Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­tures : A la ren­contre d’Eugenio Cor­ti (1921–2014), écri­vain chré­tien

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La mort de l’écrivain ita­lien, le 4 février 2014, oblige ses lec­teurs, comme un devoir de jus­tice, à témoi­gner leur recon­nais­sance à l’auteur du Che­val rouge, son grand œuvre. C’est en pen­sant à eux et à ceux qui vien­dront que je com­mence cette évo­ca­tion du maes­tro. Le Che­val rouge, au beau titre apo­ca­lyp­tique, tient une place à part dans l’œuvre de Cor­ti. Le roman couvre les années 1940–1970, de l’entrée en guerre dans la Deuxième Guerre mon­diale aux lois sur la famille (divorce, avor­te­ment…), des dates pré­ci­sé­ment choi­sies. Euge­nio Cor­ti a consa­cré une dizaine d’années à l’écriture de cette fresque de plus de mille pages. Le livre paraît en Ita­lie en 1983. Il est tra­duit en fran­çais (1997, L’Age d’Homme) et dans le monde entier. Les jeunes Ita­liens, héros du Che­val rouge, épousent les tra­gé­dies qu’a connues l’auteur, pris dans la Deuxième Guerre mon­diale, les troubles de la guerre civile et le règne ambi­gu du par­ti com­mu­niste et de la démo­cra­tie chré­tienne dans l’après-guerre. Pen­dant des années, explique Cor­ti, la démo­cra­tie chré­tienne a aban­don­né la culture au par­ti com­mu­niste pour évi­ter la révo­lu­tion. Les romans d’Eugenio Cor­ti ne doivent rien aux théo­ries qui ont trop sou­vent détour­né la lit­té­ra­ture du public. Cor­ti se pla­çait dans un sillage lit­té­raire admi­ra­tif d’Homère à Tol­stoï. Et pour l’inspiration, il suf­fit de dire que le souffle de l’écrivain est ouver­te­ment chré­tien. Dans l’Italie de la deuxième moi­tié du XXe siècle, Cor­ti osait affir­mer la réa­li­té d’une his­toire humaine mar­quée par le sacri­fice et la rédemp­tion du Christ incar­né. « L’art authen­tique est le reflet de Dieu dans sa Créa­tion ». Quelles que soient les tra­gé­dies du XXe siècle, Cor­ti sait tou­jours évo­quer la Créa­tion d’un Dieu débor­dant d’amour, les enfants russes pen­dant la guerre, les simples gens, les ani­maux… (Les der­niers sol­dats du roi ; His­toire d’Angelina et autres récits).
Pour Euge­nio Cor­ti, la guerre fut l’occasion de se confron­ter aux tota­li­ta­rismes du XXe siècle. A l’âge de vingt ans, le jeune Cor­ti tenait à faire l’expérience concrète du com­mu­nisme sovié­tique. Le jeune lieu­te­nant deman­da à être envoyé sur le front Est, là où l’Italie fas­ciste com­bat­tait aux côtés de l’Allemagne nazie. Le Che­val rouge témoigne de son rejet défi­ni­tif des deux tota­li­ta­rismes : le com­mu­nisme et le nazisme, comme l’a fait Vas­si­li Gross­mann dans Vie et des­tin. Peu d’Italiens revinrent de l’enfer du front Est. Les condi­tions ter­ribles de sous-équi­pe­ment, du froid, les ter­ribles scènes d’anthropophagie, dont Cor­ti est témoin, le dis­putent à la pitié qu’il res­sent pour les popu­la­tions civiles per­sé­cu­tées par les nazis et les com­mu­nistes. Au len­de­main de la guerre, Cor­ti a d’abord publié le jour­nal sous le titre : La plu­part ne revien­dront pas (1947, tra­duit en 2003). Conscient d’être un sur­vi­vant, Cor­ti avait le devoir de témoi­gner pour gar­der la mémoire de ses cama­rades morts en terre étran­gère et dénon­cer fon­da­men­ta­le­ment le com­mu­nisme que beau­coup d’Italiens idéa­li­saient sans l’avoir connu.
La guerre est aus­si un tour­nant reli­gieux pour le jeune homme, issu d’une famille catho­lique de la Brian­za. Alors que la mort le menace, le 25 décembre 1942, Cor­ti fait le vœu à la Madone de com­battre pour le règne du Christ s’il res­sort vivant du front russe. Aux jour­na­listes intru­sifs qui, dans les der­nières années de sa vie, lui par­laient de la mort, Cor­ti répon­dait avec séré­ni­té qu’il ne vou­lait pas d’une tombe solen­nelle mais une simple sépul­ture dans la terre nue, et une phrase : « Ha com­bat­tu­to per il Regno ». Nul besoin de tra­duire l’épitaphe, Euge­nio Cor­ti a été fidèle à son vœu à la Madone.
