à lui que revient le pou­voir de cen­su­rer cer­tains mots, à lui que revient le pri­vi­lège de nom­mer et de défi­nir l’ennemi. La langue sovié­tique, dès lors, s’articule autour de slo­gans et de mots d’ordre qui cherchent à exploi­ter toutes les poten­tia­li­tés de la langue, sens concep­tuel et force affec­tive, sono­ri­té et musi­ca­li­té ((. Voir Michel Hel­ler, La machine et les rouages. La for­ma­tion de l’homme poli­tique, Cal­mann-Lévy, 1985.)) . La « logo­cra­tie » cherche à rendre impos­sible tout autre mode de pen­sée ; les mots incor­rects sont pure­ment et sim­ple­ment rayés du dic­tion­naire, tan­dis qu’on accole sys­té­ma­ti­que­ment des adjec­tifs aux concepts ambi­gus, afin de leur don­ner la force du slo­gan (« huma­nisme réel »). Cette nov­langue unit diri­geants et diri­gés autour de concepts com­muns et uni­voques : trans­for­mer le mode de pen­sée des masses néces­site de trou­ver les mots qu’il faut.
Le cas de l’Albanie, moins célèbre, n’en est pas moins inté­res­sant et révé­la­teur. Fon­da­teur, en 1941, du par­ti com­mu­niste alba­nais, Enver Hox­ha prend, en 1945, la tête de la Répu­blique popu­laire d’Albanie, qu’il diri­ge­ra jusqu’à sa mort en 1985 et où il mène­ra l’une des poli­tiques les plus répres­sives de l’histoire contem­po­raine de l’Europe. Né en Alba­nie en 1963, Ardian Mara­shi, aujourd’hui tra­duc­teur de poé­sie et maître de confé­rences à l’INALCO (l’Institut natio­nal des langues et civi­li­sa­tions orien­tales), témoigne pour nous de la folie répres­sive de ce régime et de sa poli­tique de trans­for­ma­tion du lan­gage. [Pierre-Marie Lalande ]

Catho­li­ca – L’Albanie pré­sente la par­ti­cu­la­ri­té de connaître une assez forte diver­si­té reli­gieuse, dans une région – les Bal­kans – où iden­ti­té natio­nale et iden­ti­té reli­gieuse vont sou­vent de pair. Pour­riez-vous resi­tuer briè­ve­ment la place du catho­li­cisme et du chris­tia­nisme dans l’histoire et la culture alba­naises ?
Ardian Mara­shi – Dans le cadre de l’histoire reli­gieuse de l’Europe, le ter­ri­toire alba­nais de l’ancien Illy­ri­cum a été par­mi les pre­miers à accep­ter la nou­velle reli­gion chré­tienne qu’apportait l’apôtre Paul « depuis Jéru­sa­lem et les pays voi­sins jusqu’en Illy­rie » (Romains XV, 19), et à être ain­si évan­gé­li­sé. Le par­tage de l’Empire Romain en l’an 395 pla­ça défi­ni­ti­ve­ment l’ancienne Alba­nie dans l’Empire d’Orient. A par­tir du schisme des Eglises chré­tiennes de Rome et de Constan­ti­nople en 1054, les Alba­nais ont adop­té en masse la confes­sion ortho­doxe des voi­sins Grecs (Sud-est de l’Albanie) et Slaves (Nord-est de l’Albanie). Cepen­dant, la par­tie du lit­to­ral adria­tique sous influence de la Séré­nis­sime Répu­blique de Venise a réus­si à pré­ser­ver au fil des siècles la foi catho­lique ori­gi­nelle. La chute de l’Empire Byzan­tin, après la prise de Constan­ti­nople par les Otto­mans en 1453, sui­vie trente ans après par la red­di­tion des der­nières for­te­resses alba­naises deve­nues impre­nables durant la résis­tance de Georges Kas­triot-Skan­der­beg (1405–1468), scel­la pour une durée de quatre siècles le « des­tin otto­man » de l’Albanie. La ven­geance des Sul­tans, com­plé­tée par une poli­tique insi­dieuse consis­tant à « divi­ser pour mieux régner », s’est révé­lée payante : la moi­tié de la popu­la­tion s’est conver­tie à l’islam entre les XVIe et XIXe siècles. Pour­tant, le foyer catho­lique pré­ser­vé dans le Nord du pays, grâce sur­tout au sou­tien du pape d’origine alba­naise Gian­fran­ces­co Alba­ni (Clé­ment XI), ain­si qu’à la poli­tique autri­chienne de pro­tec­to­rat du culte, est deve­nu le centre de la renais­sance spi­ri­tuelle et cultu­relle du pays. La pre­mière phrase écrite en langue alba­naise (1462) est la for­mule du bap­tême ; le pre­mier livre de la lit­té­ra­ture alba­naise (1555) est un mis­sel. Jusqu’au XVIIIe siècle, ce sont les seuls prêtres catho­liques qui ont nour­ri la flamme de la résis­tance reli­gieuse et cultu­relle dans la popu­la­tion. Cette lignée de prêtres écri­vains per­du­ra jusqu’après la Seconde Guerre mon­diale, en s’enracinant dans la culture alba­naise.

