Revue de réflexion politique et religieuse.

Peter Dale Scott : La machine de guerre amé­ri­caine. La poli­tique pro­fonde, la CIA, la drogue, l’Afghanistan

Article publié le 29 Mai 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Peter Dale Scott, Amé­ri­cain de ten­dance libé­rale et paci­fiste, four­nit une abon­dante docu­men­ta­tion, matière à réflexion. Au centre de ses récits, quelques liens fac­tuels entre com­plexe mili­ta­ro-indus­triel et crime orga­ni­sé. Sa thèse géné­rale est que la poli­tique amé­ri­caine est domi­née par des inté­rêts conver­gents plus ou moins occultes, la « poli­tique pro­fonde », oeuvre, plu­tôt que d’une classe, d’un ensemble plus ou moins inor­ga­nique fait d’alliances de cir­cons­tances, un supra-monde. Cet ensemble déter­mi­ne­rait lar­ge­ment – mais heu­reu­se­ment pas exclu­si­ve­ment, la poli­tique étran­gère de la super­puis­sance depuis la fin de la seconde guerre mon­diale. Pré­ci­sons que l’auteur se pose en patriote amé­ri­cain, ce qui peut expli­quer quelques lacunes ou sim­plismes, ain­si lorsqu’il dis­serte de « [l’]Amérique latine, où une classe euro­péenne bour­geoise détrui­sit les civi­li­sa­tions natives et ins­ti­tua l’esclavage de ces peuples » (p. 99), ou encore ce satis­fe­cit : « Un grand bra­vo est dû au peuple amé­ri­cain en géné­ral pour son huma­ni­té et sa résis­tance au chau­vi­nisme » (p. 367).
Les consi­dé­ra­tions rela­tives au supra-monde semblent plus fiables.
A en croire Scott, la CIA aurait com­men­cé de deve­nir un uni­vers radi­ca­le­ment opaque, en cer­taines de ses com­po­santes, au moins à la fin des années qua­rante. Le déve­lop­pe­ment d’opérations « hors registre » – enten­dons comp­ta­ble­ment non tra­cées – aurait été l’occasion pour l’agence de déve­lop­per des connexions fortes avec le réseau nar­co­tique mon­dial. Les des­crip­tions qu’il livre des liens de la CIA et d’autres offi­cines gou­ver­ne­men­tales amé­ri­caines avec le Kuo­min­tang, cer­tains ser­vices thaï­lan­dais ou encore la poli­tique lao­tienne catas­tro­phique impo­sée par les bel­li­cistes, sont peu connues, mais ses acteurs et leurs rôles sont sou­vent très bien iden­ti­fiés. Jamais l’auteur n’accuse les ser­vices gou­ver­ne­men­taux amé­ri­cains ni ses agents de s’être enri­chis avec l’argent de la drogue, ce qui du reste serait qua­si­ment improu­vable. Ce qui est cer­tain en revanche est que jusqu’en 1975, la poli­tique amé­ri­caine a objec­ti­ve­ment favo­ri­sé la pro­duc­tion de l’opium en Asie du Sud-Est et sa dif­fu­sion dans la région comme en Occi­dent. C’est le fruit d’alliances directes avec les mafias, cen­sées être des alliées effi­caces dans la lutte contre le com­mu­nisme. Ce qui est pos­sible enfin est que les opé­ra­tions « hors registres » aient été finan­cées par l’argent de la drogue, mais Scott reste pru­dent sur ce sujet.
Pour lui, la guerre d’Afghanistan est une répé­ti­tion en Asie cen­trale des errances anté­rieures dans le Sud-Est asia­tique. Alliance active ou pas­sive selon les cir­cons­tances avec les réseaux nar­co­tiques, inté­rêts conver­gents de cette filière cri­mi­nelle avec les indus­tries du pétrole et de l’armement contri­buent à pro­duire le cock­tail guer­rier de la poli­tique étran­gère amé­ri­caine. Cette triade malé­fique engendre, à tra­vers ses suc­cès, deux phé­no­mènes effrayants. Une dépen­dance éco­no­mique d’abord : d’après un rap­port du Sénat amé­ri­cain, la moi­tié au moins de l’argent mon­dial de la drogue (de 500 à 1 000 mil­liards de dol­lars annuels) serait blan­chi par le sys­tème ban­caire des Etats-Unis. Cette acti­vi­té lui per­met­trait aujourd’hui d’éviter l’implosion. Phé­no­mène de dépen­dance poli­tique éga­le­ment : les menaces sup­po­sées sur la sécu­ri­té jus­ti­fient depuis bien­tôt douze ans le main­tien de l’état de guerre aux Etats-Unis, et celui d’un plan d’obscurcissement total de l’action des pou­voirs publics dans la ges­tion des ques­tions (exten­sives) liées à la lutte contre le ter­ro­risme, plan connu sous le nom de Conti­nui­ty of Govern­ment, éla­bo­ré par Che­nay et Rum­sfeld dans les mois qui sui­virent le 11 sep­tembre 2001.
La pro­fes­sion de foi patrio­tique de Scott résonne d’une manière assez étrange : très cri­tique sur les cade­nas­sages ins­ti­tu­tion­nels que connaît son pays, il ne semble pas capable de s’interroger sur les fon­de­ments phi­lo­so­phiques du régime amé­ri­cain, dont il est dif­fi­cile de croire qu’ils ne conduisent pas intrin­sè­que­ment aux phé­no­mènes de « struc­ture pro­fonde » qu’il déplore. Scott semble igno­rer qu’aucun Etat au monde n’a jamais été plus long­temps et plus sou­vent en état de guerre que les Etats-Unis depuis deux siècles. Et ce n’est pas sur sa super­struc­ture, fût-elle « pro­fonde » que cela amène à s’interroger, mais bien sur le com­po­sant le plus intime du régime : sa fina­li­té.

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