Revue de réflexion politique et religieuse.

De la théo­lo­gie de la libé­ra­tion à la théo­lo­gie du peuple

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Depuis l’élection du pape Fran­çois, la théo­lo­gie du peuple et la théo­lo­gie de la libé­ra­tion ont toutes deux fait l’objet d’un regain d’intérêt. Pour beau­coup, l’élection d’un pape lati­noa­mé­ri­cain allait évi­dem­ment refaire sur­gir ces ques­tions, d’autant plus que ce pape appar­tient à l’ordre des jésuites, qui s’est fait remar­quer dans les années soixante et soixante-dix pour avoir four­ni à la théo­lo­gie de la libé­ra­tion quelques-uns de ses plus émi­nents repré­sen­tants, et aus­si de ses plus radi­caux. Il n’est donc pas éton­nant qu’immédiatement après l’élection pon­ti­fi­cale plu­sieurs médias aient publié des articles visant à bien dis­tin­guer ces deux théo­lo­gies, et même à affir­mer leur radi­cale dif­fé­rence. Celui de Samuel Greg ((. La tra­duc­tion de l’article ori­gi­nal Pope Fran­cis and Libe­ra­tion Theo­lo­gy publié par la Natio­nal Review le 28 mai 2013 a été réa­li­sée par Mario Šilar de l’Instituto Acton Argen­ti­na pour l’Acton Ins­ti­tute.))  compte en ce sens par­mi les plus brillants. Il y explique que la carac­té­ris­tique prin­ci­pale de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion est le recours à l’analyse mar­xiste, la pro­mo­tion de la lutte des classes, la lutte armée et la confu­sion entre libé­ra­tion chré­tienne et mes­sia­nisme poli­tique. La théo­lo­gie du peuple, elle, porte déli­bé­ré­ment son choix sur les pauvres, sur une mise en valeur posi­tive des formes de pié­té popu­laire, et n’est abso­lu­ment pas concer­née par les mises en garde effec­tuées par le magis­tère à l’encontre de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. En Argen­tine, les prin­ci­paux auteurs de ces théo­ries sont pro­ba­ble­ment le jésuite Juan Car­los Scan­none ((. Né à Bue­nos Aires en 1931, il est entré chez les Jésuites en 1949. Licen­cié en phi­lo­so­phie à la Facul­té de Phi­lo­so­phie San Miguel (Argen­tine) en 1956, licen­cié en théo­lo­gie à l’Université d’Innsbruck en 1963, il obtient son doc­to­rat de phi­lo­so­phie à l’Université de Munich en 1967. Sa réflexion phi­lo­so­phique s’inspire de Paul Ricœur, de Rodol­fo Kusch et d’Emmanuel Levi­nas.))  et Lucio Gera ((. Né dans la région de Véné­tie en Ita­lie, il fut ordon­né prêtre en 1947 à Bue­nos Aires. Il obtint sa licence en théo­lo­gie à l’Angelicum de Rome en 1953, puis en 1956 un doc­to­rat à l’Université de Bonn en Alle­magne. L’année sui­vante, il se joint à Car­me­lo Gia­quin­ta, Ricar­do Fer­ra­ra, Rodol­fo Nolas­co et Jorge Mejía (qui ensei­gnait déjà à l’université), pour rem­pla­cer les jésuites affec­tés à l’enseignement et à la direc­tion du sémi­naire de Bue­nos Aires. )) .
Plu­sieurs inter­pré­ta­tions ont été faites de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. L’une d’entre elles la consi­dère sous l’angle d’une praxis pas­to­rale (card. Piro­nio) qui per­çoit l’unité du peuple à tra­vers une réflexion éthi­co-anthro­po­lo­gique pre­nant en compte les sciences sociales, sans réflé­chir aux aspects poli­tiques. Un autre cou­rant la voit à tra­vers le prisme d’une praxis révo­lu­tion­naire (Ass­mann) consis­tant en une ana­lyse socio-his­to­rique de la réa­li­té à par­tir du mar­xisme, pour en arri­ver à une théo­lo­gie sécu­la­ri­sée. Un troi­sième est for­mé par la praxis his­to­rique (Gutiér­rez, Sobri­no), fidèle à la tra­di­tion libé­ra­tion­niste, qui uti­li­se­ra la socio­lo­gie de l’analyse mar­xiste avec l’objectif d’une trans­for­ma­tion radi­cale de la socié­té lati­no-amé­ri­caine, où le sujet est le peuple pauvre comme classe incar­née. Un der­nier, enfin, celui de la théo­lo­gie du peuple (Gera, Tel­lo), qui vise l’inculturation de la théo­lo­gie comme praxis, et situe socia­le­ment la fron­tière de la jus­tice entre peuple et anti-peuple ((. J.-C. Scan­none, « La teo­logía de la libe­ra­ción. Carác­teres, cor­rientes, eta­pas », Stro­ma­ta [Bue­nos Aires], n. 38 (1982), pp. 3–40. )) .