Pour quelles rai­sons le régime com­mu­niste a‑t-il déci­dé de répri­mer voire de per­sé­cu­ter l’Eglise catho­lique ? Com­ment cette poli­tique répres­sive s’est-elle mise en place ?
Le mot « répres­sion » est très léger : il s’agit de per­sé­cu­tion, voire de « prê­tri­cide », on ne peut pas nier l’évidence. La géné­ra­tion entière des prêtres qui étaient en ser­vice au moment de l’instauration de la dic­ta­ture a été assas­si­née. Le com­mu­nisme alba­nais a vou­lu deve­nir lui-même une « église », voire l’Eglise, puisqu’il a sup­pri­mé toutes les ins­ti­tu­tions de culte et a per­sé­cu­té le cler­gé sans dif­fé­rence de confes­sion. Le cler­gé catho­lique en par­ti­cu­lier, puisque celui-ci était for­te­ment enra­ci­né dans la culture du pays et repré­sen­tait donc un obs­tacle à l’implantation de la nou­velle culture « pro­lé­ta­rienne ». La logique tota­li­taire du com­mu­nisme veut que le pou­voir poli­tique n’accepte aucune alter­na­tive, rien ne doit lui faire de l’ombre, sur­tout pas une prière adres­sée à Dieu. La prière est un espoir, un récon­fort dans un monde détour­né de Dieu, alors que pour le Par­ti il ne devait y avoir d’espoir ou de récon­fort en dehors de lui-même, ni dans ce monde, ni au-delà. Vous com­pre­nez main­te­nant ce que tota­li­ta­risme veut dire. Le régime com­mu­niste sor­ti de l’après-guerre s’est empres­sé de mettre en place une poli­tique de ter­reur, en inter­di­sant de fait le plu­ra­lisme et en reti­rant de la Consti­tu­tion le droit citoyen à la libre expres­sion. Celle-ci fut rem­pla­cée par le para­graphe 51 de la Consti­tu­tion, sti­pu­lant que toute per­sonne fai­sant de la pro­pa­gande contre le pou­voir en place serait pas­sible de dix ans de pri­son. En effet, une fois en pri­son, cette pre­mière condam­na­tion était renou­ve­lée pour dix ans encore, ou plus, l’arbitraire étant à cette époque le seul abso­lu. Dès lors, le cler­gé deve­nait la cible toute dési­gnée. Les pre­miers à être fusillés furent les hauts digni­taires de l’Eglise catho­lique, parce qu’ils avaient refu­sé d’obéir à l’ordre du Par­ti de fon­der, à l’instar de l’Eglise ortho­doxe, une Eglise catho­lique auto­cé­phale, sépa­rée du Saint-Siège. Par la suite, le cler­gé catho­lique entier a été vic­time d’exécutions au fil des ans. Comme le Par­ti avait décla­ré que le Vati­can était le centre de la réac­tion mon­diale et que, dans l’esprit du mar­xisme, la reli­gion était « l’opium du peuple », le des­tin du cler­gé alba­nais, par­ti­cu­liè­re­ment celui de l’Eglise catho­lique, sem­blait pré­vi­sible : la seule issue est deve­nue celle du bûcher et du mar­tyre.
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