Revue de réflexion politique et religieuse.

Liber­té éco­no­mique, ordre poli­tique

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

cadre diri­geant dans le sec­teur finan­cier, mais sur­tout auteur d’une dizaine d’ouvrages de phi­lo­so­phie sociale, éco­no­mique et poli­tique, Pierre de Lau­zun défi­nit lui-même les orien­ta­tions qui l’animent : « L’ensemble des livres que j’ai publiés et à venir s’ordonne selon un plan d’ensemble ancré sur la notion de véri­té, com­prise comme uni­ver­selle. Car une véri­té ou une valeur qui n’a pas de por­tée uni­ver­selle, même si ce n’est que sous un angle par­tiel, ne mérite pas son nom et peut-être pas même celui de pen­sée. Paral­lè­le­ment, cette véri­té (ou ces valeurs) sont pré­sentes et donc à cher­cher dans les mul­tiples mani­fes­ta­tions de la pen­sée ou de l’action humaine. Toutes contiennent un élé­ment de véri­té ou de sens. En même temps qu’on les y cherche, on doit donc recher­cher com­ment les inté­grer dans une pers­pec­tive uni­ver­selle qui leur don­ne­ra seule leur véri­té et leur sens. C’est ce pro­jet au sens propre catho­lique (le mot veut dire : uni­ver­sel, avec une conno­ta­tion englo­bante) qui m’anime. » ((. http://www.pierredelauzun.com/.))  La paru­tion récente d’un nou­veau livre, Finance : un regard chré­tien ((. Finance : un regard chré­tien. De la banque médié­vale à la mon­dia­li­sa­tion finan­cière, Embra­sure, 2013, 275 p., 22 €.)) , nous a don­né l’idée de le ques­tion­ner, sur­tout sur ce que recouvre ce « regard ».

Catho­li­ca – Si l’on vous deman­dait : quelle est l’idée prin­ci­pale de vos livres sur l’économie, que répon­driez-vous ?
Pierre de Lau­zun – Je dirais que la légis­la­tion et la régle­men­ta­tion sont essen­tielles à la mora­li­sa­tion de l’économie, mais pas suf­fi­santes. L’Eglise a tou­jours rap­pe­lé que l’action col­lec­tive, les domaines éco­no­miques ou les mar­chés quels qu’ils soient ne trouvent pas en eux-mêmes un équi­libre spon­ta­né qui sup­po­se­rait que l’homme fût à la fois omni­scient et bon. Mais en même temps, tout l’enseignement chré­tien est basé sur l’idée que la per­sonne est res­pon­sable mora­le­ment. L’orientation et l’action des per­sonnes vers le bien ne peuvent pas être orga­ni­sées prin­ci­pa­le­ment par en haut par des lois et des règle­ments. Cela parait de bon sens, mais le fait est que la plu­part des gens qui veulent orien­ter la vie éco­no­mique dans le sens du bien tendent presque irré­sis­ti­ble­ment à ne viser que la régle­men­ta­tion et la légis­la­tion. Dans le cas de la der­nière crise, dont nous ne sommes pas encore sor­tis, on voit bien qu’il y a les deux élé­ments : il y avait des com­por­te­ments mal orien­tés et irres­pon­sables, et c’est un fac­teur majeur de la crise ; mais en même temps, avec un mini­mum de règles et une régu­la­tion plus intel­li­gente, on aurait pu évi­ter une grande par­tie du déra­page. Les lois ou règle­ments peuvent notam­ment aider à la mora­li­sa­tion en essayant d’organiser la res­pon­sa­bi­li­sa­tion. Pre­nons un exemple : si vous gérez un hedge fund et que vous avez un inté­res­se­ment très éle­vé sur votre ges­tion, vous pou­vez faire gagner de l’argent pen­dant plu­sieurs années et dès lors vous-même faire for­tune. Or par la suite les inves­tis­seurs peuvent perdre leur argent, ou la socié­té souf­frir des agis­se­ments du hedge fund. Mais vous vous avez fait for­tune. Dans ce cas, il est évident qu’il fau­drait des règles qui per­mettent d’une manière ou d’une autre de rat­tra­per le gérant en ques­tion pour le rendre res­pon­sable de ses actes. Autre­fois, dans les firmes de Wall Street, vous étiez res­pon­sables sur la tota­li­té de vos biens. Je ne dis pas que c’était un exemple de mora­li­té raf­fi­née, mais c’était une règle élé­men­taire. Par ailleurs c’était une règle cou­tu­mière et non une loi. Car quand on dit règle, ce n’est pas for­cé­ment une loi ou un règle­ment, ce peut être une règle pro­fes­sion­nelle, ou même tout sim­ple­ment la cou­tume, l’exigence du mar­ché. Mais il faut qu’il y ait des règles qui favo­risent le bon com­por­te­ment per­son­nel et indi­vi­duel. L’une des règles de base aujourd’hui aban­don­née, c’est l’honnêteté dans les affaires, qui allège consi­dé­ra­ble­ment le poids des régle­men­ta­tions, en par­ti­cu­lier le res­pect de la parole don­née admise par tous. En fait sans hon­nê­te­té de base de la plu­part des gens la socié­té et donc l’économie ne pour­raient pas fonc­tion­ner.