Ces dis­tinc­tions ont-elles vrai­ment lieu d’être ? Pour en com­prendre l’arrière-plan, il faut connaître le déve­lop­pe­ment de cette théo­lo­gie en Argen­tine les soixante der­nières années.
La for­ma­tion théo­lo­gique du cler­gé argen­tin a tou­jours reflé­té, avec quelque retard, les débats et les modes euro­péennes, pour la simple rai­son que les doc­teurs en théo­lo­gie argen­tins étaient for­més dans les uni­ver­si­tés euro­péennes. Dans les années cin­quante, quand la « nou­velle théo­lo­gie » est deve­nue à la mode en Europe, son influence a com­men­cé à s’étendre aus­si en Argen­tine. Scan­none et Gera fai­saient alors leurs études, éton­nam­ment d’ailleurs en Alle­magne, à une époque où le tho­misme ne jouis­sait pas d’un pres­tige par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant dans les uni­ver­si­tés, contrai­re­ment à l’idée qui consis­tait à repen­ser la théo­lo­gie à par­tir de la phi­lo­so­phie moderne par le biais de pen­seurs comme Blon­del, Paul Ricœur et plus par­ti­cu­liè­re­ment Hei­deg­ger, lui-même reçu par l’intermédiaire de Rah­ner et qui avait gagné de nom­breux adeptes par­mi les jeunes doc­teurs en théo­lo­gie. Cette influence de l’existentialisme est facile à per­ce­voir chez Scan­none et Gera.
En Argen­tine, on retrouve bien sûr quelques anté­cé­dents au concile, mais ils res­tent rares. Le fait le plus signi­fi­ca­tif est peut-être en 1960 le départ des pro­fes­seurs jésuites du sémi­naire de Bue­nos Aires au pro­fit d’un cler­gé sécu­lier. C’est l’époque où Lucio Gera com­mence à ensei­gner, ce qui lui per­met­tra d’ailleurs de par­ti­ci­per au concile en tant qu’expert. A la dif­fé­rence de l’Allemagne, de la France, d’autres pays euro­péens et même du Bré­sil, au moment du concile la plu­part des évêques argen­tins avaient reçu une for­ma­tion tra­di­tion­nelle ; sauf pour quelques-uns, la dérive de la nou­velle théo­lo­gie dans les uni­ver­si­tés où ils envoyaient se for­mer les futurs pro­fes­seurs de sémi­naires leur était incon­nue. Le concile les a sur­pris. Il suf­fit de par­cou­rir notam­ment les inter­ven­tions du car­di­nal Cag­gia­no, de NN.SS Cas­tel­la­no, Bute­ler, Tor­to­lo (la plu­part firent par­tie du Coe­tus Inter­na­tio­na­lis Patrum) pour consta­ter une orien­ta­tion tra­di­tion­nelle majo­ri­taire. Au len­de­main du concile, devant l’attitude de l’épiscopat face aux réformes conci­liaires, un mou­ve­ment com­mence à se for­mer par­mi le cler­gé plus jeune, qui a com­pris que pour appli­quer ces réformes, il fal­lait assu­mer les posi­tions les plus radi­cales du pro­gres­sisme (sou­li­gnons en pas­sant qu’à ces posi­tions s’ajoute un fort enga­ge­ment socio-poli­tique rat­ta­ché aux cou­rants de gauche).
