Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­tures : Son­dages, démo­cra­tie et fabri­ca­tion de l’opinion publique

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les son­dages, qu’il s’agisse de son­dages pré­élec­to­raux, d’estimations de vote, de cotes de popu­la­ri­té, d’enquêtes d’opinion ou d’enquêtes de mar­ke­ting, ont peu à peu enva­hi la vie publique. Il n’est pas un jour, ou presque, sans que le débat poli­tique soit nour­ri d’un nou­veau son­dage. Revê­tus de leur carac­tère scien­ti­fique, ceux-ci sont assé­nés comme autant de véri­tés incon­tes­tables. Au jour­na­liste, ils per­met­tront de pro­duire un scoop à moindre frais, en s’épargnant une enquête de ter­rain jugée moins repré­sen­ta­tive de ce que pense l’opinion publique. A l’homme poli­tique, ils per­met­tront de légi­ti­mer telle mesure ou réforme en mon­trant que la même opi­nion publique est de son côté. Rares tou­te­fois sont ceux qui tiennent sur les son­dages un lan­gage uni­voque : le son­dage est d’autant plus repré­sen­ta­tif qu’il est favo­rable et d’autant plus biai­sé qu’il est défa­vo­rable. L’omniprésence des son­dages pose plu­sieurs pro­blèmes de fond. Pre­miè­re­ment, ils tendent à réduire et à sim­pli­fier un débat public déjà étroi­te­ment contrô­lé en ne pré­sen­tant, pour tout argu­ment, que des chiffres et des pour­cen­tages. La pen­sée ne sau­rait se réduire à une telle séche­resse arith­mé­tique. Comme toute appli­ca­tion de la science dans le domaine de la vie, la tech­nique des son­dages n’étudie et ne pré­sente qu’une par­celle de la réa­li­té. Sur­tout, pour scien­ti­fique qu’elle soit, cette tech­nique n’est pas neutre. Elle par­ti­cipe d’une cer­taine forme de rela­ti­visme et, pour­rait-on dire, de démo­cra­tisme. Elle sup­pose qu’il n’y a de véri­té que dans l’approbation d’une majo­ri­té, que toutes les opi­nions se valent, qu’elles sont toutes réduc­tibles à un oui ou un non, un pour ou un contre, un satis­fait ou un pas satis­fait. Elle implique aus­si que tout le monde a une opi­nion sur tout à tout moment et immé­dia­te­ment. Tout son­dage pos­tule que le son­dé s’est déjà posé la ques­tion qu’on lui sou­met : or, cette ques­tion ne l’intéresse peut-être pas direc­te­ment, ou en tout cas pas dans les termes dans les­quels le son­deur pose le pro­blème.
En ce sens, Pierre Bour­dieu n’a pas tort de dire que « l’opinion publique n’existe pas » ((. Pierre Bour­dieu, « L’opinion publique n’existe pas », in Ques­tions de socio­lo­gie, Les Edi­tions de Minuit, pp. 222–235. )) , du moins telle qu’elle est pré­sen­tée dans les enquêtes d’opinion : l’opinion publique est une construc­tion qui ignore les hié­rar­chies, les rap­ports de force, et simule un consen­sus sur la for­mu­la­tion des pro­blèmes.
Sur toutes ces ques­tions, Gérard Dahan, pour qui le rela­ti­visme cultu­rel est « certes une bonne chose », passe assez vite. L’intérêt de son court mais pré­cieux ouvrage, inti­tu­lé La mani­pu­la­tion par les son­dages. Tech­niques, impacts et ins­tru­men­ta­li­sa­tions ((. Gérard Dahan, La mani­pu­la­tion par les son­dages. Tech­niques, impacts et ins­tru­men­ta­li­sa­tions, Paris, L’Harmattan, mai 2014, 190 p., 19 €.)) , réside ailleurs. D’une grande clar­té, tech­nique sans l’être à l’excès, Gérard Dahan, lui-même direc­teur d’un ins­ti­tut de son­dages (PROCOM), se pro­pose de faire « l’inventaire, exemples à l’appui, des dif­fé­rentes tech­niques qui per­mettent d’orienter les ques­tions, d’induire les réponses, de gui­der l’interprétation des résul­tats, de chan­ger ces der­niers sans le lais­ser paraître, de mani­pu­ler les per­sonnes inter­ro­gées, de trans­for­mer les échan­tillons ». Il ne s’agit pas là pour autant d’un « manuel anti-son­dages » comme a pu le faire Alain Gar­ri­gou, qui s’est par ailleurs inquié­té que « les son­dages par inter­net recrutent sur­tout les sots et les fachos » ((. Alain Gar­ri­gou et Richard Brousse, Manuel anti-son­dages. La démo­cra­tie n’est pas à vendre !, La Ville Brûle, Mon­treuil, 2011, et Alain Gar­ri­gou, « Le son­dage de trop », in Le Monde diplo­ma­tique, 29 jan­vier 2013 (http://blog.mondediplo.net/2013–01-29-Le-sondage-de-trop).)) , sous pré­texte qu’un son­dage Ipsos Public Affairs avait conclu à l’attachement des Fran­çais à la notion d’autorité. Dahan pro­cède de manière plus ration­nelle, et c’est tant mieux : il explique com­ment décryp­ter les son­dages et ne plus être dupes, ni de leur scien­ti­fi­ci­té abso­lue, ni de la manière dont ils sont com­men­tés une fois publiés.
D’abord consi­dé­rés comme des « outils de trans­pa­rence » uti­li­sés pour connaître l’avis de cha­cun sur les pro­blèmes de socié­té, les son­dages se sont mus en « outils d’influence », si bien qu’ils semblent tout à la fois un effet de la démo­cra­tie et un dan­ger pour elle. Le dan­ger est d’appauvrir encore le débat, qui devient non pas un échange d’idées mais une course aux pour­cen­tages, un vaste spec­tacle élec­to­ral où l’on observe quo­ti­dien­ne­ment les hommes poli­tiques gagner ou perdre des points. Il est dif­fi­cile cepen­dant de déter­mi­ner avec pré­ci­sion l’effet que peuvent avoir les son­dages sur le com­por­te­ment des élec­teurs. On parle d’effet « band­wa­gon » (effet de mode) pour décrire un effet d’entraînement et de ren­for­ce­ment du can­di­dat annon­cé vic­to­rieux ou bien pla­cé : c’est le prin­cipe du vote utile. On parle d’effet « under­dog » (effet de mobi­li­sa­tion par réac­tion) pour décrire le phé­no­mène inverse, lorsque les élec­teurs indé­cis ou qui son­geaient à s’abstenir se mobi­lisent pour évi­ter la défaite annon­cée par les son­dages. Plus facile à déter­mi­ner en revanche est l’effet de dési­gna­tion qu’ils pro­duisent à coup sûr. Pour un homme poli­tique, être pré­sent dans les enquêtes d’opinion, c’est déjà s’assurer une cer­taine cré­di­bi­li­té. Les son­dages deviennent ain­si un des réfé­rents prin­ci­paux de la dési­gna­tion des can­di­dats. Il est cer­tain par exemple que Fran­çois Hol­lande, qui a décla­ré très tôt sa can­di­da­ture aux pri­maires PS de 2011, a béné­fi­cié de cet effet de dési­gna­tion : pré­sent depuis le début dans les enquêtes d’opinion aux côtés des favo­ris Domi­nique Strauss-Kahn et Mar­tine Aubry, il est deve­nu par là même un can­di­dat cré­dible, sur lequel les inten­tions de vote se sont repor­tées après l’affaire Nafis­sa­tou Dial­lo.
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