Les théo­ries éco­no­miques et phi­lo­so­phiques ont-elles plus d’influence que les lois ?
Il faut bien com­prendre que l’économie n’est pas un domaine à part ni un domaine exclu­si­ve­ment tech­nique. La tech­no­lo­gie peut certes être ana­ly­sée de manière décon­nec­tée de la mora­li­té et des buts mais la mora­li­té doit inter­ve­nir dans son uti­li­sa­tion. L’économie n’est pas un domaine décon­nec­té : intrin­sè­que­ment, étant le fruit d’actes de la per­sonne, elle est indis­so­ciable de la mora­li­té. La mora­li­té, c’est l’orientation vers le bien ; c’est une manière nor­ma­tive de voir notre action dans le monde. Or en fonc­tion des idées, valeurs et pra­tiques domi­nantes dans une socié­té ou dans une autre, le com­por­te­ment et les prio­ri­tés des acteurs éco­no­miques seront dif­fé­rents et donc les résul­tats. C’est ce qui explique par exemple qu’il y a des dif­fi­cul­tés dans cer­tains pays en déve­lop­pe­ment lorsque le FMI impose des modèles inadap­tés aux réa­li­tés locales. A sup­po­ser même que ces règles soient bonnes, elles peuvent ne pas avoir de résul­tats parce que les hommes ne réagissent pas du tout comme on l’avait pré­vu : ils réagissent en fonc­tion d’une culture qui n’est pas la même. Par exemple vous cher­chez à libé­rer l’activité éco­no­mique et vous pou­vez favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment d’une éco­no­mie mafieuse.

Pou­vez-vous pré­ci­ser de manière concrète ce que signi­fie la sub­si­dia­ri­té par rap­port à l’intervention de l’Etat ?
La sub­si­dia­ri­té sup­pose que les per­sonnes ou les com­mu­nau­tés dites de rang infé­rieur (en ce sens qu’elles sont plus petites) sont celles qui doivent agir d’abord. Et le niveau au-des­sus des autres, l’Etat, ne doit inter­ve­nir que quand il y a un vrai besoin d’aider ou d’encadrer. Il peut certes y avoir des cas où il est légi­time que l’autorité inter­vienne, même de façon radi­cale, à l’égard d’un droit essen­tiel comme celui de pro­prié­té, par exemple dans le cas des lati­fun­dios sud-amé­ri­cains, ne serait-ce que pour don­ner aux gens les moyens de leur auto­no­mie. Le prin­cipe est accep­table en tant que tel mais dans la pra­tique, ce peut être plus com­pli­qué parce que si ceux à qui vous avez don­né des terres ne sont pas capables de les exploi­ter, ce ne sera pas mieux : c’est la rai­son pour laquelle la sub­si­dia­ri­té sup­pose aus­si une édu­ca­tion. Mais ce cas est extrême et dans la grande majo­ri­té des cas, une telle inter­ven­tion publique intru­sive abou­tit en fait à dépos­sé­der les per­sonnes, car ce ne sont plus eux qui décident et sont auto­nomes, mais c’est l’Etat qui le fait à leur place, c’est donc la néga­tion de la sub­si­dia­ri­té. L’idée de géné­ra­li­sa­tion de la pro­prié­té est d’ailleurs sou­te­nue dans les textes des ency­cliques de la doc­trine sociale, car la pro­prié­té est un moyen pour la per­sonne de s’exprimer éco­no­mi­que­ment, parce qu’elle lui donne les objets maté­riels qui sont un sup­port à son déve­lop­pe­ment. Il est donc bon que la pro­prié­té se géné­ra­lise. Mais l’objectif est alors de géné­ra­li­ser la pro­prié­té et non pas de lui sub­sti­tuer une pro­prié­té d’Etat ou sous sa tutelle. La notion de sub­si­dia­ri­té va bien enten­du plus loin et implique la prise en charge d’affaires com­munes à dif­fé­rents niveaux de com­mu­nau­tés. Un exemple évident est celui des col­lec­ti­vi­tés locales. Mais cela peut viser les pro­fes­sions, qui devraient jouer un rôle sen­si­ble­ment plus impor­tant dans la régu­la­tion ain­si que dans la soli­da­ri­té de ses membres, natu­rel­le­ment sous le contrôle de l’autorité supé­rieure, mais celle-ci ne doit inter­ve­nir qu’en cas de défaillance du niveau qui est plus proche des per­sonnes et des réa­li­tés. Ceci dit une telle auto­no­mi­sa­tion sup­pose une culture et des pra­tiques adap­tées ; ce qui sou­ligne le rôle de l’éducation qui doit à la fois aider à mettre chaque per­sonne sur une piste d’envol et lui don­ner le sens de son auto­no­mie au sens chré­tien. Rap­pe­lons que celle-ci ne veut pas dire bri­co­ler comme on veut sa propre morale mais cher­cher le bien à son niveau avec la res­pon­sa­bi­li­té cor­res­pon­dante.
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