Euge­nio Cor­ti avait à témoi­gner, mais en 1983, quand il achève l’écriture du Che­val rouge, il ne trouve pas d’éditeur. Seule la petite mai­son Ares de Milan accepte de publier le roman qui tranche dans le vif de la socié­té sans Dieu, ouverte à toutes les déviances. Le roman n’était pas un réqui­si­toire, mais Cor­ti disait ce qu’il avait vu dans un scru­pu­leux sou­ci de la véri­té. Au fil des années, Le Che­val rouge est deve­nu un phé­no­mène édi­to­rial. Pas seule­ment pour les rai­sons qu’on a dites, mais parce que ceux qui ne lisent habi­tuel­le­ment pas de roman l’ont lu. C’est le constat que j’ai pu faire au long des années où j’ai tra­vaillé avec Vla­di­mir Dimi­tri­je­vic à L’Age d’Homme. Tous ceux qui renâ­claient par manque de temps ou manque de goût pour les romans et la lec­ture, lisaient les mille pages du Che­val rouge, et n’avaient qu’une idée, le faire lire. Igno­ré des médias de masse, le roman conti­nue sa route grâce à leur fer­veur.
Vla­di­mir Dimi­tri­je­vic, le fon­da­teur et direc­teur des édi­tions L’Age d’Homme jusqu’à sa mort acci­den­telle en 2011, disait avec admi­ra­tion et ten­dresse qu’Eugenio Cor­ti était un maître sérieux : sérieux, par les thèmes abor­dés, le tra­vail méti­cu­leux, la haute idée qu’il se fai­sait de la lit­té­ra­ture. « Dimi­tri », puisque c’est ain­si qu’on l’appelait, aimait à racon­ter com­ment il avait ren­con­tré Euge­nio Cor­ti. Tous les jours de sa vie, accom­plis­sant lui aus­si sérieu­se­ment son métier, l’éditeur s’informait, avec sa curio­si­té lan­ci­nante légen­daire. Il avait enten­du par­ler d’un roman qui recueillait un grand enthou­siasme en Ita­lie auprès des jeunes catho­liques. C’était Le Che­val rouge. Il deman­da alors au pro­fes­seur Fran­çois Livi, le futur direc­teur de la col­lec­tion ita­lienne, des ren­sei­gne­ments sur l’auteur et le roman. L’avis du pro­fes­seur ache­va de convaincre Dimi­tri que l’œuvre était excep­tion­nelle et l’auteur unique. L’ampleur du roman ne fai­sait pas peur à l’éditeur. La mai­son d’édition, fon­dée en 1966, est ain­si deve­nue la mai­son de Cor­ti. Et les pro­fes­seurs Fran­çois Livi et Gérard Genot se sont natu­rel­le­ment impo­sés comme les prin­ci­paux tra­duc­teurs et pré­fa­ciers de l’œuvre du maes­tro, dont F. Livi a don­né pour sa part une ana­lyse dans Ita­li­ca. L’Italie lit­té­raire de Dante à Euge­nio Cor­ti.
Deux titres de l’écrivain intriguent par leurs thèmes et le genre adop­té : La terre des Gua­ra­nis et L’île Para­dis. Décou­pés en scènes, comme un scé­na­rio de film, les deux romans retracent des évé­ne­ments his­to­riques : la des­truc­tion des mis­sions jésuites en Amé­rique du Sud en 1767 et la révolte des marins anglais de la Boun­ty en 1789. Tout le monde connaît le film Mis­sion et les nom­breuses adap­tions de la muti­ne­rie de Flet­cher Chris­tian contre le capi­taine Bligh. Cor­ti n’entendait pas ren­ché­rir dans le pit­to­resque. Dans La terre des Gua­ra­nis, il s’est inté­res­sé au sort des Indiens après la des­truc­tion de leurs vil­lages (« reduc­ciones ») et, dans L’île Para­dis, il a décrit la vie des muti­nés dans les îles Pit­cairn. Chaque fois, en tour­nant réso­lu­ment le dos aux ver­sions plus ou moins mar­xi­santes du ciné­ma. Qu’étaient deve­nus les Indiens accul­tu­rés, retour­nés à la forêt ? Com­ment avaient vécu les par­ti­sans d’une socié­té libre dans les îles du Paci­fique ? L’approche pou­vait sem­bler déca­lée, en fait, c’étaient les films qui étaient anec­do­tiques et décro­chés de l’essentiel. Pour Cor­ti, la seule ques­tion était : com­ment évo­lue une socié­té sans Dieu ? Quel que soit le livre, la ren­contre d’Eugenio Cor­ti expose à entendre une parole authen­ti­que­ment chré­tienne ((. Aux ama­teurs de Cor­ti, on peut conseiller, en plus des titres déjà cités, Caton l’Ancien, magni­fi­que­ment tra­duit par Gérard Genot, et les entre­tiens que Cor­ti avait don­nés à Pao­la Sca­glione dans Parole d’un roman­cier chré­tien. )) . Je ne sais plus qui a dit de Cor­ti qu’il était « can­di­de­ment chré­tien ». Il l’était, natu­rel­le­ment.
Entre tous les pays où sont tra­duits ses livres, la France tient une place à part par la fer­veur et le nombre de ses lec­teurs. Notre pays va fêter le roman­cier ita­lien ((. Deux col­loques consa­crés à Euge­nio Cor­ti auront lieu en 2015, l’un à Milan et l’autre à Paris.)) . Et nom­breux sont les lec­teurs qui ont écrit à Cor­ti pour lui dire leur recon­nais­sance. Cor­ti aimait la France et sa poé­sie, Vil­lon entre tous, son frère en dévo­tion à la Madone.

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