A la suite de la deuxième réunion de la Confé­rence épis­co­pale lati­noa­mé­ri­caine à Medellín (Colom­bie), cette branche du cler­gé entre en contact avec ses homo­nymes des autres pays du conti­nent pour en conclure qu’il est temps d’agir, en oppo­si­tion ouverte à la majo­ri­té des évêques. C’est la nais­sance du tris­te­ment célèbre Mou­ve­ment des prêtres pour le Tiers-monde, dont l’action se répand rapi­de­ment dans dif­fé­rents milieux, notam­ment par la publi­ca­tion de lettres col­lec­tives contre les évêques d’orientation plus tra­di­tion­nelle tels NN.SS Cas­tel­la­no à Cór­do­ba, Bete­ler à Men­do­za, Visentín à Cor­rientes et Bolat­ti à Rosa­rio ((. Dans le cas de ce dio­cèse, citons ici le cas d’un prêtre de Caña­da de Gómez, qui s’est oppo­sé par la force à un chan­ge­ment de nomi­na­tion. L’évêque ayant dû faire appel à la police pour l’expulser, trente prêtres, en réac­tion, renoncent à leur charge. Mgr Bolat­ti obtint leur départ de son dio­cèse (ils furent incar­di­nés ailleurs), mais pas l’appui de Rome pour les sanc­tions qu’il deman­dait à titre d’exemple. Il fut même contraint de rem­pla­cer cer­tains pro­fes­seurs de son sémi­naire par d’autres pro­fes­seurs dont l’orientation était moins tra­di­tion­nelle.)) . L’analyse mar­xiste est employée pour inter­pré­ter la réa­li­té socio-poli­tique et la plu­part des membres ne dis­si­mulent pas leur enga­ge­ment auprès des orga­ni­sa­tions de la gué­rilla alors en acti­vi­té en Argen­tine.
La revue Cris­tia­nis­mo y Revo­lu­ción (dont le pre­mier numé­ro est paru en sep­tembre 1966 et le der­nier en sep­tembre 1971 ; il y en eut vingt-deux au total) consti­tue l’une des plus pré­cieuses sources d’informations pour décou­vrir la pen­sée et les agis­se­ments de ce cler­gé. Elle se veut un trait d’union entre un groupe de réflexion dénom­mé dans un pre­mier temps « Teil­hard de Char­din » puis « Cami­lo Torres » et le groupe armé « Coman­do Cami­lo Torres » (qui par la suite fut inté­gré à l’organisation Mon­to­ne­ros). L’éditorial du pre­mier numé­ro lan­çait, en guise de pré­sen­ta­tion : « Cami­lo Torres, pas­sé sous silence et lais­sé de côté par ses propres frères chré­tiens, nous montre le cha­risme évan­gé­lique de la lutte pour la libé­ra­tion de ce qui nous appar­tient » ((. Cris­tia­nis­mo y Revo­lu­ción, n. 1. La col­lec­tion presque com­plète est consul­table en ligne sur plu­sieurs sites. L’édition digi­tale se trouve à l’adresse sui­vante : http://www.cedinci.org/ edicionesdigitales/cristianismo.htm. S’adressant à toute l’Amérique latine, la revue ras­semble des contri­bu­tions pro­ve­nant d’autres pays du conti­nent. Les pre­miers numé­ros com­portent aus­si plu­sieurs articles de Régis Debray. )) . Au fil des pages, des articles de plu­sieurs fon­da­teurs du MSTM (Rubén Dri, Miguel Ramon­det­ti, figure de proue du mou­ve­ment, Cer­rut­ti et Muji­ca) ain­si que des « com­mu­ni­qués » du MSTM, aux­quels s’ajoutent les « faits de guerre » des mou­ve­ments de la gué­rilla tels Mon­to­ne­ros, les FAP (Forces Armées Péro­nistes), les FAL (Forces Armées de Libé­ra­tion). L’un des objec­tifs était pré­ci­sé­ment de jus­ti­fier la guerre révo­lu­tion­naire subie en Argen­tine et dans les autres pays d’Amérique latine. Dans le numé­ro 25 paraît un article de Lucio Gera et de Guiller­mo Rodrí­guez, Notes pour une inter­pré­ta­tion de l’Eglise en Argen­tine ((. Apuntes para una inter­pre­ta­ción de la Igle­sia argen­ti­na. Guiller­mo Rodrí­guez Mel­ga­re­jo est l’évêque du dio­cèse de San Martín depuis 2003. Il exer­ça aus­si la fonc­tion de secré­taire géné­ral de la Confé­rence des évêques d’Argentine et de Pré­sident de la Com­mis­sion pour la Foi et la Culture.))  ; fait étrange, cepen­dant, le numé­ro en ques­tion est le seul à ne pas être consul­table dans l’édition digi­tale de la revue ((. Cf. : http://eltopoblindado.com/revista-cristianismo-y-revolucion/)) . Il per­met­trait peut-être d’avoir accès à quelque élé­ment n’allant pas dans le sens de l’image que l’on cherche à don­ner aujourd’hui de Gera. Loin d’être un repré­sen­tant de la théo­lo­gie du peuple, celui-ci devrait en effet bien plu­tôt être comp­té par­mi les défen­seurs avi­sés de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion.
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